" Retour à Salem " d'Hélène Grimaud 15/20
Entre deux séances de répétition, et afin de purger son corps de toute la tension physique accumulée, Hélène Grimaud, pianiste émérite, sort déambuler dans le quartier du port d'Hambourg. C'est dans une pénombre pluvieuse, venteuse et glaciale qu'elle échoue devant un magasin d'antiquaire, elle entre s'y abriter... et y fait la découverte d'un manuscrit... qui la chamboulera.
Signé par un certain Karl Würth, qui n'est autre que le pseudonyme de Brahms, et compléter par des eaux-vives de Marx Klinger, ce vieux recueil la trouble par sa singularité, par sa puissance et sa noirceur, d'autant qu'elle travaille précisément sur le deuxième concerto de Brahms en ce moment. Déconcertant jeu de miroir.
Depuis ses débuts pianistiques Hélène Grimaud est en communion absolue avec Brahms, leurs points communs ne cessent de s'additionner ; leur sensibilité d'artiste, leur besoin de s'isoler, leur amour immodéré pour la nature : celle des grands espaces boisés nordiques, remplis de légendes mythiques, où l'homme moderne est encore absent, et où s'exhalent leurs âmes buissonnières. Elle déclare d'ailleurs : Brahms m'est plus intime que n'importe quel autre compositeur et il est celui sans qui je ne pourrais vivre.
Elle vivra cette découverte inouïe comme un signe, une possibilité, une porte entrouverte pour mieux saisir l'essence de la création du compositeur allemand. Cependant, vite découlent des questions : Pourquoi Brahms avait-il écrit ces feuillets ? Avait-il vécu ce récit lors de ces innombrables ballades en forêt ? Ou était-il juste sorti de son inspiration, pour suivre la mode de l'époque, riche en histoires fantasmagoriques ?
Cependant après maintes recherches, surgit le fait véridique que pendant l'été 1876, à l'âge de 43 ans, Brahms se rendit à Sassnitz sur l'île de Rügen (île de la Baltique située à l'extrême nord de l'Allemagne). Source d'inspiration, il s'y s'abandonna, s'enrichissant de ces forêts ténébreuses du grand Nord aux hêtres gigantesques ; contrées cernées de marais et de landes, que la tradition et les légendes disaient être la Porte de l'Enfer, gardée par des dragons échappés de la géhenne. Tout un programme ! C'est d'ailleurs dans la solitude sauvage de cette île qu'il s’attellera à la composition de sa première symphonie, alors de là à penser qu'il y élabora aussi cet inespéré conte fantastique...
Hélène Grimaud nous emporte dans une succession, qui dis-je, un tourbillon de recherches, qui, telle une pelote que l'on déroule, sera le prétexte, toujours justifié, pour nous parler de cette période historique (Salem oblige) où l'on brûlait à tour de bras des sorcières, sous des allégations les plus fallacieuses ; d'évoquer la chasse aux dragons dont la dernière eut lieu en Suède en 1880 (naturellement les chasseurs rentrèrent bredouilles) ; de revenir sur les terribles origines de la grippe aviaire ; de mentionner la déesse Hertha, divinité protectrice de la terre ; d'aborder l'un des peuples (disparu maintenant) le plus pacifique et humaniste au monde : les Arawaks ; de mentionner une fois de plus (comme dans ses deux livres précédents) les puissants liens d'amitiés réciproques qu'unissaient Brahms à Robert Shumann et à Clara Shumann ; d'en profiter une fois de plus pour nous dire tout le bien qu'elle pense des loups ; et enfin de dénoncer ce qui la pétrifie le plus au monde : les désastres écologiques inhérents aux mercantiles activités humaines. Difficile de ne pas être en accord avec ses dires, même s'ils se fracassent sur le mur d'un consumérisme effréné et d'un hermétisme basique et égocentrique.
Hélène Grimaud nous offre-t-elle ici un récit autobiographique ? Ou une narration volontairement fantastique ? Les deux mon capitaine ! Mais peu importe puisque son faux-fuyant n'est là que pour parler de ses priorités, qui devraient être celles de tout être humain, préoccupé avant tout à proposer à tous les enfants du monde, simplement, un lendemain viable.
Ce livre atypique baigne dans un romantisme allemand fougueux, parfois très douloureux, mais toujours à la recherche d'un absolu unificateur et d'une harmonie véritable des forces profondes de la nature, celles qui ne mentent pas, celles dont l'homme bâillonne ses velléités à force de vivre dans un monde toujours plus artificiel. Ce cordon ombilical coupé, s'avère être une gageure lourde de conséquences. D'ailleurs nous en payons le prix depuis quelques décennies. C'est pourquoi ce récit fait d'alternances entre réflexions personnelles et conte initiatique nous invite sereinement à tendre l'oreille, mais surtout le coeur à l'écoute de Mère Nature. De celle qui pourrait se passer de l'homme. N'oublions pas que le contraire est impossible.
Il est vrai qu'Hélène Grimaud est connue comme le loup blanc dans le monde des mélomanes, mais outre ses qualités pianistiques, je dois reconnaître qu'elle est aussi une plume... sensible, précise et évocatrice. Que d'admirables talents pour une seule personne !
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