21 nov. 2015


" Le chardonneret "  de Donna Tartt  13/20



Théo Decker est un jeune ado de 13 ans habitant New-York. Par une suite de hasards successifs il se retrouve à visiter avec sa mère, une exposition de tableaux de grands maîtres hollandais. Sa mère lui raconte sa passion pour cette peinture, et particulièrement pour cette petite toile de Fabritrius : Le chardonneret. Soudain une explosion fulgurante sème la terreur dans le musée. Théo perdra sa mère dans l'attentat. Par un autre concours de circonstances, il se retrouvera en possession de ce même tableau, en dépit de son plein gré, si l'on peut dire. Dès lors, meurtri par une culpabilité immarcescible, il débutera un parcours d'errance, fait de rencontres atypiques, divergentes et trop rarement... idylliques.

Roman sur la douleur de la perte d'un être aimé, sa mère en l’occurrence, toute la question est là, gênante mais douloureusement présente, que faire de cette criarde absence doublée d'une culpabilité indélébile ?  Elle cristallise tous les instants du jeune Théo, salit son présent et griffe sauvagement son avenir. Comment expliquer l'injustice du destin ? Impossible. Et surtout comment vivre les jours d'après, d'autant que son père l'ignore superbement et que ses grands-parents ont d'autres préoccupations. Son parcours d'instabilité s'affiche en parallèle des jeunes héros de Dickens, confrontés comme Théo aux vicissitudes assassines d'un implacable destin.

Roman où le bien et le mal s'entrechoquent à longueur de pages pour déboucher sur une réflexion philosophique déconcertante, qui n'a pas fini de faire parler, mais qui donne vite une envie profonde de lire ou relire L'idiot de Dostoïevski.

Ce livre s'identifie assurément à un long chemin initiatique des plus tortueux. Parfois plaisant quand Théo prend sa vie en main en découvrant le commerce et la restauration d'antiquités grâce à Hobie, ou lors de ces trop rares rencontres avec Pippa, cette jeune femme, dont la carrière de flûtiste sera anéantie par l'attentat, mais qui gardera un certain pouvoir attractif qui subjuguera Théo. Malheureusement le roman prend une tournure plus pénible quand Théo se coiffe d'une oisiveté aliénante, d'un apathisme consternant et d'une alcoolisation débordante. Certes, on peut comprendre sa déstabilisation, cependant lire tant de pages sur les affres de ses excès d'alcool, de médicaments ou de drogues, est-ce utile à la narration ? D'autant que cela peut vite s'avérer rédhibitoire.

Et puis ces 1100 pages sont étouffantes de mots. Et même s'il y a des pages magnifiques, j'ai peiné à en venir à bout, tant l'histoire est diluée au fil des pages au point que la fin n'en est pas une, en effet que deviennent les personnages que l'on a suivis si longtemps ? Mystère ! La densité du texte est telle que les chapitres se suivent sans la moindre partie de pages blanches ! Donna Tartt veut nous empêcher de respirer, de prendre des notes ou bien encore de colorier ! Un comble ! Tout s'enchaîne impitoyablement, comme une descente aux enfers dans les méandres obscures de l'âme du personnage principal, peut-être afin de coller au plus près de ses doutes, de ses ombres mentales et de sa mortification.

A la toute première vision du tableau de Fabritrius (donnant son titre au roman), mon regard est dérangé par cette petite chaîne, incroyablement courte, presque invisible au premier coup d'oeil, fixée à la frêle patte du chardonneret, comme une entrave irréversible, un emprisonnement définitif. A l'instar de Théo, portant dés l'âge de 13 ans, une même entrave, une balafre mentale, une culpabilité incontournable, qui l'entraîneront vers des horizons obscurs, voire interlopes.

Donna Tartt écrit un livre tous les 10 ans, cela s'en ressent dans l'écriture, tant tous les ingrédients du roman sont disséqués, creusés, autopsiés au scalpel. Son volumineux travail est bien là, tout y est, livré avec une générosité quasi altruiste. C'est simple, pas un mot ne manque, pas une virgule. Bref c'est nourrissant à souhait. Ah, vous reprendrez bien une ou deux phrases magnifiques de Yasmina Khadra ? Euh non merci, je n'ai plus faim, d'ailleurs j'ai les dents du fond qui baignent ! Demain peut-être, si ma digestion me le permet, merci quand même !!!

Néanmoins, mis a part quelques bizarreries que je mettrais sur le compte de la traduction, comme cette phrase improbable page 213 : Donc je suppose que je me demande si tu pourrais m'aider à comprendre ce qui a changé, et ce n'est pas la seule, il est vrai que se taper 1100 pages de traduction relève du sacerdoce, néanmoins disais-je, l'écriture dénote un travail chiadé et une grande richesse de vocabulaire, surtout sur une telle durée, un véritable tour de force.

Malheureusement, ce qui aurait pu être l'un des bonheurs de ce livre, c'est-à-dire l'univers de la peinture du XVII ème siècle, s'avère trop timoré, trop succinct. Pourtant dès que Donna Tartt parle de peinture, elle passionne le lecteur par ses remarques opportunes, ses points de vues judicieux, et on était plus à quelques centaines de pages de près ! Mais non, il faudra se contenter de ce léger fil rouge, si pertinent, subtil et subliminal à la fois !

En guise de sourire final, à la vue de la dimension hallucinante du roman de Donna Tartt, je ne résiste pas à l'envie d'avancer quelques digressions, du genre : C'est pas d'la Tartt d'en venir à bout !  où bien encore : Voici une bien grosse part de Tartt à se mettre sous les yeux, que vous ne dévorerez pas en une journée !
Bref un trop long roman s'étirant de manière ductile entre la chute et la résilience du jeune Théo. Fait d'étapes nécessaires : culpabilité, services sociaux, mentor salutaire, drogue, amitié atypique et ambigu (Boris), recherche de soi-même, amour inavouable, et enfin renaissance. Ce roman me laisse perplexe, je ne sais pas trop quoi en penser. Il aurait pu être une vraie intrigue sur fond de toiles de maîtres dérobées, avec une grande part laissée à la peinture, de celle qui vous fait traverser des océans pour la voir en vrai, tant les propos de l'écrivain vous donne les clefs pour la comprendre. Au lieu de cela on se perd avec Théo sous l'influence de substances hallucinogènes si présentes, qu'elles en deviennent presque l’héroïne du roman. Stupéfiant non ?


14 nov. 2015


" La grande nageuse " de Olivier Frébourg  15/20


Ce récit débute avec l'adolescence du narrateur, dont le nom nous restera totalement inconnu, comme-ci cela importait peu, narrant ses vacances entre copains dans baie de Quiberon à taper dans des balles de tennis, à tirer des bords sur un dériveur, où encore à fumer des gauloises bleues sur la pointe du Conguel, face à Belle-Île.

C'est le temps aussi des premiers émois amoureux, d'ailleurs Gaëlle, belle trentenaire longiligne, attire tous leurs regards avec ses cheveux blonds coupés à la garçonne, ses jambes aussi longues et lisses que des mats de goélette, et ses yeux bridés, héritage d'un père breton et d'une mère vietnamienne. 

Dix ans plus tard, toujours à Quiberon, les circonstances réuniront à nouveau le narrateur et Marion, la fille de Gaëlle. Tous deux ont la même passion pour la mer, l'océan. Lui est un militaire de la marine qui ne cesse de s'interroger sur sa vocation réelle, car il se consacre de plus en plus à la peinture, d'abord celle du corps de Marion, puis de cette incontournable mer bretonne. Elle, au profil d’Étrusque, termine sa licence de lettres classiques, mais passe tout son temps libre... à nager, nager, nager, quand elle ne pratique pas l'apnée. Prenant un plaisir particulier à avaler les kilomètres sans retenue. Marion ne se sent bien sur terre que dans la mer. Telle une sirène, elle ne conçoit sa vie que dans l'eau, celle d'où l'on vient, celle qui élimine toute gravité, celle qui autorise la vie, celle qui enveloppe, telle une mère nourricière.

Outre le soleil, les rochers, les tempêtes, les silences, l'amour de la mer les réunira, mais, tel le cycle immuable des marées, après s'être épandues, la période de retrait est inévitable.

D'autant que le narrateur pose peu à la maison, écartelé entre ses voyages maritimes et son attirance frénétique du pinceau. Quant à Marion, ouverte aux pulsions de la mer, de la nature et du soleil, semble fermée à tout sentimentalisme. Et puis son regard sombre paraît avouer du bout des cils une obscure blessure de l'âme, bien cachée dans les replis de sa mémoire.

Beau roman sur l'eau, la salée, la douce, la tempétueuse, la rassérénée, celle de surface miroitante, où celle intrigante des profondeurs. Pas de doute, ces pages sentent l'iode et la liberté, comme une communion méditative avec la nature liquide.

Roman aussi sur les passions individuelles qui isolent, d'où la non-communication qui en résulte : prix irréversible à payer pour garder un jardin secret. L'amour fusionnel doit-il l'être en tout ? Ou des espaces de respiration sont-ils le secret d'une longévité commune ?

Volonté du narrateur, le personnage de Marion nous inonde de sa beauté indolente, minérale, langoureuse et méditative, d'autant qu'Olivier Frébourg transforme sa nage en sensualité omniprésente. Dans l'eau, Marion dégagée de toute contingence dialogue avec celle-ci, en fait partie intégrante, son âme devient amphibie, son corps entre en communion avec l'eau, tout devient mécanique des fluides.

L'écriture se veut comme une vague, un courant, une houle, d'une fluidité élégante et rare. Elle va à l'essentiel, au vital, au coeur. Pas de place incongrue pour un superfétatoire qui alourdirait l'embarcation littéraire et l'entraînerait vite au fond. Non pas de louvoiement, juste du pur, du vrai, du direct, du liquide !

Peut-être peut-on regretter un final un peu trop rapide, qui précipite nos personnages dans un dernier round tronqué. Néanmoins, le marin et la nageuse s'aiment presque sans mot, alors tout bavardage serait intempestif.

Bizarrement, la lecture achevée, il me reste comme un goût de sel sur les lèvres !

Grand admirateur de Flaubert, Olivier Frébourg magnifie avec grâce ses portraits de femmes. Alors, je vous le demande sincèrement, comment ne pas tomber amoureux de sa grande nageuse ? 


4 nov. 2015


" Dans le jardin de la bête "  de Erik Larson   19/20



En juin 1933, le président Franklin D. Roosevelt sollicita fortement William E.Dodd pour qu'il accepte d'être le nouvel ambassadeur américain à Berlin. Après une longue réflexion, même s'il n'est pas diplomate de métier, Dodd accepta.

Cet homme qui va passer quatre ans et demi à Berlin, était le directeur du département universitaire de Chicago. Dans sa jeunesse, Dodd étudia plusieurs années en Allemagne, c'est un véritable coup de coeur qu'il eut pour ce pays. Et puis, il parle toujours admirablement la langue de Goethe, alors cette madeleine de Proust qu'on lui agite sous le nez ne peut que le séduire, trop d'excellents souvenirs y sont rattachés. Seulement, le pays a bien changé... comme le judicieux titre l'indique.

Le jeudi 13 juillet 1933, Dodd débarque en Allemagne, accompagné de sa femme Martha, de son fils Bill 28 ans, et de sa fille qui s'appelle également Martha, âgée de 24 ans, qui succombera vite aux charmes du nazisme, et en particulier à ceux de Rudolf Diels, chef de la Gestapo (un homme qui finira par se racheter une conscience), avant de tomber dans les bras de Boris, un espion de l'ambassade soviétique. D'ailleurs, la vie de Martha est tellement agitée, quelle mériterait une biographie à part.

Au fil des semaines, puis des mois, devant la vraie nature du nouveau régime allemand, les yeux de la famille Dodd se dessilleront. Dodd comprendra vite les pressions illicites que la communauté juive subie, le rôle des SA (chemises brunes) qui font régner la terreur dans les rues de Berlin (tout passant ne les saluant pas était copieusement tabassé), et le véritable but d’Hitler, prônant un fallacieux désir de paix, uniquement en vue de gagner du temps, afin de permettre à l'Allemagne un réarmement total. Demander la paix pour préparer la guerre ! Avec Hitler, tout est spécieux. Dodd acquit vite une aversion abyssale pour cette immonde personnage et ses subalternes, ainsi qu'un profond chagrin pour l'Allemagne perdue de sa jeunesse. 

Dodd tentera à de nombreuses reprises d'expliquer la situation critique de l'Allemagne en alertant le département d'état américain. Malheureusement en vain. Celui-ci ne sera obnubilé que par le remboursement de la dette allemande, en se gardant bien de fâcher son débiteur. Officiellement, tout devait être fait pour conserver de bonnes relations avec le gouvernement fasciste allemand. Donc le gouvernement américain connaissait déjà en 1933 l'oppression que subissaient les juifs allemands, sans s'en alarmer, de-là à extrapoler sur leur connaissance de l'existence des camps de la mort... il n'y a qu'un pas.

Ce livre est principalement une respectueuse reconstruction historique quasi chirurgicale, à partir des lettres, des journaux intimes, des livres de mémoires, des hommes et des femmes ayant des responsabilités officielles pendant cette période trouble. L'ensemble, loin de ressembler à un documentaire didactique se veut d'une clarté et d'une puissance évocatrice remarquable.

On plonge de pleins pieds dans cette Allemagne violente et xénophobe des années charnières 1933 et 1934. Celles qui virent Hitler obtenir le pouvoir total, d'une part avec son ascension au statut de chancelier (même si Hindenburg avait la possibilité de le destituer), et d’autre part par l’exécution le 30 juin 1934 de tous ceux qui risquaient d'assombrir son avenir politique, exécution sommaire qui fut appelée plus tard : " La nuit des longs couteaux ". Dès lors il mérita le titre de tyran absolu.

Grâce à l'auteur, on souffre de voir Berlin, la ville bouillonnante de toute création artistique, plier l'échine petit à petit sous les vibrantes ondes négatives du fascisme. Tel la main du diable empoisonnant un pays sous une idéologie ignominieuse s’insérant dans toutes les strates de la société Berlinoise.

La force de Erik Larson est aussi de nous narrer avec intelligence les fortes tensions qui règnent entre les différents dignitaires nazis, tant leur égo est disproportionné, et leur avidité au pouvoir constamment inassouvie. Une journaliste allemande Bella Fromm aura ce commentaire qui dit tout : Il n'y a pas un responsable du Parti national-socialiste qui n'égorgerait allègrement tous les autres dirigeants dans le but de favoriser sa propre promotion

Grâce au ciselage du récit de l'auteur, on voit les pièces se mettre en place, en vue d'élaborer et d'incarner bientôt le mal absolu, celui qui mettra prochainement le monde à feu et à sang. On comprend mieux les tenants et les aboutissants des pays témoins du coulage des fondations du III ème Reich, qui d'abord, par souci bassement mercantile, puis afin de protéger la paix à tout prix, ou enfin par stupide individualisme, n'ont strictement rien tenté pour stopper dans l’œuf, la venue au monde d'un état revanchard aux ambitions inimaginables en vue de purifier la race allemande. D'abord avec un inique traité de Versailles, qui condamnait l'Allemagne à un dédommagement colossal, puis avec l'occupation d'un pays, notamment la France qui ne quitta la Rhur qu'en 1925, tout ceci fit naître un sentiment de revanche du peuple allemand, d'où une certaine responsabilité de la part de beaucoup de pays, de n'avoir rien tenté pour stopper l'évolution délétère de la politique allemande.

Et puis, les infâmes lois antisémites promulguées pendant la période 1933/1934, et les discours de haine vomis par les dirigeants nazis résonnent avec frayeur sur notre actualité, j'en veux pour preuve cette phrase immonde de Goebbels, ministre de la propagande, prononcée le samedi 12 mai 1934, dans laquelle il comparait les Juifs à la syphilis de tous les peuples européens. Attiser la haine, cela ne peut que faire écho à tous ces discours d’extrémistes de tous bords qui incendient quasi quotidiennement nos consciences et nos âmes d'immondices si absurdes et révoltantes.

Je ne peux m’empêcher aussi d'évoquer la mémoire de Wera von Huhn, une journalisme allemande, qui, à sa grande surprise, découvrit par hasard, les origines juives de sa grand-mère. Cela voulait dire pour elle, plus de travail à partir du 1er janvier 1934, conformément à la loi interdisant aux juifs de publier et d'écrire dans les journaux allemands. A la suite de cela, comme tant d'autres allemands qui se découvrirent juifs par recherche de leur origine, dégoûtée, écœurée par l'absence d'avenir humaniste pour son pays, elle se suicida. Et fut loin d'être la seule.

Sans oublier le couple de résistants allemands : Arvid Harnack (allemand) et sa femme Mildred (américaine), qui rentrèrent en résistance en participant au groupe Orchestre Rouge, arrêtés le 7 septembre 1942, lui fut pendu, elle fut guillotinée, après un deuxième jugement (arbitraire) demandé par Hitler lui-même, mécomptant du premier jugement.

Assurément, ce travail sur les prémices de la seconde tragédie mondiale, force l'admiration. Il fourmille de mille points de détails ignorés de la plupart d'entre nous. Comme le fait que Himmler, avant de devenir le criminel de guerre que l'on connait était à 32 ans... un éleveur de poulet ! 

Erik Larson honore son métier de journaliste par cette contraignante et phénoménale étude de recherche, s’identifiant à un vrai travail d'historien en recoupant et confrontant ses documents et archives, qu'il cite d'ailleurs en fin de volume.

Mon seul petit regret : ce livre ne couvre que la première année de présence de l'ambassadeur Dodd à Berlin. Traitées avec la même maîtrise, les années qui suivirent auraient, à n'en pas douter, été très captivantes aussi. Cependant, l'essentiel est là, rendu fascinante par la plume affinée d'un auteur qui possède un art consommé du récit. 

A lire absolument par tout homme et toute femme soucieux de mieux connaître un passé pas si lointain que cela, et dont les résonances expliquent la géopolitique actuelle.