29 déc. 2018

" Quand sort la recluse "   de Fred Vargas   17/20

      Quand une araignée très peureuse et quasi inoffensive se met à tuer trois hommes âgés, l'instinct du commissaire Adamsberg sonne l'alarme ; il y a anguille sous roche, à défaut d'araignée. La demoiselle arachnide mise en accusation se nomme la recluse, ou si vous préférez son nom latin Loxosceles rufescens, c'est une espèce vivant dans le Sud-Est de la France, et qui, comme son nom l'indique passe son temps cachée. 

      Après une mise en bouche aux allures " sherlockholmesque ", Fred Vargas démarre une intrigue qui n'en finit pas de se dérouler, accumulant avec un effroyable délice une nuée de fausses pistes. Une fois de plus, ne compter pas sur moi pour vous en dévoiler plus ; sans surprise, moins de désir de lire un Vargas. Malgré tout, j’appuierais sur une interrogation légitime du livre : une vengeance peut-elle ne pas être totalement condamnable ?

      Une grande partie du sel de ce roman ou rompol - polar dont la narration est empreinte d'humour, de liberté et de poésie - vient du savoir-faire de l'auteure, habile à mettre à nue certains mots, à les déshabiller, à les dépouiller de toutes leurs facettes, à les extirper de leurs antres, parfois ancestraux, afin d'en extraire tout le suc littéraire qu'ils peuvent suinter et augmenter ainsi la qualité du texte. Exemple : étoc, blaps, martin-pêcheur... et bien sûr recluse. Ces mots-refrain resurgissent plus loin, au désir de l'auteure, avec un sens bien différent et donc une optique troublante, comme écrire un roman avec peu de mots, mais dont tous auraient une pléiade de sens résonnant, oscillant, vibrant au fil de l'araignée... euh ! du récit.

      Nonobstant cette folle danse des mots, le plaisir est grand de retrouver le commissaire, dont la manière de pensée témoigne d'une singularité qui fait tout son charme, loin de tout cartésianisme. En effet, la logique ondoyante d'Adamsberg doit tout au ballet de boules gazeuses baguenaudant dans son cerveau. De plus, il possède l'art de faire accoucher les esprits en poussant au plus loin l’effort d'une réflexion engloutie, oubliée, mais toujours là, attendant l'heure de la sortie ; pour le dire très simplement, il pratique la maïeutique !!!

      Chaque roman de Fred Vargas swingue entre incantation ésotérique et recherche de sens, son style reconnaissable peut décontenancer, cependant, dans notre monde à la froide verticalité, il peut être doux de s'allonger, et de se laisser bercer au fil du courant des mots, pour un vrai voyage fait de mystères et de légendes.

      Certes, il peut-être aisé d'avoir la juste intuition du coupable, comme je l'ai eu, mais l'essentiel est-il là ? Un Vargas est tellement autre chose, comme une appétissante pâtisserie qui révèle une saveur capiteuse à chaque bouchée.

     Bon cru de la cuvée Vargas, plein de fantaisies, de connaissances zoologiques, de psychologie, de fantômes réveillés, de sémantique, qui à l'instar des bulles gazeuses d'Adamsberg, pétillent tel un champagne. A déguster sans la moindre modération !



28 déc. 2018



HAIKU   Partie   CIX

°°°°°°°°°

vivre sous un lampadaire
pauvre arbre
ignorant de la nuit


impossibilité de courir
l'arbre s'en fou
au galop vers le ciel


arbres des villes
arbres des champs
entre paradis et enfer


les pieds dans le béton
sans la possibilité
de se détendre les racines


sur le châtaignier
encore trois feuilles
décompte avant l'hiver


Bûches en pagaille !


 























A bientôt !

17 déc. 2018

" Le meilleur des mondes "   de Aldous Huxley   17/20


      An 2500, sur la terre la société s'est métamorphosée. Désormais la quasi totalité du monde n'est plus que science et technologie ; la liberté de penser et d'agir fait partie du passé. Les êtres humains naissent in vitro ; les sentiments et les émotions sont remplacés par des désirs et des sensations programmés depuis la naissance. 
    De forme pyramidale, toute la société est hiérarchisée en cinq castes. Les bébés de chacun des niveaux subissent d'abord des manipulations chimiques, puis, pendant le sommeil de leur enfance, un message auditif passé en boucle leur structure le cerveau. Ainsi, chacun d'eux aura un niveau intellectuel nécessaire pour accepter et même se réjouir de sa propre vie. Chaque individu, pareillement soumis, possédera en lui toutes les réponses - pré-fabriquées - à tous les problèmes qu'il rencontrera le long de sa vie. Ainsi, la société peut dormir tranquille avec tous ses êtres bien dociles, ayant toujours un esprit positif et ravis de consommer. Dès lors, plus de risque de voir le moindre contestataire venir glisser un grain de sable dans cette machine sociétale si bien huilée. Si malgré tout, une douleur quelconque se profile à l'horizon, l'état distribue du SOMA, une drogue douce qui permet d'enjamber la plus légère contrariété, la belle vie quoi, le paradis sur terre... enfin !
      Cependant, un beau jour, John, un homme né d'un père et d'une mère - autrement dit un sauvage - épris de liberté, vient semer la zizanie dans cette organisation modèle...

      Ce roman culte de la littérature de science-fiction a été écrit en 1931 ; il dénote une incroyable faculté visionnaire. Jonglant entre utopie et dystopie, il pose clairement la question fondamentale de la liberté. Vaut-il mieux vivre dans l'indécision d'un présent incertain et d'un avenir hypothétique plutôt que dans un monde entièrement déterminé et outrageusement conditionné ? Dit autrement : Doit-on vivre avec la maladie, le chômage, l'angoisse du lendemain, le vieillissement, la dépression, la famine, la guerre, les cracks boursiers, la misère et cetera, ou choisir un monde de paix où le bonheur ruisselle sur toutes les classes sociales, chacun étant heureux d'être là où il est, ne désirant jamais que ce qu'il peut obtenir ? En un mot : doit-on préférer un monde de sentiments et d'émotions, plutôt qu'un monde de désirs et de sensations programmées ?
      Après réflexion, le choix est-il si simple ? Quand on connaît les effroyables douleurs par lesquelles passe, ou est passé, ou passera une bonne partie de l’humanité, la réponse à ce dilemme n'a rien d'évident. Naturellement, il peut paraître incontestable de choisir la liberté, mais pour en faire quoi ? A regarder autour de soi, beaucoup de personnes n'ont même pas conscience de ce qu'est le libre arbitre ou le moindre esprit critique ; elles vont là où notre système consumériste veut qu'elles aillent, comme des moutons de Panurge ; la réflexion ne fait pas partie de leur attribution, dès lors, elles vivent déjà dans un monde à la Huxley sans le savoir, de plus elles cumulent les désavantages de la première option, double peine.
      Cependant, le bonheur, ce concept insaisissable, peut-il être réellement fabriqué artificiellement, n'a-t-il pas besoin d'effort, de difficultés à vaincre pour avoir une existence réelle ? 

      Aldous Huxley, dès 1931, paraît doué d'une puissante lucidité, notamment avec cette notion d'eugénisme qui renvoie directement à l'apparition du nazisme et sa volonté de créer la race parfaite. Sa dénonciation du communisme trouve sa place dans le nom des protagonistes ; en effet, ce n'est pas un hasard si certain s'appelle Lénina, Bernard Marx, sans parler du procédé Bokanovsky ou de la salle de conditionnement néo-pavlovien. Par l'intermédiaire d’incessantes références au créateur de ce monde, un certain Ford, Aldous Huxley, révoque la fabrication et la consommation de masse. Toutes ces déviances n'ont-elles pas le même dessein ? La prédominance d'une élite totalitariste qui maîtrise l'organisation de la structure de la société au détriment d'une réelle et si dangereuse liberté individuelle. En 1931, l'auteur avait en ligne de mire : l'Allemagne, l'Italie, l'URSS et le Japon, mais aujourd'hui, à l'heure où partout dans le monde des gouvernements extrémistes arrivent aux portes du pouvoir, quand ce n'est pas au pouvoir même, ce roman semble toujours d'une cruelle actualité... et malheureusement le sera toujours.

      Le seul et vrai protagoniste du roman n'est-il pas ce John le Sauvage ? Cet homme atypique, puisque né par les voies naturelles, qui cherche vainement à convertir les autres du bienfait de la liberté, cette liberté qui est plus importante que leur confort immédiat. Mais personne ne veut de son message, même Lénina, qui ne le laisse pas indifférent, finira par le quitter. Lors de sa discussion avec l'Administrateur - le meilleur passage du roman - il déploie toute une panoplie d'arguments s'échouant un à un face à la rationalité et à la froideur du propos du dirigeant.

      Certes, Aldous Huxley nous décrit un monde autoritaire, cependant, ce qui glace le plus dans ce monde de sciences et de technologie, c'est qu'il naît de l'émanation de la volonté du peuple ; l'homme, comme le seul responsable de sa condition.


Un certain Monsieur Chase !








Petit cadeau du nom de Number cake !




16 déc. 2018


HAÏKU   Partie   CVIII

°°°°°°°°°

COP après COP
impuissance de l'homme
bientôt roi sans royaume


fumée des usines
en plein jour
le soleil devient lune


l'homme moderne
si obnubilé par aujourd'hui
néglige demain


l'oiseau mazouté
dans une dernière danse
- requiem


démographie galopante
plus d'hommes plus de déchets
nouba chez les rats



8 déc. 2018

" Bel ami "   de Guy de Maupassant   19/20


      Fils de paysans de Canteleu, Georges Duroy est dévoré par l'ambition de s'extraire de sa modeste condition sociale. Suite à une rencontre fortuite avec Forestier, un ancien collègue militaire reconverti en chroniqueur politique dans le journal La vie Française, il profite de cette aide providentielle pour amorcer une ascension, digne de sa folle appétence, qui le conduira aux portes du pouvoir. Jusqu'où un homme est-il prêt à agir pour conquérir une identité conforme à ses rêves les plus mégalomanes ?

      L'argent est le maître mot de ce roman, l'argent qui engendre l'élévation sociale, l'argent qui appelle l'argent, l'argent qui offre le pouvoir. D'ailleurs, dès l'incipit Georges Duroy et l'argent sont là, comme un refrain qui résonnera tout du long, avant une apothéose finale où le tout Paris viendra nombreux, lors de son mariage en grande pompe à la Madeleine, admirer, si ce n'est envier sa réussite. Comme il n'a ni génie, ni talent, il ne devra sa réussite qu'à son charme naturel de bellâtre, à sa faconde, à l'ineffable suavité de son regard attirant celui des féminins, peu importe l'âge de la demoiselle, de la jeune femme ou de la femme mûre. Toute la gente féminine est une proie potentielle pour ce personnage avide de conquêtes. Cependant, Georges Duroy est d'une intelligence rare, ces alliances féminines sont uniquement motivées par le gain qu'il peut en escompter. Rusant tel un joueur d'échecs sur l'échiquier de la vie et de l'amour, il fomente des coups machiavéliques dignes du plus grand respect, si ce n'était le cynisme outrancier qu'il déploie.
      En effet, ce roman dénonce, sous le couvert d'une ironie cruelle et sarcastique, les rouages de la collusion entre le pouvoir politique et l’influence du monde journalistique, les uns aidant les autres et réciproquement. Un vrai monde de requin, où la moindre faiblesse est signe de perdition, de déchéance, seuls les plus immoraux, les plus canailles, les plus vicieux pourront se hausser sur l'autel de l'imposture. Un roman indémodable.

      Malgré toutes ses feintes, ses tromperies, ses faux-semblants, ses mystifications, le coeur de Duroy ne battra véritablement que pour une seule chose, un seul amour : celui d'une femme, celle qui le fera incessamment vibrer : Madame de Marelle, son unique et pur amour. Comme-ci, dans le coeur d'un homme vouant tout à son propre dessein, rejetant tout ce qui lui a permis de franchir les échelons du prestige, une lueur, une sincérité pouvait coexister avec sa noirceur d'âme.

      La plume fluide de Maupassant excelle à décrire la rage dans la personnalité de Duroy, cette sourde colère née de l'envie de gravir tous les échelons vers la gloire et de connaître enfin la respectabilité que donne l'argent. C'est d'ailleurs par cette même fierté arriviste que Georges Duroy, au seuil de sa nouvelle vie, modifie son nom bien banal en un nom digne d'un tout autre statut appelant le respect : Georges du Roy de Cantel (pour Canteleu). Tout est dit !

      Avec maestria, Maupassant dresse le portrait d'une haute société fiévreuse et médiocre où s'allie un triptyque bien pitoyable : hypocrisie, duperie et absence de scrupules ; chacun soignant ses propres intérêts avant de songer, un tant soit peu, à la nation. Tableau bien pessimiste d'une société nécrosée, mais n'est-ce point une sorte de pléonasme, comme une pandémie à jamais nichée au coeur de toutes nos sociétés ?   Du très grand Maupassant !

Pâtisseries hétéroclites !




























A très vite !



24 nov. 2018


" Ailleurs si j'y suis "   de Antoine Lorrain   16/20 

      Depuis son enfance, Pierre-François Chaumont est un collectionneur, un tantinet maniaque, au grand dam de sa femme Charlotte. Dès qu'il a un peu de temps, cet avocat parisien plutôt brillant, file déambuler dans les salles d'exposition de l'hôtel Drouot, avide de nouveaux objets. Un matin, il tombe nez à nez avec un portrait du XVIème siècle : un sosie de lui-même ! Pour une somme folle il remporte les enchères, aussitôt il file chez lui, le soumettre à l'avis de sa femme. Stupéfaction, elle ne voit aucune ressemblance ; double abasourdissement, ses amis sont du même avis ! Pierre-François est-il en train de devenir dingue ?

      Pour son premier roman, Antoine Lorrain choisit le réalisme fantastique. A la manière d'une Daphné du Maurier avec Le bouc émissaire ou celle de Marcel Aymé et sa La Jument Verte, sans oublier Le portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde, ou encore le film de Daniel Vigne : Le retour de Martin Guerre. Avec des références de ce niveau, il fallait être à la hauteur. Le pari est presque gagné, l'ensemble ne manque pas de charme et d'originalité. Mon seul bémol vient d'un texte beaucoup trop court, trop épuré ; en gourmand des mots et des situations cocasses, j'en voulais plus, plus de développements, plus de digressions, et plus d'histoires. Le temps de s'imprégner des saveurs du récit, de les apprécier, et déjà, le mot fin tombe, telle une mouche dans le potage ! De ce fait, parlons plutôt d'une excellente nouvelle qui en appelle d'autres !

      Trop succinctement donc, l'auteur s'interroge sur les mordus de la collection, ceux qui exaspèrent leur entourage par leur manie souvent très encombrante. Est-ce une manière de mettre la main sur les objets d'un monde qui leur échappe ? D'avoir une prise sur le temps ? D'exister, même de manière infime ?

      Avec son questionnement sur les disparitions volontaires, Antoine Lorrain parle d'un problème grave, au coeur de nos sociétés, avec en corollaire l'image séduisante, pour quiconque, de tout plaquer afin de s'offrir une nouvelle vie, ailleurs, loin de la routine affligeante, pour ne pas dire aliénante, que vivent tant de gens.

      Enfin, avec une simple hypothèse de départ, soit l'arrivée d'un élément perturbateur - le tableau - Antoine Lorrain transcende le présent pour le sublimer, jusqu'à en faire une sorte de conte, comme une porte vers une autre dimension, plus excentrique, plus sensuelle, qui chamboulera la vie de Pierre-François, jusqu'ici sans passion véritable, hormis ses collections.

      D'une écriture fluide, Ailleurs si j'y suis, est un mini roman frais, décalé et dynamique, qui séduit avant de passionner. En quelques lignes il nous interroge avec intelligence et facétie sur notre vie. Et allez savoir, il vous donnera peut-être l'idée folle et osée d'aller voir ailleurs si la vie y est plus ... verte, belle et romantique !

      A noter en filigrane l'évocation d'un auteur quelque peu oublié, celui de Jean Lorrain (1855 - 1906), par l'intermédiaire de son roman Monsieur de Phocas, l'une des oeuvres majeures de la littérature décadente, livre en partie autobiographique.


      

19 nov. 2018



HAÏKU   Partie   CVII

°°°°°°°°°°

sous la pluie ou le gel
vieilles pierres
toujours en paix


pleins d'embûches
pleins d'ornières
le chemin c'est la vie


un samedi en jaune
le rond-point de Chantal
mourir pour mieux vivre


vendredi soir d'insouciance
aux terrasses des cafés
et pourtant et pourtant


sous la pluie
sous la neige
le sourire de bouddha


18 nov. 2018



HAÏKU   Partie   CVI

°°°°°°°°°

escalier en amphithéâtre
monter au ciel
et voir la mer


trois statues
trois regards
telles nos divergences


sur la plage de Fécamp
trois baigneuses
même en décembre


poussée par le vent iodé
la foule fuit le bord de mer
sauf trois baigneuses


trois géantes de fer
trois points de repère
le chemin de la mer


13 nov. 2018


" Dans la forêt "   de Jean Hegland   17/20



      Suite à une série d’événements inexplicables, un beau jour, il n'y a plus d'électricité ni d'essence, dès lors, les trains et les avions puis les voitures ne circulent plus. Dans ce contexte de fin du monde, Nell et Eva, deux soeurs de dix-sept et dix-huit ans se retrouvent esseulées dans leur maison familiale perdue en plein coeur de la forêt, bien loin au Nord de la ville d’Oakland en Californie. Leurs parents étant décédés récemment, les deux jeunes femmes doivent mettre leurs divergences de côté afin d'unir leurs forces et d'affronter un avenir incertain où toute chose peu représenter un danger potentiel. 

      A noter que le lecteur reste dans l'expectative face aux raisons profondes de cette fin de monde : Épidémie de grippe aviaire ? Guerre ? Catastrophe économique ? Attaque chimique ? Il est exactement dans les mêmes conditions, les mêmes configurations que les deux protagonistes coupées du monde et ne devant faire confiance qu'à elles-mêmes pour s'en sortir. Un vrai huis-clos forestier !

      Ce roman fut écrit il y a vingt ans, il nous raconte, avec une économie de moyen la fin, tout en douceur, d'un monde avec une activité humaine qui s’éteint peu à peu, à des lieues de toute invasion extra-terrestre et autre attaque de morts-vivants. D’emblée, par sa sobriété, cette période de grands changements, où plus rien ne sera comme avant, est plus réaliste, plus crédible, au point de songer qu'à tout moment cette fiction n'est pas loin d'une réalité éventuelle, presque tangible.

      Devant l'imprévisibilité de la situation, les deux soeurs vont devoir apprendre à grandir autrement, sans tout le confort ostentatoire du modernisme apporté par la fée électricité, mais comme il y a cent-cinquante ans, en faisant confiance à la nature, celle que l'homme s'évertue à détruire avec tant de hargne. Ce retour forcé aux ressources salvatrices de la forêt donne à réfléchir sur nos comportements quotidiens irraisonnés.

     Dans ce contexte de lendemain d'apocalypse, Nell et Eva doivent renoncer à leurs espérances désormais caduques : entrer à Harvard pour l'une et devenir danseuse classique pour l'autre. Vite la nécessité l'emporte sur l'oisiveté et l'insouciance ; malgré leur jeune âge, elles élaborent un plan de survie, notamment grâce à un livre que possédait leur mère : Plantes indigènes de la Californie du nord. La débrouillardise, sinon leur esprit d'initiative les fera progresser sur la voie de la survivance. Petit à petit, elles se transcenderont au point de découvrir en elles des ressources insoupçonnées ; cette force naissante ayant pour point d'origine une singulière sororité doublée d'un amour inconditionnel.

      Toute l'histoire est issue du journal de Nell ; l'écriture lui donne le sentiment ineffable d'être toujours vivante, d'avoir encore accès au champ des possibles, quand son monde se résume dorénavant à quatre murs perdus dans une forêt gigantesque ; cette même forêt qui est son seul espoir de lendemain, d'avenir, de vie. Néanmoins, écrire n'est-ce pas aussi une manière de se souvenir, d' évoquer la perte et le manque, l'absence et la solitude, l'incertitude du lendemain et l'intranquillité de la vie imposées par la force incommensurable du destin et par la bêtise insondable de l'homme.

      La plume de Jean Hegland est d'une fausse simplicité, elle est avant tout au service du propos, tout en nuance et en émotion, faisant naître une vraie empathie.

      Dans la forêt, outre son côté robinsonnade forestière et roman d'apprentissageest une grande fable écologique, une oeuvre bouleversante de prise de conscience, le symbole d'une renaissance, d'un retour à nous-mêmes et à la nature, celle dont nous sommes tous issus et dont nous ne sommes nullement supérieurs. A travers le parcours de Nell et d'Eva se sont des questions existentielles qui se posent dans cette période critique où l'homme est à la croisée de son destin. Quelle piste doit-il suivre ? Celle d'un consumérisme exponentiel et débridé, donc suicidaire, ou celle de la réflexion, de l'humilité et donc du respect pour toutes formes de vie ?  Que restera-t-il de nous quand les conditions de vie dans notre environnement se déliteront inexorablement, comme c'est déjà le cas partout ? Envisager de perdre l'acquis n'est-il pas une façon de prendre conscience de l'essentiel, de redéfinir les priorités ? Qui sommes-nous actuellement  ? Des individus portant d'immenses oeillères ? N'avons-nous pas perdu tout contact avec la nature, la vraie, celle des étoiles, celle des plantes sauvages, celle de la biodiversité, celle d'un air pur, celle des aubes diaprées, celle des nuits noires, celle des insectes pollinisateurs, celle du pépiement des oiseaux, celle des balades en forêts, celle du bruissement des feuilles, celle de l'odeur d'humus ?
      Toute la puissance du roman est là : nous forcer à nous remettre écologiquement en question. Si le monde devient invivable, la nature qui est là depuis des millions d'années s'en remettra... quant à l'homme - cette espèce que l'on dit " intelligente " - ne sera plus là pour voir cette renaissance verte.

      Pour peu que le lecteur sache comprendre et réfléchir, ce roman ne peut pas laisser indifférent, en tout cas il restera sûrement longtemps dans la tête de ceux qui auront pris le temps de s'imprégner de ces quelques pages.

     Avec cette dystopie bucolique, vous ne regarderez plus la nature avec le même regard lors de votre prochaine balade en forêt. Rien que pour cela, merci Jean Hegland !


12 nov. 2018

Pâtisseries hétéroclites !


Latham 47... pour les connaisseurs.






















A suivre...

6 nov. 2018



HAÏKU  Partie   CV

°°°°°°°°


rivière d'automne
pleine de larmes
des saules en pleurs


tapis de feuilles mortes
avancer pas à pas
le bruit du croustillant


chagrin d'automne
le châtaignier du jardin
pleure ses feuilles


nul besoin de pompiers
pour ces forêts de novembre
toutes en feu


paradoxe automnal
les arbres se mettent à nu
pour affronter l'hiver



30 oct. 2018

" A la lumière de ce que nous savons "   de Zia Haider Rahman   13/20


      D'emblée, le titre impressionne et interpelle fortement par sa beauté, sa sagesse et sa modicité. Accepter d'être des ignorants de tant de choses ; en sous-entendu se savoir plein d'insincérités, plus ou moins conscientes et inconscientes, relève d'une douce et lucide humilité ; malheureusement ce sentiment profond est loin de rayonner en chacun de nous. Dès ce titre, implicitement, la barre est élevée, le niveau général du roman doit être de haute tenue, digne de son intitulé... fâcheusement il l'est, mais d'une façon si pointue, si intellectualisée qu'il sème quelques lecteurs en route.

      Tout débute dans le quartier chic de Kensington à Londres en 2008. Zafar, un anglais originaire du Bangladesh, sac à dos, squelettique et l'air hagard, se présente au domicile du narrateur, un vieil ami perdu de vue depuis des années, actuellement banquier d'investissement. Ce dernier va mettre quelques minutes avant de reconnaître son ancien camarade d'université d'Oxford. Généreusement, il lui offre l'hospitalité, ce sont les prémices d'un long dialogue entre eux, d'autant que leur vision du monde s'avère quelque peu asymétrique.

      L'ensemble du roman relève d'une part de ce que Zafar va vouloir raconter au narrateur, et d'autre part à ce que ce dernier souhaite raconter au lecteur. L'histoire de leur vie puissamment séparée par une indélébile barrière sociale va ainsi se mêler, puis s'emmêler au rythme de leur amitié, de leur séparation - due à la vie professionnelle - puis de leurs retrouvailles, dans des circonstances que le destin s'amuse à leur imposer. Dans une sorte de flash-back kaléidoscopique, où parfois le lecteur s'égare quelque peu, le roman aborde et enchevêtre ensemble une ribambelle de thèmes : l'indépendance du Bangladesh, les mathématiques, la crise financière, la guerre en Afghanistan, l'incursion humanitaire, l'exil, le regard et la perception d'autrui, etc. Le propos est large, cérébral, politique et un rien sensuel.

      A travers ce récit, Zia Haider Rahman s'amuse à déchirer le voile des apparences ; toutes ces choses que nous croyons connaître, nos certitudes, qui sont en fait instables, non fondées, souvent bâties sur du sable. Au final, le monde n'est-il pas qu'illusion, que grotesque et sinistre tromperie, gorgé de sophismes à ne plus savoir qu'en faire ? Cependant, pourquoi faut-il absolument accepter de vivre avec ces foutues certitudes ? D'où vient cette incapacité de vivre sans l'incertitude ? Pourtant, douter, se méfier, être dans l'interrogation systématique, n'est-il pas plus sain, plus équilibré, même plus stimulant de vivre ainsi, en alerte perpétuelle, tel un suricate, face à tous ces beaux parleurs, ou plutôt ces beaux emberlificoteurs ?

      Autre thème intelligemment visité : la difficulté de franchir, de s'affranchir de l'immuable frontière sociale, vécue telle une trahison, peu importe le sens du franchissement, comme le dit si bien l'auteur : on est toujours dans une position qui fait qu'il y a constamment quelqu'un à qui on tourne le dos. Cette dimension humaine s'élargit d'une considération géographique avec la question éternelle des migrations, plus que jamais à l'ordre du jour ; Zia Haider Rahman l'aborde en évoquant la difficulté de l'exilé, qui, en changeant de pays, apporte avec lui une inévitable possibilité de rupture au sein de sa propre famille.

      Dans leur discussion, le narrateur, issu d'une famille aisée, prend peu à peu conscience de la supériorité intellectuelle de son ami Zafar, qui, à cause de la modestie de sa famille, a dû s'investir sans compter, prendre de gros risques, afin d'essayer de s'extraire de la glaise de son humble condition. D'ailleurs, derrière les mots et les phrases échangés, il est plaisant de discerner une irritation du narrateur, souvent pris à contre-pied par la lucidité d'esprit de Zafar.

      Malgré de grandes qualités et de bonnes intentions, j'ai eu du mal à achever ma lecture, courant sur plus de huit cent pages. Certes, les propos géopolitiques sont passionnants, les considérations humanitaires sont intéressantes, les pages sur le sentiment d'exil sont poignantes, cependant ces longs passages sur la haute finance, les tergiversations interminables entre hommes de l'ombre, une romance qui traîne en longueur et en langueur m'a fait songer à un bienvenu élagage substantiel. Cependant, Zia Haider Rahman est tellement investi par son sujet qu'il n'élude rien, couchant sur le papier l'entièreté de son vaste et puissant sujet.

      Roman ambitieux et lettré, peut-être un zeste de trop !