31 mai 2015


" Un bonheur parfait " de James Salter      14/20



Ah... qui n'est pas à la recherche du bonheur parfait ? Comme un Saint Graal ultime, donc inaccessible. James Salter nous-en apporte un exemple supplémentaire, avec cette histoire de mariage qui agonise sous les coups de boutoir du temps, celui qui salit tout, inexorablement.

Le récit débute à l'automne 1958, Nedra et Viri forment un couple envié de tous. Ils vivent au bord de l'Hudson, pas très loin de New-York. Nedra est belle, grande, intelligente, à l'allure remarquée, à  l'assurance parfaite, elle semble tout maîtriser de sa vie. Viri est élégant, brillant architecte il rêve de s'élever au propre comme au figuré, en construisant une oeuvre digne de ce nom. Ils ont deux filles magnifiques : Franca 7 ans et Danny 5 ans. Leur situation financière est plutôt aisée, ils ont pléthores d'ami(e)s. Bref, ils ont tout pour être heureux, pourtant... 

Pourtant leur satisfaction n'est qu'un trompe-l'oeil. Nedra et Viri seront happés par une sournoise force destructrice, comme une façade qui se lézarde tout doucement.

D'ailleurs, les questionnements perpétuels des oeuvres de James Salter sonnent comme des sujets de philo :

La perfection est-elle vraiment de ce monde ?

Le mariage sonne-t-il comme les prémices d'un long délitement ?
Est-il raisonnable de croire au bonheur ?
Les désillusions de la vie conjugale sont-elles inévitables ?
Pourquoi les tentations nous empêchent toujours d'être heureux ?
L'homme est-il fait pour le bonheur ?
Ou l'homme est-il doué pour le bonheur ?

Elle, la resplendissante Nedra, se voyant atteindre la quarantaine, et par un sentiment d'égoïsme, rêve de déployer ses ailes et de voguer vers une liberté totale, vers d'autres expériences plus valorisantes, avant qu'il ne soit trop tard.

Lui, le sympathique Viri, se laisse bouffer par sa vie professionnelle, pourtant sa carrière stagne ; d'autant qu'il manque cruellement de reconnaissance, de celle qui redonne le sourire, qui vous fait sentir utile, et donc exister vraiment. Mais même s'il est doué, il manque d'audace, d'engagement, de témérité. Sa femme le lui reproche et en est amèrement déçue. Ce sera l'amorce d'une âpre déception, glissant doucement vers un choix irrévocable. Viri ne se battra pas, il ne le sait pas, il ne le peut pas. Nedra tranchante, décidera pour eux. Mais la liberté retrouvée est-elle synonyme de bonheur ?

Ce qui est terrible, c'est qu'ils s'entendent bien, il n'y a pas de conflit dans le couple. Non, c'est juste qu'ils sont insatisfaits de la vie qu'ils ont construite, souvent monotone, encombrée de frustrations, mais essentiellement loin des visions, des idéaux de leur jeunesse. Au point que la lecture de ce roman n'est pas sans m'évoquer le film de Sam Mendès, Les noces rebelles, qui abordait admirablement bien les mêmes thèmes de renoncements.

Certes, ni l'un ni l'autre ne sont totalement fidèles, mais avec leurs filles chéries, ils forment un cercle solide, où l'on ne peut que s'épanouir. Néanmoins, les griffes du temps, l'usure des êtres et l'appel du large, sauront faire vaciller les fondations de la famille.

Dans ce méticuleux décorticage du quotidien, faut-il y voir le reflet d'une société ou chacun avance masqué ? Où les faux-semblants sont légions ?

Par ailleurs, aborder ce roman n'est pas facile, il faut avouer que la narration ressemble à s'y méprendre à un patchwork ou un puzzle. Une myriades de petites touches délicates et quelque peu disparates se succèdent, heureusement dans l'ordre chronologique, mais en faisant d'incessants bonds dans le temps. Son auscultation de la cellule familiale ressemble à l'avancée d'un tableau dont le peintre est un fervent adepte du pointillisme. J'avoue m'y être souvent perdu, m'obligeant à un retour d'une page ou deux pour recoller les wagons. D'autant que James Salter met en satellite autour de son couple fétiche un grand nombre d'ami(e)s, que l'on quitte brusquement pour en retrouver d'autres, plusieurs années plus tard. Cette gêne de lecture sera mon seul bémol. Néanmoins, le roman prend toute son ampleur dans le final, au parfum délicat et subtil de l'Italie.

Malgré mes petites réticences, ou à cause d'elles ; ce roman possède un magnétisme particulier, qui fait qu'une fois sa lecture achevée, quelque chose d’insaisissable m'a murmuré au creux de l'oreille, qu'un jour ou l'autre, je reviendrai y boire à sa source, comme pour m'y désaltérer derechef, car l'oeuvre est remplie de recoins, dont une première lecture ne peut honnêtement venir à bout.

James Salter est un écrivain qui a peu écrit, de ce fait chacune de ses oeuvres est si fouillée, qu'elles peuvent apparaître sibyllines. Mais avec le recul nécessaire, la lumière se fait, et alors...

En matière de ponctuation, la préférence de James Salter va nettement au si peu usité point-virgule ; qu'il manipule avec une aisance de vieux routard de la littérature, il nous en sert au minimum un par page. Je vous mets au défi de trouver un roman plus truffé de ce signe de ponctuation que celui-ci !

Bref, une oeuvre sophistiquée et broussailleuse, qui rejaillit tel un miroir sur nos propres vies, puisqu'au fond, ne sommes-nous tous point des individualités ? Illusionnés de temps à autre par des émancipations d'ordre solitaire, qui embrouille la vue de nos destinées familiales et solidaires. 

Un livre qui laisse une trace indélébile !

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