29 janv. 2018



" Vers l'abîme "   de Erich Kästner   15/20


      Fin des années vingt en Allemagne, les signes avant coureur d'une catastrophe sont là : un taux de chômage élevé, une inflation galopante, la violence des partis politiques dénués de tout scrupule ; avant de voir, peu à peu, des hordes nazis gonfler, puis déferler de partout, sur un terrain qui ne demande que cela.
      Inhérent à cette crise économique et politique, une dépression morale se manifeste. Dès lors, frénétiquement, beaucoup ne songent plus qu'à s'étourdir dans la débauche de fêtes tristes, comme dansant à deux pas d'un volcan en se répétant à l'envi : "Jusqu'ici tout va bien". Vite des flots démesurément tumultueux les engloutiront, eux, puis l'Europe entière, avant d'embraser le monde.
      Certains tentèrent de tirer le signal d'alarme, lutter contre la tempête et le calme qui l'annonçait, naturellement personne ne les écouta. Parmi ces Cassandre, il y a Jakob Fabian, un jeune trentenaire désespéré par la veulerie de ses contemporains. Bien qu'il pressente fortement la concrétisation d'un désastre à venir, il ne parvient pas à agir, peut-être trop désenchanté, trop dépité par l'apathie et la couardise du peuple.

      Publié en 1931, ce roman eut pour titre original de Le gang avant les chiens, ce gang se résume à deux personnes : Jakob Fabian, journaliste et publicitaire, dont l'insubordination le conduira au chômage, et de Stephan Labude, étudiant achevant une thèse sur Lessing. En témoins cyniques et languides, ils assistent au début de l’effondrement de la démocratie en Allemagne. Sans se départir d'un humour noir, ils baguenaudent dans un Berlin où le désir d'alcool et l'ivresse sexuelle contrebalancent comme elles peuvent le bruit lointain des bottes, le bruit d'un mal en devenir, le bruit d'un enfer promis.
      Quelques années plus tard, le 10 mai 1933, ce livre finira, avec tant d'autres, brûlé sur la place de l'opéra de Berlin.

      A travers son personnage principal, Erich Kastner met en exergue un profil, un esprit explicitement pacifique et altruiste, à contre-courant de bien des courants de pensée de l'époque. En effet Jakob Fabian est pétri d'humanité envers son prochain, il agit toujours avec noblesse, avec magnanimité, de plus il possède un esprit d'à propos si jouissif. Peu importe les conséquences, son âme charitable n'est jamais mise en défaut, c'est d'ailleurs ce penchant fraternel qui finira par lui causer sa perte. Après tout, quitte à mourir, le faire dans une dignité sincère et une élégance dénuée de toute arrière pensée, n'est-ce point un séduisant art de vivre ?
      Toute la fantaisie d'Erich Kästner n'est qu'une feinte, dessous se nichent les abîmes d'une singulière gravité. La légèreté de son écriture, la désinvolture de Fabian et les scènes de nues allègent un propos désespéramment désespéré.

       Vers l'abîme impressionne par sa liberté de ton et sa modernité est si criante, qu'il semble avoir été écrit de nos jours. On comprend aisément la stupéfaction des lecteurs de l'époque, d'autant que sa construction fait tout pour égarer le quidam : il n'a pas d'intrigue véritable, ni architecture réfléchie, ni fin satisfaisante, les protagonistes se contentant de déambuler dans un Berlin où quiconque, pour manger à sa faim, hésite peu à se compromettre, à vendre leur âme à tous les démons de passage. Cette modernité en fait un objet littéraire atypique, mais on ne peut lui dénier un charme, un magnétisme fou. J'irais même plus loin en parlant de contemporanéité patente, tant actuellement, des sujets tout aussi brûlants ne nous tourmentent-ils pas ? Ne sommes-nous pas nous aussi au bord du gouffre, même de plusieurs ?

      En conclusion, Vers l'abîme est un livre abrasif et scandaleux, certes, mais surtout provocateur, agitateur de conscience, éminemment politique et malheureusement... d'une tristesse et d'une actualité infinies !

27 janv. 2018



HAÏKU   Partie LXXIV

°°°°°°°°°

après la pluie
miroir sur trottoir
enfin le ciel sur terre


sur écrin d'herbe
tous ces diamants
- première gelée


trois heures du matin
un cri dans la nuit
coquin de réveil !


absurdités partout

envie de lâcher prise
et pourtant...


besoin de s'exiler
de partir ailleurs
ouvrir un livre


19 janv. 2018

" Le grand marin "   de Catherine Poulain   12/20 


      Lili est une femme de 33 ans, avec détermination, un beau jour, elle décide de quitter ses amis, son pays, pour changer radicalement de vie ou tout simplement pour se sentir vivante ! Elle choisie alors de partir pour l'île de Kodiak, en Alaska, et de se faire embaucher à bord d'un de ces bateaux qui pêchent la morue noire, le crabe et le flétan. Pourtant d'une frêle constitution, mais gonflée d'une rage folle de reconnaissance aux yeux de ses collègues hommes, dont elle partage la vie en mer ainsi qu'à terre, elle supporte allègrement l'humidité constante, une grande fatigue inévitable, une peur incontournable et des blessures multiples.
      Plus tard, son but ultime sera de rejoindre la pointe Barrow (le point le plus septentrional de l'Alaska et des Etats-Unis, pour s'y asseoir paisiblement, les jambes dans le vide, et d'y admirer l'océan glacial arctique, avant de délibérément, tel un but ultime : se jeter dans le vide...

      A vrai dire, Lili tient de la bête enragée. Elle affronte tout avec une force incroyable, avec la volonté chevillée au corps d'assouvir son idéal : vivre en toute liberté face aux forces de la nature, dans un univers extrême pour jouir au maximum du vrai sens de la vie.
      Il faut la voir se battre, sur un bateau ballotté des humeurs de la mer, tout en éviscérant pendant des heures des centaines de morues, leur découpant la tête, leur arrachant les tripes, la laitance ou l'appareil génital ! Cette femme, recouverte des pieds à la tête de tous ces abats sanglants, manipule avec une grande dextérité le couteau telle une vraie sauvage, d'ailleurs parfois, comme possédée par le démon de l'extermination massive, elle gobe le coeur encore chaud et toujours battant de ses innocentes victimes, telle un succube, un bourreau venu des enfers pour faire expier on ne sait quel crime au peuple des océans ! Au point de voir son attitude excessive finir par faire peur aux autres pêcheurs, perplexes devant son comportement.

      Une réflexion judicieuse balafre nos certitudes, en effet, dans le confort de nos quotidiens qui finit par nous anesthésier, nous aliéner quelque peu, comment faut-il s'y prendre pour avoir encore la sensation d'être vraiment libre et sans la moindre barrière virtuelle, afin d'être réellement maître de son existence ?
      Depuis sa parution, ce roman bénéficie d'un emballement médiatique fou, d'un encensement hystérique, d'ailleurs les nombreux prix qu'il a reçu prouve l'adoration qu'il suscite auprès d'un large public. Cette dithyrambe m'a naturellement émoustillé les neurones... pourtant, sa lecture achevée, j'ai bien du mal à faire partie de la ferveur générale. Mais pourquoi suis-je donc à contre-courant de cet engouement ?

      Je ne peux dénier à ce roman, fortement autobiographique, de bons moments de littératures, notamment quand elle raconte la première sortie en mer de Lili, ou qu'elle décrit son amour de la liberté, idem pour la bataille livrée par Lili afin de venir à bout d'un flétan, grand poisson plat qui combat de toute sa puissance pour rester en vie, sans oublier le récit de son abnégation pour s'immiscer dans le monde impitoyable et misogyne des pêcheurs, mais cela fait peu pour justifier tant de gloire.
      Cependant, au fil des chapitres, j'ai eu comme l'impression d'une répétition, d'un bégaiement tant la narration de chaque sortie en mer prenait le même schéma : bosser avec peu de repos, seul diffère : le poisson pêché (morue noire, flétan...) De même à chaque retour de pêche, on décharge le poisson, on répare les palangres, puis, comme une réflexe pavlovien, on se précipite dans les bars, pour n'en ressortir qu'ivre dans le meilleur des cas, ivre mort dans le pire ! Rien de nouveau sous le soleil. Et ce refrain se répète indéfiniment, certes avec quelques variantes, mais à la marge.
      Personnellement, j'aurais aimé avoir des informations sur la vie de Lili avant son départ. Tel que cela est écrit par Catherine Poulain, ses motivations paraissent effroyablement puissantes et définitives. Alors j'ai supputé des raisons terribles à sa fuite, le spectre des possibilités est extrêmement large, allant d'un sordide inceste sordide jusqu'au crime de sang, ou pire encore !

      Et puis, en cours de lecture, instinctivement j'ai tiré un parallèle avec Jack London, c'était inévitable, lui aussi a écrit sur ce grand Nord, lui aussi s'est confronté à la mer, à la nature dans ce qu'elle a de plus brut, de plus pure, lui aussi a relaté l'ensemble de ses péripétie dans une oeuvre qui ne cesse de m'enthousiasmer. La comparaison est à mes yeux d'une logique implacable, malgré quelques fulgurance qui dénote de vrais talents d'écriture, l'ensemble pêche par des longueurs pénalisantes et rédhibitoires.



12 janv. 2018



HAÏKU   Partie   LXXIII

°°°°°°°°°

petit matin de soleil
ombres effilées
toute une page à écrire

hachure sur la rive
tous grands pêcheurs
pauvres poissons !

voyageur immobile
ruisselant de littérature
je referme le livre

deux arbres côte à côte
si proche, si contre
amoureux ?

brouillard crépusculaire -
j'annule mon rendez-vous
avec la lune


8 janv. 2018

" Les impliqués "   de Zygmunt Miloszewski   16/20

      Varsovie en 2005, dans l'ancien monastère de la Vierge Marie, une séance de thérapie collective est organisée par le docteur Rudzki. Entre huis clos et jeux de rôles, les cinq participants n'oublierons jamais cette journée, d'autant que le lendemain, au petit matin, l'un d'entre eux est retrouvé mort, une broche de rôtissoire plantée dans l'oeil droit.
      Empêtré dans une vie conjugale qui l'épuise ou/et l'ennuie, le procureur Teodore Szacki aura bien du mal à démêler les nœuds de cette affaire ayant des ramifications dans le passé sournois d'une Pologne, remontant avant même la chute du communisme, quand le hideux rideau de fer séparait l'Europe en deux.

     Ce que j’apprécie particulièrement chez cet auteur venu de l'Est, c'est sa capacité rare ou sa singulière faculté à mettre au coeur de chacun de ses polars, un petit bout dramatique de l'histoire de son pays ; quand l'ombre d'hier remonte par capillarité dans les interstices du présent. Tel un passé ténébreux et perfide qui se refuserait à mourir définitivement. A y réfléchir... côté suédois, avec son triptyque originel de Millénium, Stieg Larsson avait réussi le même exploit.

      Ce polar, aux accents " agathachristiques", vaut naturellement par le niveau de son intrigue, mais à égal intérêt, par la description d'une société largement corrompue jusque dans les hauts rouages de ses institutions ; une société frustrée et insatisfaite où tant de salariés du public ou du privé sont mal payés, en manque cruel de reconnaissance, à la merci des sursauts d'humeur de leurs chefs ; cette population désenchantée promène son vague à l'âme, ses désillusions dans une Varsovie architecturalement dénaturée, puisque reconstruite par nécessité à la va-vite, sans goût ni charme, après sa destruction quasi totale pendant les années du nazisme ; il y manque une grâce, un charme, un esprit, un coeur... en un mot une âme.
      Zygmunt Miloszewski réussit grandement cette analyse par le truchement de son personnage emblématique : le procureur Teodore Szacki, un trentenaire, plutôt sexy, aux cheveux blanchis trop vite, las de sa vie maritale, mais surtout exténué par une profession trop peu rémunératrice, par les monticules de paperasse à remplir, ou par les affaires d’homicides dont les causes sont trop souvent issues de l'abus d'alcool et des violences conjugales ; sans compter avec une corruption à tous les niveaux de la hiérarchie, comme un pays qui aurait un mal fou à s'extraire des réflexes ataviques du vieux communisme.

      Seul bémol, la montée en puissance peine ; l'enquête paraît patauger dans les méandres de récits stériles, où rien de concret ne semble se bâtir, avant que cet amas d'éléments diffus ne vienne s'agencer, s'ajuster, s’emboîter finement dans le cerveau du procureur, pour aboutir à une révélation insoupçonnable, nous offrant un portrait saisissant de la Pologne contemporaine. L'intrigue est si savamment emberlificoté, qu'elle laisse peu de chance au lecteur de l'élucider avec anticipation. D'ailleurs comment pourrait-il entrevoir l'envergure du réseau que l'histoire sous-tend ?

      L'écriture est relativement simple, sans esbroufe, sans recherche artificielle d'effet, mais d'une efficacité redoutable ; elle permet une empathie totale avec tous les personnages de Zygmunt Miloszewski, même si cela peut paraître parfois insignifiant, dans Les impliqués, c'est une qualité essentielle.

      A noter, même si cela peu surprendre, qu'en Pologne, c'est le procureur qui conduit les investigations lors d'homicide, la Police se contentant d’obéir à ses ordres, à ses exigences.
      A noter aussi les bulletins d'informations instructifs en début de chapitre, histoire de nous remettre en mémoire les faits marquants de chacun des jours que dure l'enquête.
      Et puis, c'est un atypique dépaysement assuré avec tous ces noms à consonance Grand-Est, cela demande au lecteur quelques efforts de mémorisation, au risque de se noyer sous ses innombrables X,Y,Z et bien sûr W !

      Roman noir mais réaliste, un vrai délice pour les amateurs de l'histoire des pays de l'Est, un livre prétexte à dresser un état des lieux d'une Pologne toujours percluse par l'outrance de son histoire et qui peine toujours à se trouver un avenir, synonyme d'un optimisme recouvré. Zygmunt Miloszewski, retenez bien ce nom, il laissera une sacrée trace dans l'histoire des grands thrillers contemporains, il n'y a pas le moindre doute !


Pâtisseries diverses :
























3 janv. 2018



" D'après une histoire vraie "   de Delphine de Vigan   16/20

      Afin de crédibiliser de façon troublante l'histoire, la narratrice s'appelle Delphine, elle est romancière, divorcée, a deux enfants quittant le nid familial, et vit épisodiquement avec un compagnon nommé François, présentant une émission littéraire et dirigeant un mensuel.
      Delphine, depuis la parution et le grand succès de son dernier roman autobiographique sur sa mère, a la plume sèche, et cela depuis de très longs mois. Panne totale d'inspiration au grand dam de son éditrice.
      Au cours d'une fête où elle n'avait aucune envie d'aller, Delphine fait la connaissance de L. Une femme de son âge, veuve sans enfant, plutôt belle et à l'allure sophistiquée. L. est nègre pour célébrités en quête de biographie. Vite, très vite L. va s'immiscer dans la vie de Delphine au point de se rendre indispensable, jusque dans l'écriture de son prochain roman. L. lui explique que si elle est sans inspiration, c'est uniquement parce qu'elle refuse d'écrire ce qu'elle doit vraiment écrire, et ce que souhaitent ses lecteurs : la suite du précédent roman en plongeant encore plus dans ses secrets de famille.
      Tout ceci n'est que le début d'un processus, d'une trame qui ne fera que s'enfoncer dans une manigance et une mystification troublante.
      Delphine de Vigan dissèque avec brio une emprise, une intrusion, et finalement une colonisation venue de nulle part, dont chacun de nous pourrait être la victime, malheureusement consentante. Elle bluffe le lecteur par un adroit ciselage de l'art du suspens ; cela débute par une rencontre apparemment fortuite, qui peu à peu prend son envol vers une singulière ambivalence, avant de  s'enfoncer nettement dans l'antre sombre d'un vrai thriller.

      Tout au long de sa lecture, le tour de force de ce roman est de ne plus pouvoir distinguer le vrai de la fiction ; puisque cette histoire part d'un récit autobiographique (comme l'énonce le titre), pour s'achever dans l'inventivité d'un écrivain en quête d'un vrai/faux suspens. Force est de reconnaître, que justement ce tour de force est parfaitement réussi, donc maîtrisé, puisqu'il rend le lecteur suffisamment addict pour dévorer fiévreusement l'intégralité du livre. A lui, après, de séparer le bon grain de l'ivraie, s'il souhaite s'approcher au plus près de la Vérité. Mais est-elle vraiment saisissable et appréhendable ?
      D'ailleurs la question mise en exergue relève de cela : Les lecteurs veulent-ils des intrigues bien huilées, gorgées de péripéties et de rebondissements, écrites dans le seul but de vendre des livres en plaisant au plus grand nombre, ou attendent-ils autre chose de moins formel comme du vrai, du vécu, de l'authenticité, des livres qui sentent le réel, le sincère, l'honnête et le véridique ? Par l'intermédiaire de cette interrogation Delphine sonde, en partie, le mystère de l'écriture. Là est le point fort du livre : l'écriture doit-elle être une recherche de vérité au risque de n'être rien d'autre, ou doit-elle s'affranchir de cette idée, l'essentiel étant ailleurs, dans le romanesque, dans l'artifice, le mensonge et les faux semblants ? Cette réflexion sur le travail d'écriture se mêle et s'emmêle intelligemment à la l'intrigue du roman, c'est ce qui en fait sa force, même longtemps après sa lecture.

      Ecrit avec une redoutable efficacité et un singulier cynisme, D'après une histoire vraie est un bouleversant drame psychologique, admirablement bien positionné sur la fragilité de la frontière entre le Vrai et le Faux, d'où la dimension supplémentaire du roman. A n'en pas douter: un grand moment de lecture !