26 oct. 2015


" Réparer les vivants "  de Maylis de Kerangal  18/20



Simon Limbres, jeune surfeur de 19 ans, voit sa vie brisée par un terrible accident de la route : coma profond, puis mort cérébrale. Ses organes restant intacts, débute alors l'aventure extraordinaire des transplantations.

D'emblée c'est l'écriture qui saisit, magnifiée par la puissance du sujet, celle d'un vivant qui meurt et d'autres mourants qui vivront grâce à lui, même si paradoxalement, jamais ils ne sauront à qui ils devront ce don salvateur.

Puis, par souci de disséquer tout ce qu'une transplantation met en oeuvre, l’auteur donne une vraie vie à cette poignée d'hommes et de femmes démiurges, souvent laissés dans l'ombre, ignorés devant la performance médicale, mais qui font peut-être le plus beau métier du monde, celui de réparer les vivants.

Maylis de Kerangal construit sa chorégraphie minutieusement, avec délicatesse, en prenant soin de poser ses personnages : leur existence, leur sentiment, leur espérance, tous existent pour qu'au final, reste l'impression d'un ballet humain inouï et remarquable qui perdure sur nos pupilles mentales.

Roman atypique de tensions psychologiques, d'incompréhensions du destin, d'accélérations vitales et de répits méditatifs.

Il n'y a aucun doute, nous voici en face d'une belle littérature, mise au service d'un drame contemporain, pour atteindre un monumental acte de générosité. La construction des phrases a dû demander beaucoup de travail de la part de Maylis de Kerangal , car à aucun moment on ne ressent le moindre relâchement, le souffle d'une faiblesse ou un début de capitulation, tous ses petits soldats de mots sont au garde à vous, fiers de servir une noble cause, un bel ouvrage. Une telle gourmandise de mots dénote dans le paysage actuel des livres.

Cependant, devant le franchissement de cette montagne littéraire, j'avoue m'y être pris en plusieurs fois pour vaincre certains passages en surplomb. Le fond à l'instar de la forme donnent le vertige et forcent l'admiration. Ses phrases s'identifient à une chirurgie au scalpel. 

Par ce livre, Maylis de Kerangal rend hommage et magnifie, le personnel médical. Après elle, écrire sur la transplantation d'organes s’avérerait être une gageure et une folie.

Bref, c'est un voyage déchirant, comme la traversée d'une zone de turbulence. Douloureusement empathique, et possédant une magnifique charge symbolique. Naturellement, un livre qui interroge chacun d'entre nous sur le don ultime, celui qui couronne une vie, tel un relais que l'on passerait, une fois écoulé le temps qui nous est imparti. Un livre d’Amour.


15 oct. 2015




" La confidente des morts "  de Ariana Franklin  18/20




En 1171, dans la petite ville du sud-est de l'Angleterre : Cambridge, le corps d'un enfant est découvert flottant sur la rivière la Cam. Il a été massacré de façon atroce. Aussitôt les habitants du quartier juif de Cambridge sont désignés responsables, comme les boucs émissaires éternels de tout problème humain. Afin de protéger leurs vies en évitant un lynchage en règle, ils sont obligés de se réfugier dans le château seigneurial.

Henri II Plantagenêt, roi d'Angleterre, de Normandie et d'Aquitaine par l'intermédiaire de sa femme Aliénor, s'agace de cette sanglante et innommable affaire, le lourd tribu que payait la communauté juive de Cambridge ne rentre plus dans les caisses de l'état. Cela ne peut durer plus longtemps ; le véritable assassin doit incessamment être retrouvé. Un enquêteur de renom, Simon de Naples, est dépêché depuis le continent et débarque à Cambridge accompagné d'un Maure et d'une jeune femme médecin, Adelia Aguilar, une érudite issue de l'école de médecine de Salerne, et spécialisée dans l'étude des cadavres. 

J'ai eu un intense et profond coup de coeur pour ce polar médiéval d'une haute qualité, d'abord pour son fond historique très documenté, pour les sujets brûlants abordés, pour cette ambiance moyenâgeuse admirablement reconstituée, pour ces personnages atypiques, et enfin pour cette écriture franche et vindicative. Et puis il y tant de romans sensés se dérouler dans le passé, et qui au final pêchent par un manque criant de crédibilité historique, alors que là, franchement, on s'y croirait !

Certes, la recherche de l'assassin est la pierre angulaire de tout polar, mais le talent augmenté d'Ariana Franklin, est ce regard sans complaisance qu'elle jette sur cette époque si obscurantiste et si superstitieuse. Pas tant que cela finalement, puisque 900 ans plus tard, la désignation injustifiée de la juiverie en cas de crise est malheureusement toujours de rigueur, comme une tare indélébile qui colle à la peau de notre humanité.

Et que dire de la condition des femmes en 1171 ? Toujours qualifiées par l'Eglise de pécheresses congénitales, au point qu'elles se voient toujours reléguées à l'arrière plan, juste bonnes à enfanter et à bosser sans fin, mais toujours dans l'ombre et jusqu'à une mort souvent prématurée. Et l'Eglise encore elle, cette indétrônable autorité qui fit même plier l'échine d'Henri II notamment dans l'affaire Thomas Becket, l'archevêque de Cantorbéry, cette Eglise donc qui conseillait aux femmes de revêtir l'habit pénitentiel en expiation de l'ignominie d'Eve, dont le péché est naturellement la cause originelle de la décadence de l'humanité. Bah voyons ! Comme un écho poisseux et sordide venu d'un lointain passé, qui résonne malheureusement toujours si fort dans notre actualité ! Alors pensez à Adelia, cette jeune femme médecin venue du sud de l'Italie pour étudier et disséquer les macchabées : quelle inqualifiable hérésie aux yeux des religieux ! Son savoir faire, elle devra le garder secret si elle veut éviter les accusations de sorcellerie qui l'enverraient prestement au bûcher. Méfiez-vous braves gens, le monde est plein de sorcières ! Ah décidément, quelle époque !

Dans cette société figée du XII ème siècle, et par l'intermédiaire de son héroïne, Ariana Franklin aborde aussi avec discernement la question, impensable pour l'époque, de l'abolition de la peine de mort. Comme une vision d'avenir, une direction incontournable que toute société devra prendre un jour ou l'autre pour mériter pleinement le nom de "civilisation". Malheureusement 900 ans plus tard, beaucoup de chemin reste encore à faire pour voir enfin triompher ce qui devrait être l'une des bases vertueuses d'une humanité qui se dit et se veut "civilisée".

En sus, l'auteure nous fait ressentir avec force et prosélytisme le caractère illusoire des conventions, celles qui empêchent tout progrès, mais qui sous les coups d'un destin aléatoire, d'une sauvagerie occasionnelle, peuvent faire vaciller puis choir si facilement avant de disparaître définitivement. Même les sentiments les plus fort ne sont pas imputrescibles. Il ne faut pas se faire bouffer par une assurance spécieuse. Rien n'est certain, et surtout pas l'avenir !

L'un des points forts du roman historique est son interrogation pertinente sur les actions et les conséquences. Comme par exemple avec la première croisade souhaitée par le pape Urbain II, soi-disant pour libérer les lieux saints de l'occupation mahométane en 1095. Cependant sur place, des marchands aventuriers italiens commerçaient déjà volontiers avec leurs homologues musulmans. L'orient était constitué d'une mosaïque de peuples vivants dans un climat relativement serein, jusqu'à ce que les américains... euh pardon, l'occident sous l'égide de l'Eglise, ne vienne jeter des coups de pieds dans cette fourmilière musulmane, pas si mal agencée que cela. 

Les croisades étaient bien sûr constituées de chevaliers intègres avec la foi chevillée au corps, néanmoins d'autres partirent avec l'idée de s'enrichir, quitte à assassiner ceux qui les gêneront. Cependant ces expéditions hasardeuses manquaient cruellement de volontaires, alors on recruta dans les prisons... parfois parmi la lie de l'humanité. Tous ces repris de justice, ces voleurs sinon pire, virent la rémission de leurs péchés à condition de partir libérer Jérusalem. Ah quelle aubaine ! Naturellement ils commirent d'innombrables exactions. En envahissant ces terres dîtes saintes, ces armées composites ne réussirent qu'à déstabiliser la profitable coopération qui existait depuis des générations entre des populations de religions différentes. Ce chaos eut pour résultat d'unifier les forces du monde musulman contre ces occidentaux, envahisseurs, assassins, pilleurs et destructeurs. Tout cela ne vous rappelle rien, cher lecteur, une puissance venant saccager une région de son arrogance, et laissant le chaos après son passage, ne voulant surtout pas comprendre qu'elle venait d'ouvrir une sorte de boîte de Pandore 

Par choix, imbécile sûrement, je lis peu de polar, mais là je suis tombé sur une vraie petite pépite, qui m'enchante véritablement. Je ne suis pas sûr que le mot "enchanter" soit le plus juste, aux vues des séquences macabres qui courent dans le récit, cependant le charme noir qui inonde ce livre est d'une telle maîtrise, que je suis obligé d'élever son auteure sur le panthéon des grands écrivains de thrillers médiévaux. Bref un joyau à lire toute affaire cessante pour les passionnés d'histoires médiévales... et puis... même pour tous les autres lecteurs avides de romans d'Excellence.


12 oct. 2015


" Les enfants du jacaranda " de Sahar Delijani   12/20


Les enfants du titre sont ceux d'un pays déchiré de l'intérieur, l'Iran, dont la révolution populaire de 1979 chassa son tyran, le Shah. Malheureusement, le peuple iranien se vit confisqué sa soif légitime de liberté par les extrémistes religieux. Dès lors, c'est un régime totalitariste qui se met en place, avec tous les excès que cela comporte.

La moindre formulation critique du régime islamiste pouvait vite vous faire arrêter, interroger, torturer et emprisonner sinon pire. Environ 4 000 à 5 000 jeunes hommes et femmes furent exécutés en juillet et août 1988, période où la guerre Iran-Iraq tirait à sa fin. Ces hommes et femmes qualifiés d'antirévolutionnaires se voyaient contraints de confier leurs enfants à des proches, gardant l'espoir ténu, qu'un jour peut-être, une hypothétique libération les réunirait à nouveau. De même, beaucoup de femmes enceintes accouchèrent en prison, gardèrent un temps très court leur bébé, avant de s'en voir dépossédées, les tortures étaient autant physiques que psychologiques. Une horreur.

Tirer de sa propre vie, c'est l'histoire de ces enfants arrachés à leurs parents que Sahar Delijani nous relate avec beaucoup d'humanité. C'est d'ailleurs avec une grande délicatesse qu'elle nous raconte jusqu'où l'absurde folie des hommes, une fois de plus portée par la religion, peut générer de souffrance sur un peuple qui n'aspire qu'à vivre libre. 

Cependant, malgré sa condamnation de la tyrannie, et son vibrant hommage à ceux qui n'ont pas supporté de vivre sous le joug d'une dictature islamiste, je me suis ennuyé ! Pourtant, c'est tout à fait le genre de livre que j'aurais aimé aimer. Mais après sa lecture, qui me fut parfois laborieuse, ma déception est grande. D'abord parce que de fréquents allers-retours brisent la chronologie de l'histoire : cette absence de véritable ligne directrice m'a fait perdre le fil, je ne savais plus qui était qui d'autant que le récit glisse sur trois générations. Ensuite parce que les forces de la barbarie et de l'obscurantisme ne sont perçues que comme des ombres spectrales, ou par le clip-clap irritant de leurs sandales en plastique sur le sol, ou encore par juste une voix haineuse. En somme peu ou pas d'incarnation réelle, d'ailleurs le nom de l'ayatollah Khomeini n'est jamais écrit, comme aucun des tortionnaires d'ailleurs. Apparemment pour l'auteure, peu importe la représentation concrète du mal absolu, seul compte la lutte universelle de l'obscurantisme. Certes, c'est un point de vue qui se défend, mais personnellement j'ai besoin de savoir de qui on parle concrètement, de mettre des visages sur des ombres, de savoir où l'auteure m'emmène. Enfin, pour les personnes peu au fait de la révolution iranienne, ils doivent nager devant l'abyssale absentéisme de faits historiques narrés, c'est vraiment dommage.

Néanmoins, certains passages dont celui sur de l'enfantement d'Azar en prison, et celui sur l'emprisonnement d'Amir sont d'une troublante justesse. Ensuite, c'est sous la beauté inoubliable de cet arbre nommé : jacaranda que les enfants déboussolés se réunissent, cet arbre est d'un enchantement mémorable pour nos yeux peu habitués à contempler des couleurs aussi originales et lumineuses. Et puis, il y a cette écriture légère et aérienne, parfois magique, qui enivre le lecteur surtout quand elle est imagée.

Bref, c'est un récit historique, magnifique et poignant sur les conséquences familiales de la résistance du peuple iranien face à la noirceur sépulcrale de l'islamisme, mais qui claudique par une manière embrouillée de narration, diluant trop un propos pourtant si puissant.

5 oct. 2015


" Le collier rouge " de Jean-Christophe Rufin   18/20



En 1919, dans une petite ville du Berry écrasée par une chaleur insupportable, un héros de guerre nommé Morlac est retenu prisonnier au fond d'une caserne déserte. Devant la porte, son chien tout cabossé aboie jour et nuit comme un forcené. Non loin de là, dans la campagne, une jeune femme usée par le travail de la terre, trop instruite cependant pour être une simple paysanne, attend et espère. Le juge qui arrive pour démêler cette affaire est un aristocrate dont la guerre a fait vaciller les principes.

Grâce à une anecdote historique racontée par l'un de ses amis photographe, Jean-Christophe Rufin nous brosse une fois de plus un roman bigrement intéressant, pétri d'humanité, mais trop court !

L'année 1919 est celle d'une France exsangue, toujours salement étourdie par le cataclysme mortifère qui vient de lui faire perdre toute une génération d'hommes. C'est l'heure du jugement des derniers soldats s'étant soi-disant mal-conduit, comme c'est le cas de ce Morlac. Mais cette France qui se reconstruit lentement ne veut plus entendre parler de mort, cela suffit, trop de sang a coulé, trop de familles restent mutilées, trop de souffrance injustifiée. Dans cette ambiance lourde, un juge vient tenter de comprendre l'acte transgressif du soldat Morlac ; ce paysan qui lit du Victor Hugo, du Marx et du Kropotkine a de quoi fortement intriguer. 

Tout l'art de l'auteur, mine de rien, c'est de transformer une histoire fallacieusement banale en hymne au pacifisme. D'ailleurs ce roman peut s'identifier comme un pendant magnifique à la fraternisation qui eut lieu à Noël 1914 dans les tranchées autour de la ville d'Ypres entre les soldats franco-anglais et allemands.

D'emblée ce qui ressort de cette brève lecture, c'est l'espérance chimérique, une utopie si jouissive née de la volonté de certains hommes plus téméraires que d'autres : se dresser contre les forces du mal, pas celles que l'on nous dit de détester pour sauver la nation, mais celles qui décident de tout sans jamais en payer le prix du sang : les industriels, les financiers, les décideurs, avides de profiter de situation extrême où le peuple ne compte pas. Cependant cette voix quelque peu anarchique est-elle dénuée de toute exaction ? L'histoire est là pour nous prouver que le système idéal est encore à inventer.

Avec son récit, Jean-Christophe Rufin met un doigt sur le pouvoir des livres, la puissance de la plume, qui peuvent faire chavirer une existence. Ces objets de papier si inoffensifs pour certains, et si dangereux pour d'autres qui n'hésiteront pas, fort de leur autorité, à les interdire sinon à les brûler. L'histoire passée comme présente est là pour le dire.

Roman sur la fraternité, l'amitié également ou plutôt la fidélité, celle des hommes d'abord, labile, précaire et élastique suivant les circonstances, puis celle des animaux, pure et indéfectible, sans perversion.

Néanmoins, je lui en veux d'avoir tout raconté en seulement 160 pages ! Ah, là où tant d'autres s'étalent en longueur plombante, lui se limite à l'essentiel, sans le moindre rallongement superfétatoire, à l'image de  Flaubert dans Un cœur simple. Mais trop frustrant pour ceux qui apprécient l'écrivain !

Bref, Jean-Christophe Rufin nous donne à connaître des hommes que la différence de classe oppose, mais qui sous les coups de boutoirs d'une boucherie mondiale, se métamorphoseront en d'autres hommes, moins dupes d'un monde qui tourne à l'envers.

Où comment en quelques pages pétries d'intelligence, un écrivain au sommet de son art, cisèle un récit simple sur l'absurdité de la guerre.