A Milan, un homme voyageant sous une fausse identité, rate son avion pour Rome, de guerre lasse il s'engouffre dans un train. Sa valise contient de nombreux documents secrets récoltés au cours de sa carrière d'espion, réunissant les mémoires d'acteurs de l'ombre (marchands d'armes, terroristes, commanditaires, intermédiaires, criminels de guerre en exil, tortionnaires, etc...) A Rome, un agent du Vatican devrait lui acheter le tout pour une somme importante, peut-être alors, une autre vie s'offrira-t-elle à lui.
Bercé par le roulis de son wagon, ce long parcours de plus de cinq heures, sera pour lui l'occasion de se remémorer pêle-mêle son enfance loin de l’innocence, ses amours et leurs fiasco inévitables, mais surtout ses 15 années de vie d'agent de renseignement du Proche-Orient, l'ensemble baignant dans un magma de pensées confuses.
Ce roman se veut la confession d'un homme fortement attiré par la face sombre de l'humanité. Une épopée écrite en lettres de sang. D'origine croate par sa mère, il s'est lui-même ensanglanté les mains lors de la guerre dans l'ex-Yougoslavie. Sa vie délétère, défile sous nos yeux de façon aléatoire, tel un kaléidoscope de l'horreur. Bien sûr il s’oubliera un temps dans l'alcool et la drogue, sinon dans le lit des femmes, mais sa noirceur intrinsèque sera plus forte que sa volonté d’affleurer la beauté du monde. Telle une ultime tentative pour sortir des ténèbres, cette valise représente sa porte de sortie, une catharsis, mais est-elle réellement envisageable ?
Dés lors, bienvenue dans les bas-fond de la condition humaine où se niche toute la perversité et la férocité du monde.
D'emblée on suffoque, on étouffe, on asphyxie, devant ce texte avare de ponctuation. Un sentiment légitime de rejet peut poindre au détour des premières pages, mais vite, on se laisse apprivoiser par cette phrase de 517 pages. Je dis bien UNE seule phrase compose ce roman atypique, à l'exception des deux passages où le voyageur, de son vrai nom : Francis Servin Mirkovic, lit une nouvelle d'un auteur libanais qui le projette une fois de plus dans ses souvenirs. Les virgules sont également fournies avec parcimonie, c'est au lecteur de faire le travail, au lecteur de réagencer le texte, naturellement des fréquents retours en arrière s'imposent, mais impossible de stopper sa lecture à un point, il n'y en a aucun ! Comme les majuscules, absolument absentes ! C'est donc le premier roman que je connaisse qui débute avec une minuscule, comme tous les chapitres, en ne s'achevant pas par le classique point final. Cependant, toutes les facéties de Mathias Enard ne sont pas là pour faire originales, non, après réflexion elles font sens, en effet le texte s'identifie à la voie ferrée séparant Milan de Rome, longue de 517 kilomètres, comme le nombre de pages du roman. Et à chaque passage dans telle ou telle gare correspond exactement le kilométrage réel et la numérotation de la page correspondante. Dès lors cette voie de chemin de fer est concomitante du récit ! D'ailleurs l'idée de cette coexistence vient naturellement avec la lecture, car celle-ci n'est jamais hachée par un point castrateur, donnant ainsi l'illusion parfaite d'un voyage de lecture explorant l'espace-temps.
Le texte en lui-même, aiguisé par une écriture érudite, est franc et brutal, sans la moindre circonvolution anesthésiante, découpé en 24 parties ou couplets (allusion à l'Iliade) qui s'orchestrent admirablement bien, telle une symphonie, porté par un seul souffle, une seule phrase.
Dans les réminiscences de cet espion s'entrecroisent les bourreaux et les victimes (parfois les mêmes à tour de rôle), les héros et les anonymes, les déportés et les profiteurs, les fous et les rationnels, les mercenaires et les désenchantés, les morts et les vivants. L'art pictural ou architectural s'invite également sous la plume de l'auteur, liant le passé antique au présent diabolique.
Il se dégage de cette lecture instructive, une noirceur, une obscurité lourde d'épaisseur où aucun rayon de lumière n'a la force, la possibilité de griffer la toile sombre de l'histoire, le constat est là, les ténèbres l'emportent sans le moindre doute, toute once d'espoir est sauvagement noyée dans l’œuf. Assurément, un roman à ne pas mettre entre toutes les mains. Car le regard de l'auteur est désabusé, désenchanté, d'un cynisme plombant et total, comme s'il poussait la lourde porte de la géhenne. On n'est pas là pour se distraire, non, le propos de Mathias Enard est à la fois cruel, mais diablement pertinent. Faisant fi de tout démagogisme perfide et captieux, et nous ouvre les yeux sur la réalité cachée ou volontairement ignorée du monde, celle qui est jalonnée de guerres, d'exactions en tout genre, et parfois d'exterminations mûrement réfléchies. Tout le monde en prend pour son grade, des religieux aux responsables politiques en passant par nous-mêmes, le simple peuple affublé d’œillères. Tant de personnes prônant la tolérance, pour allègrement s’asseoir dessus quand ses propres intérêts sont en jeu. Et tous ces morts cachés, mis sous le tapis de l'histoire, qu'une amnésie bienvenue fait disparaître en soulageant tant de conscience. L'hypocrisie est triomphante, mais si désespérément écœurante. Sommes-nous éternellement condamnés à ne vivre l'histoire que comme un conte féroce ?
Au passage, merci à Mathias Enard de nous apprendre certains faits historiques dont nous sommes si ignorants, comme le bombardement de Damas par la France le 29 mai 1945, par l'armée française sous l'autorité du général Fernand Olive, ou l’existence de camps de la mort dans le Nord-Est de l'Italie pendant la seconde guerre mondiale, ou encore la fuite éperdue du peuple serbe avec son roi, sous les coups de boutoir des armées nazies (allemandes, croates, et bulgares), c'est l'île grecque de Patmos qui leur servira de refuge, cette même île qui vit l'apôtre Jean y écrire sa célèbre Apocalypse... enfin d'après la bible.
Avec des loups à chaque page, ce livre est une expérience originale de lecture, appuyée par un sentiment de claustrophobie généré par la forme. Les repères y sont volontairement brouillés, mais tout ce conglomérat littéraire qui saute d'un conflit à l'autre, d'un tortionnaire à une victime, d'un évangéliste à un martyr, ne doit pas nous faire oublier la véracité des faits. Tout ceci s'est passé hier. Honte à l'humanité entière. Mais pour demain... rien n'est encore écrit. A l'homme d’essayer de faire moins pire !
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