24 mars 2016


" Le violoniste de Mechtild Borrmann  12/20




Moscou 1948. Le célèbre soliste Ilia Grenko vient d'interpréter le concerto pour violon de Tchaïkovski, salué par une salve d'applaudissements, il sort de scène quand des agents du KGB l'arrête ! Incarcération, interrogatoires, il finira condamné à 20 ans dans un goulag stalinien de Sibérie. Sa femme et ses enfants seront envoyés en exil au Kazakhstan. Son violon : un fameux stradivarius, disparaîtra dans la mêlée !

Deux générations plus tard, et depuis l'Allemagne où il vit désormais, Sacha, le petit-fils du violoniste se mettra en quête pour connaître enfin la terrible vérité sur l'histoire de sa famille. L'auteur évoque dès lors, une époque sombre où l'état tout puissant avait tous les droits, la moindre requête de la part de n'importe quel soviet pouvait être considérée comme suspicieuse, sinon synonyme de haute trahison !

La narration se fait à trois voix successives : celle  d'Ilia le musicien, de Galina sa femme et de Sacha son petit-fils. Créant ainsi trois histoires en parallèle, donnant une perspective singulière.

Bien qu'il s'agisse d'un thriller, ce n'est pas ce que l'on retient à priori, en effet l'infinie puissance de nuisance du régime dictatorial stalinien prime sur le reste. Autant on se passionne pour les malheurs sans nom du violoniste et de sa famille, (prisonnier du goulag glacière de Vorkouta pour le musicien, et l'exil dans les plaines désertiques du Kazakhstan pour sa famille) autant les tribulations du petit-fils lassent et ennuient par leur insignifiance, sinon leur manque de crédibilité. Notamment quand Sacha retrouve sa soeur après plusieurs longues années de séparation, dans l'instant, elle se fait assassiner sous ses yeux, (quelle coïncidence !) malgré tout, il n'a pas l'air plus chagriné que cela ! C'est la vie quoi ! Enfin plutôt la mort... quoi ! Sinon tout va bien, merci, et vous ?

Et puis l'intrigue finale semble emberlificotée de manière excessive, et je m'y suis noyé, j'avoue ne pas avoir tout saisi ! Non, à trop vouloir tirer des fils entre le passé et le présent des nœuds apparaissent, qui vite deviennent indénouables. Tout cela dessert un propos, qui, par ses bases narratives de 1948, suffit grandement à instaurer un climat de tension et de terreur omniprésentes. Pas la peine de tout ramener à un présent implicitement bâclé.

Et enfin dois-je le dire ici ? Bref dès le début, j'ai deviné qui avait dénoncé le violoniste auprès des autorités russes, ce qui retirait déjà tout un pan du suspens. Dommage !

Disons que tout le récit historique oscillant autour du funeste passé de l'URSS est captivante, au point de toujours faire froid dans le dos, mais dès que la narration bascule dans le contemporain, la qualité du récit dégringole de plusieurs crans, à mon plus grand déplaisir. Par contre l'écriture, par sa fluidité et son humanité, se consomme avec délectation. Elle donne ardemment envie de réécouter l'admirable concerto pour violon de Tchaïkovski, et de lire ou relire L'archipel du goulag de Soljenitsyne. Comme quoi tout n'est pas perdu !



15 mars 2016


" L'équilibre du monde " de Rohinton Mistry  17/20


D'emblée on est cueilli, puis inexorablement emmené, happé par la douce force du courant des mots, des phrases, d'où le nom non usurpé de roman fleuve. Dès lors, devant la richesse foisonnante des personnages et de leurs histoires, dans une Inde ressemblant à un bouillon de culture, il devient ardu d'en résumer le déroulé.

Malgré tout cela débute dans les années 1950 à Bombay, gigantesque ville d'Inde, où l'on suit le parcours chaotique de Dina sur une trentaine d'années. Quand Dina à 18 ans, c'est une jeune femme, belle et fière, qui contre l'avis de son frère aîné, se mariera avec l'amour idéal pour elle. Trois ans d'amour parfait suivront, hélas brisé par un funèbre destin. Dés lors, avide de garder une totale indépendance, elle se battra avec tout son coeur et son courage dans un monde féroce et hostile de misère et d'humiliation. Occasion pour l'auteur de faire vivre sous nos yeux tout un quartier pauvre de Bombay, et d'y côtoyer toute une mixité de personnages venus d’horizons et de couches sociales diverses, tel un kaléidoscope sans œillère.

Comment ne pas être ému et attendri par ces histoires de misère, de violence entre castes, de malhonnêteté et de malfaisance des gouvernements, de l'arrogance ignoble des puissants et de la brutalité sans nom de l'état policier. 

A partir de cette fresque centrée sur quelques personnages, Rohinton Mistry nous dresse le portrait d'un pays démesuré, correspondant à une allégorie de la condition humaine, car bien sûr tout le monde s'y retrouve, s'identifie, s'assimile ou fusionne à un moment ou un autre, à cette odyssée d'une nation en survie perpétuelle.

Le constat est alarmant et terrible, l'Inde des années 1970, c'est un pays : perclus de corruption, victime de calamités naturelles, grévé par des crises économiques, où l'abolition du système des castres n'existe que dans la loi, et enfin c'est une population épouvantée par des vagues d’assassinats sous couvert d'ignoble discrimination religieuse entre hindous et musulmans. Dés lors comment vivre quand on ne fait pas partie des classes privilégiées ? Quelle espérance peuvent avoir ces gens de peu ? Leur vie doit donc se résumer à cela : une cruelle plaisanterie ! Pas de juste équilibre dans les plateaux de la balance. Condamner à ne rien espérer de mieux du faiseur d'univers ! Peut-être déjà heureux de maintenir un bon équilibre entre l'espoir et le désespoir, eux qui mettent tant d'énergie, simplement, à ne pas mourir !

D'autant qu'Indira Gandhi, premier ministre décréta en 1975 un état d'urgence, soi-disant afin de remettre le pays dans le droit chemin, mais avant tout pour muselé une opposition de plus en plus vindicative au pouvoir en place. Et puis comment avoir confiance dans une nation où l'argent peut acheter la police, et la justice est vendue au plus offrant ? Et que dire des programmes d'embellissements de la ville qui incluent la destruction des bidonvilles, rejetant toujours plus loin ceux qui n'ont rien. Et ne parlons pas de ces programmes de vasectomies imposées de force par le premier ministre, d'autant que le manque d'hygiène déplorable de ces mutilations créèrent des amputations et des morts sans la moindre compassion. Les dirigeants du pays ont échangé sagesse et altruisme contre lâcheté et enrichissement personnel, telle une société pourrie du haut en bas, on ne peut s'empêcher de songer que le même mal ronge tous les pays du monde, à des degrés divers, certes, mais le ver est toujours dans le fruit, toujours.

Rohinton Mistry nous donne heureusement du baume au coeur en tissant des liens de fraternité entre castes, faisant allègrement fi d'une tradition archaïque et inhumaine. Certes les conséquences en seront parfois terribles, mais le fait que des personnes puissent tout risquer pour un geste altruiste, cela n'a pas de prix et élève l'homme.

Le titre de l'oeuvre : L'équilibre du monde, fait référence aux bases de la culture hindoue où le dogmatisme ancestral des castes a toujours prévalu sur l'ensemble de la société. En effet, en Inde la destinée de chaque individu est indissociable de son karma, soit on naît brahmane (prêtre), kshatriyas (guerrier), vaishyas (marchand), shudras (serviteur) ou enfin en bas de la société les intouchables (mendiants parfois mutilés pour mieux émouvoir le passant). Équilibre qui a tout d'une iniquité criante, mais paraît-il, il faut l'accepter sans broncher, vous ne risqueriez quand même pas de déséquilibrer le monde, petit effronté !!!

Au travers de cette histoire Rohinton Mistry nous donne à penser la fragilité du monde, le fait qu'une légère altération, une fine courbure vers l'ombre, une ambition fallacieuse peuvent modifier le long fleuve tranquille de nos vies. Comme un effet papillon tendance négative. On ne connaît son bonheur passé que justement quand il est passé. Les épreuves actuelles embellissent le passé. Alors soyons heureux aujourd'hui, les temps futurs sont si incertains !

A noter la référence admirative que fait Rohinton Mistry à l'une des plus grande oeuvre de Tolstoï : Anna Karénine, dont l'évocation subliminale m'a happé dés l'entrée en matière.

Bref, ce livre est bien plus qu'un roman banal et anodin, non, c'est un document poignant sur l'histoire de l'Inde depuis son indépendance le 15 août 1947. C'est pourquoi ce pavé de 882 pages se lit à grande vitesse, avec passion, consternation et mansuétude. A conseiller à tout lecteur avide de puissants moments émotionnels.

1 mars 2016


" Le Roi des Aulnes " de Michel Tournier   17/20


Parce qu'il est gauche, taciturne, chétif et laid, Abel Tiffauges a toujours été méprisé et moqué. Quasi abandonné par un père qui l'ignore, il ne voit nulle raison d'espérer à l'horizon. C'est alors qu'au pensionnat Saint-Christophe il rencontre Nestor, un élève privilégié qui le prend sous son aile, à partir de là, Abel va se reconstruire avec ses propres codes. Cet épanouissement tardif, issu d'une culture en marge de l'enseignement classique, allié à une loi du hasard qui lui sera toujours favorable, l'encourageront dans une voie qui le portera jusqu'au bout de son idéal obsessionnel.

Dans son journal intime Abel raconte sa triste enfance piétinée, son adolescence révoltée, son premier boulot dans un garage, son emprisonnement suite à la plainte d'une enfant, et son cri pour condamner cet ordre injuste et criminel. Et là, comme un nouveau signe, le ciel lui répond : la société sous laquelle avait souffert Abel est balayée avec ses codes, ses lois, ses décrets, ses magistrats et ses décideurs de tout ordre : La mobilisation générale du 3 septembre 1939 rebattait les cartes. Suit logiquement son engagement dans l'armée française, où lui naît en Alsace, dans son corps militaire, une passion pour la colombophilie, puis son arrestation par l'armée allemande, sa déportation dans un camp de travail en Prusse-Orientale, son rattachement à la réserve de Rominten, propriété de chasse de Goering, deuxième personnage de l'état et surnommé l'ogre de Rominten, puis il sera muté à la forteresse de Kaltenborn, un camp des jeunesses hitlériennes, afin de servir d'homme à tout faire. Là, il deviendra l'ogre de Kaltenborn, s'accomplissant pleinement dans le rôle de recruteur d'enfants de la région, puis peu à peu, il finira par devenir en quelque sorte le chef, le maître des lieux. Cependant nous sommes en janvier 1945, et les russes ne vont plus tarder à déferler sur la région.

Naturellement le parcours d'Abel Tiffauges est entièrement concomitant au contexte historique, ils sont imbriqués de manière allégorique et symbolique, pour s'achever dans le bruit et la fureur d’une humanité déshumanisée, mais révélée. Son cheminement gardera une direction unique : toujours plus vers l'Est, comme une attirance pour la lumière, pour l'horizon où tous les matins se lève l'astre solaire : annonciateur d'un dessein d'une intransigeante pureté.

Abel Tiffauges est un personnage atypique, salement abîmé par la vie, puis reconstruit par lui-même, aiguillonné par les coïncidences de cette même vie. Il est persuadé, gravé au fond de son âme, de sa conscience d'avoir un destin rectiligne, imperturbable et inflexible, mais surtout hors du commun, comme s'il pourrait un jour ou l'autre tutoyer l'architecte de l'univers.

La principale obsession d'Abel Tiffauges, qui peut vite affleurer la folie, c'est cette admiration équivoque des enfants
 qu'il photographie outrageusement, sans oublier d'enregistrer leur voix comme un glaneur fétichiste. Cette enfance synonyme d'innocence, de candeur et d'ingénuité, qu'Abel considère salie et détruite par une impure puberté. Là j'ai franchement été dérangé par la nauséabonde odeur de pédophilie qui plane autour de sa confession. Mais apparemment, à la lecture de la suite, je me fourvoyais, rien de sulfureux là-dedans. D'après l'auteur, Abel ne se livrerait pas à des contacts physiques directs avec les enfants, il se contente de les regarder, de les humer, de s'émerveiller de leur présence et de leur beauté, et cela suffit à le combler de joie, tel un simple d'esprit qu'il est peut-être. Abel résume ainsi son désir : Il ne me sied pas de nouer des relations individuelles avec tel ou tel enfant. Ces relations, quelles seraient-elles au demeurant ? Je pense qu'elles emprunteraient fatalement les voies faciles et toutes tracées soit de la parenté soit du sexe. Ma vocation est plus haute et plus générale. Faut-il se contenter de cette version platonique, on est légitimement en droit d'en douter, d'autant qu'un passage délicat avec les accusations de Martine, une jeune fille de 12 ans, font planer un doute sérieux sur l’attitude ambiguë d'Abel. 

Le passage à l'âge adulte d'Abel Tiffauges est caractérisé par un féroce appétit de carnassier, absorbant 2 kilos de viande crue et buvant 5 litres de lait par jour, physiquement il se transforme : son poids évolue autour de 110 kilos, avec des hanches larges et un dos bosselé, l'image de l'ogre se dessine petit à petit. Il se voit dès lors comme un porteur d'enfant, d'où sa référence constante à Saint Christophe portant l'enfant Jésus pour l'aider à traverser une rivière. Et lorsque ce trajet devient une épreuve, car le poids de l'enfant Jésus s'alourdit de plus en plus, on vise l'allégorie du port du monde entier, de tous les pêchés du monde (Atlas n'est pas loin). Abel s'identifie alors à un Saint, né pour une mission : porter l'enfant hors des errements du monde, lui préserver son innocence, son intégrité. Accéder à la grandeur et siéger ainsi parmi les géants. Vaste et honorable ambition !

On l’entraperçoit ici, le message se veut symbolique, imager et métaphorique. D'ailleurs pour accéder au dessein final d'Abel, Michel Tournier parsème avec érudition tout au long du chemin, un grand nombre de signes, qu'Abel déchiffre à l'image de ses sentiments déviants et de son vécu asocial, mais toujours fasciné par l'image de l'homme porte-enfant. Finalement ce roman peut être considéré comme un livre initiatique basé sur les grands mythes de l'histoire, d'ailleurs le titre : le Roi des aulnes, vient d'une poésie de Goethe, racontant la chevauchée d'un père, portant son enfant et poursuivi par un esprit maléfique. Parabole de l'homme cherchant à s'extirper vainement de la mort, d'où l’intrinsèque fragilité de la vie, cette chose si mystérieuse et si éphémère.

Vers la fin de l'oeuvre, Abel, jusqu'ici obnubilé par l'idéologie nazie au point de considérer l'Allemagne comme une terre promise, et ayant enfin trouvé sa place auprès des jeunesses hitlériennes dans cette sauvage Prusse-Orientale, prend conscience, devant l'arrivée d'hommes décharnés sortis des camps de la mort sous l'avancée russe, de l’innommable face de l'Allemagne nazie. La lecture des signes qui illuminent son destin trouveront un épanouissement total dans le secours porté à un jeune juif mourant nommé Ephraïm, au corps cachectique, que naturellement il portera sur ses épaules, telle la figure tutélaire de Saint Christophe. Ainsi, dans ce geste d'une pureté suprême et incandescente, il s'opposera fermement à la sauvagerie nazie, devenue la parfaite inversion de ses valeurs.

Il ne faut pas se le cacher, Michel Tournier a édifié un roman quelque peu complexe, pas pour autant abscons mais parfois abstrus, coupé par d'invraisemblables césures. Cependant en persévérant, l'oeuvre prend forme, comme un tout, une entité. Chaque lecteur s'édifiera une grille de lecture, grâce aux sillons profonds laissés par l'auteur. D'ailleurs les indices sont nombreux, de temps en temps improbables mais toujours emblématiques de l'ensemble. Pour ceux que cela amuse, j'émets l'idée d'une deuxième lecture, pour parfaire l'oeuvre d'un éclairage plus soutenu, afin de chasser toutes traces d'ombres gênantes et ainsi de voir le roman se révéler dans sa totalité.

Cela peu passer inaperçu, mais il est à noter la référence volontaire de l'auteur avec le nom de son personnage principal, Tiffauges, qui n'est autre que le nom du château de Gilles de Rais en Vendée, faut-il rappeler ici les crimes infanticides auxquelles ce personnage ambigu s'est livré ? Rien ici n'est gratuit, tout à un sens, encore faut-il le débusquer !

Avec ce roman, vous mangerez du symbole, de la parabole, de l'allégorique et de la métaphore, mais toujours avec une érudition qui force au respect et à la considération pour la plume puissante et savante de Michel Tournier, qui reçut le prix Goncourt en 1970 pour cette oeuvre unique et remarquable.