Fin des années vingt en Allemagne, les signes avant coureur d'une catastrophe sont là : un taux de chômage élevé, une inflation galopante, la violence des partis politiques dénués de tout scrupule ; avant de voir, peu à peu, des hordes nazis gonfler, puis déferler de partout, sur un terrain qui ne demande que cela.
Inhérent à cette crise économique et politique, une dépression morale se manifeste. Dès lors, frénétiquement, beaucoup ne songent plus qu'à s'étourdir dans la débauche de fêtes tristes, comme dansant à deux pas d'un volcan en se répétant à l'envi : "Jusqu'ici tout va bien". Vite des flots démesurément tumultueux les engloutiront, eux, puis l'Europe entière, avant d'embraser le monde.
Certains tentèrent de tirer le signal d'alarme, lutter contre la tempête et le calme qui l'annonçait, naturellement personne ne les écouta. Parmi ces Cassandre, il y a Jakob Fabian, un jeune trentenaire désespéré par la veulerie de ses contemporains. Bien qu'il pressente fortement la concrétisation d'un désastre à venir, il ne parvient pas à agir, peut-être trop désenchanté, trop dépité par l'apathie et la couardise du peuple.
Publié en 1931, ce roman eut pour titre original de Le gang avant les chiens, ce gang se résume à deux personnes : Jakob Fabian, journaliste et publicitaire, dont l'insubordination le conduira au chômage, et de Stephan Labude, étudiant achevant une thèse sur Lessing. En témoins cyniques et languides, ils assistent au début de l’effondrement de la démocratie en Allemagne. Sans se départir d'un humour noir, ils baguenaudent dans un Berlin où le désir d'alcool et l'ivresse sexuelle contrebalancent comme elles peuvent le bruit lointain des bottes, le bruit d'un mal en devenir, le bruit d'un enfer promis.
Quelques années plus tard, le 10 mai 1933, ce livre finira, avec tant d'autres, brûlé sur la place de l'opéra de Berlin.
A travers son personnage principal, Erich Kastner met en exergue un profil, un esprit explicitement pacifique et altruiste, à contre-courant de bien des courants de pensée de l'époque. En effet Jakob Fabian est pétri d'humanité envers son prochain, il agit toujours avec noblesse, avec magnanimité, de plus il possède un esprit d'à propos si jouissif. Peu importe les conséquences, son âme charitable n'est jamais mise en défaut, c'est d'ailleurs ce penchant fraternel qui finira par lui causer sa perte. Après tout, quitte à mourir, le faire dans une dignité sincère et une élégance dénuée de toute arrière pensée, n'est-ce point un séduisant art de vivre ?
Toute la fantaisie d'Erich Kästner n'est qu'une feinte, dessous se nichent les abîmes d'une singulière gravité. La légèreté de son écriture, la désinvolture de Fabian et les scènes de nues allègent un propos désespéramment désespéré.
Vers l'abîme impressionne par sa liberté de ton et sa modernité est si criante, qu'il semble avoir été écrit de nos jours. On comprend aisément la stupéfaction des lecteurs de l'époque, d'autant que sa construction fait tout pour égarer le quidam : il n'a pas d'intrigue véritable, ni architecture réfléchie, ni fin satisfaisante, les protagonistes se contentant de déambuler dans un Berlin où quiconque, pour manger à sa faim, hésite peu à se compromettre, à vendre leur âme à tous les démons de passage. Cette modernité en fait un objet littéraire atypique, mais on ne peut lui dénier un charme, un magnétisme fou. J'irais même plus loin en parlant de contemporanéité patente, tant actuellement, des sujets tout aussi brûlants ne nous tourmentent-ils pas ? Ne sommes-nous pas nous aussi au bord du gouffre, même de plusieurs ?
En conclusion, Vers l'abîme est un livre abrasif et scandaleux, certes, mais surtout provocateur, agitateur de conscience, éminemment politique et malheureusement... d'une tristesse et d'une actualité infinies !