18 mai 2015


 Manderley for ever  de Tatiana de Rosnay 17/20


Autour de mes 13 ans je dus lire pour l'école un roman qui allait me marquer pour longtemps : L'auberge de la Jamaïque, l'auteur dont j'ignorais l'existence se nommait Daphné du Maurier. Jolie nom au demeurant. Allez savoir pourquoi, il est toujours resté gravé dans un coin ma tête, comme une borne intemporelle, un phare lointain, un repère hasardeux. Puis les années ont défilé plus vite que je n'aurais voulu. L'année dernière, en feuillant le magazine Lire, je tombe sur un court article qui parlait d'elle, et de la réédition de ses premières nouvelles. Cela réveilla ce vieux souvenir d'enfance et j'eus enfin l'envie d'en savoir plus sur cette écrivaine. Ainsi je lus Le bouc émissaire et le plus que célèbre Rebecca, deux romans ensorcelant à l'ambiance double et trouble, qui reflète significativement son univers. Depuis... une romancière française très connue vient de lui consacrer une remarquable biographie, que j'avoue avoir dévorée avec avidité.

De son côté, c'est à l'âge de dix ou onze ans que Tatiana de Rosnay lut Rebecca. Passionnée par l'écriture et la maîtrise de l' ambiance lugubre du roman, elle fut irrémédiablement attirée par cette romancière britannique à la plume sombre : Daphné du Maurier (1907-1989). Au point qu'aujourd'hui, afin de nous faire goûter aux secrets de son oeuvre torturée et versicolore, Tatiana signe une biographie intense et profonde de cette grande écrivaine qui se désolait de voir les critiques littéraires de l'époque la réduire à une simple auteure de livres "romantiques". 

Malgré son mariage avec Frederick Browning, et ses trois enfants, elle est très loin d'avoir la vie tranquille d'une mère de famille. Derrière les sujets noirs, anxiogènes et poignants de ses romans et nouvelles, se cache le reflet de ses tourments, de ses frustrations, de ses mélancolies, de ses attirances, et de ses amours secrètes où devrais-je dire "vénitiennes", comme dans son langage codé ?

Tatiana de Rosnay fait admirablement le parallèle inamovible entre ce que vit intimement Daphné du Maurier et ses écrits. Absolument tout ce qu'elle note prend sa source dans sa vie réelle ou dans le passé de ses aïeux. Décortiquer les affres de la création de son écrivaine préférée, voilà la réussite de ce livre.

Faut-il en conclure pour autant que sa passion pour l'écrit (elle tenait un journal intime depuis l'âge de douze ans et sa correspondance fut très abondante) lui servit d'exutoire, de catharsis ? Sans aller jusque là, on peut légitimement se poser la question. 

D'autant qu'elle a beaucoup sacrifié pour sa passion ; en particulier l'éducation de ses deux filles (il en va autrement pour son fils) et son mariage, puisque Daphné préférait largement vivre et écrire dans ses Cornouailles adorées, plutôt que de suivre son mari dans un Londres qu'elle avouera n'avoir jamais vraiment aimé. Elle déclarait d'ailleurs : "Londres, cette foutue ville à mourir d’ennui !"

D'ailleurs, la plupart des écrivains viscérales ne se servent-ils pas de la plume, comme d'une thérapie pour désamorcer une crise, une angoisse, un malaise ? En tout cas, Daphné du Maurier ne conçoit sa vie d'écrivain qu'ainsi. Afin de comprendre profondément une oeuvre (qui peut paraître abstraite aux premiers abords), qu'elle soit picturale, littéraire ou musicale, il est parfois nécessaire de se pencher sur la vie "chaotique" de leur créateur. Armé de cette grille de lecture, on saisit mieux leur affliction et l'origine des propos parfois "déroutants" de leur travail artistique. Où alors, on prend le risque de se sentir exclu de leur univers.

Quoi qu'il en soit, les gènes artistiques sont indéniablement présents dans la famille de Daphné du Maurier, et depuis longtemps, puisque son grand-père George du Maurier fut écrivain et illustrateur ; son père Gérald fut un célèbre acteur londonien ; sa mère Muriel Beaumont fut actrice ; sa soeur Angela fut romancière sans succès (difficile de vivre dans l'ombre de la réussite de sa soeur Daphné) ; et son autre soeur cadette, Jeanne, fut peintre. La liste a légitimement de quoi impressionner !

Dans sa jeunesse, le 13 septembre 1926, soucieuse de dénicher une vaste maison de bord de mer pour passer les périodes de vacances, Daphné du Maurier accepte d'accompagner sa mère et ses soeurs en Cornouailles. Elle ne se doute pas que ce voyage marquera à jamais sa vie.

En effet, s'il y a un lieu géographique qui magnétisa son inspiration, sans aucun doute, ce fut les Cornouailles. Sa mer versatile, ses rochers acérés, ses plages typiques, ses bateaux polychromes et sa nature indomptée, infléchiront son écriture de manière indélébile. D'ailleurs, son roman le plus vendu au monde Rebecca n’existerait pas sans la magie sauvage de cette région, qu'elle parcourue de long en large lors de grandes ballades pédestres. Sans oublier ses bains de mer, que Daphné pratiqua tout au long de sa vie. Comment aurait-elle pu résister décemment à l'odeur salée de la brise, au cri impromptu des mouettes, aux caresses des plumes du soleil sur sa peau, à l'omniprésence de l'iode dans l'air, non fatalement, elle le reconnaît ouvertement, elle fut plus amoureuse de ce lieu que de son mari ; préférant ainsi le laisser partir seul pour l'étranger ou Londres (au gré de ses affectations militaires), plutôt que d'abandonner son univers de bord de mer, dont la pierre angulaire, l'élément fondamentale, l'attachement fusionnel fut sa propriété de Menabilly, manoir qui sera immortaliser à tout jamais dans l'incontournable Rebecca , sous le nom de Manderley.

Néanmoins, vivant sa vie à cent à l'heure, bouleversée par les absences cruelles de son mari officier de l'armée britannique lors du second conflit mondial, tracassée par de fausses accusations de plagiat, culpabilisée par une vie consacrée essentiellement à ses écritures, déçue face aux critiques négatives de ses romans, désappointée devant les adaptations cinématographiques ; son corps vieillira en accéléré, au point que des photos d'elle, autour de la cinquantaine, la font paraître quinze ans plus âgée.

Durant les vingt dernières années de sa vie, Daphné du Maurier connaîtra une période de sécheresse totale d'inspiration, plombée en plus par la disparition de ses nombreux ami(e)s. Son moral en souffrira, avant que la maladie d’Alzheimer ne vienne lui faire oublier ses tourments.

Cette biographie très fouillée respecte une chronologie impeccable, l'écriture de Tatiana de Rosnay est exaltée, d'une fluidité agréable, qui à mes yeux entre en résonance avec celle de Daphné du Maurier, tant elles sont troublantes de similarité. Et puis d'ailleurs, puisque j'en parle, outre le fait qu'elles soient toutes deux des romancières et biographes reconnues, de nationalité jonglant entre l'anglaise et la française, signant chacune d'immenses succès, parfois portés sur grand écran, qu'elles portent un nom articulé autour d'une particule, outre tout cela donc ; physiquement elles se ressemblent, j'en veux pour preuve, la photo de Tatiana de Rosnay en quatrième page de couverture et celle de Daphné du Maurier prise avec son chien Bingo à Fowey (Cornouailles) en 1930, inclue dans le livre, pour éprouver un sentiment déconcertant et déroutant de ressemblance. Inouï !

Daphné du Maurier marquera son temps d'une aura indélébile, et ce n'est pas pour rien qu'Alfred Hitchcock utilisera deux de ses romans L'auberge de la Jamaïque et Rebecca plus une nouvelle Les oiseaux pour commettre trois films. Malheureusement, l'auteur n'y retrouvera pas toute la noirceur de ses oeuvres, et en sera fortement déçue. 

Bref c'est un livre attractif qui donne l'envie irrépressible de se plonger dans ce que Daphné du Maurier a écrit de meilleur.


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