D'emblée, le titre impressionne et interpelle fortement par sa beauté, sa sagesse et sa modicité. Accepter d'être des ignorants de tant de choses ; en sous-entendu se savoir plein d'insincérités, plus ou moins conscientes et inconscientes, relève d'une douce et lucide humilité ; malheureusement ce sentiment profond est loin de rayonner en chacun de nous. Dès ce titre, implicitement, la barre est élevée, le niveau général du roman doit être de haute tenue, digne de son intitulé... fâcheusement il l'est, mais d'une façon si pointue, si intellectualisée qu'il sème quelques lecteurs en route.
Tout débute dans le quartier chic de Kensington à Londres en 2008. Zafar, un anglais originaire du Bangladesh, sac à dos, squelettique et l'air hagard, se présente au domicile du narrateur, un vieil ami perdu de vue depuis des années, actuellement banquier d'investissement. Ce dernier va mettre quelques minutes avant de reconnaître son ancien camarade d'université d'Oxford. Généreusement, il lui offre l'hospitalité, ce sont les prémices d'un long dialogue entre eux, d'autant que leur vision du monde s'avère quelque peu asymétrique.
L'ensemble du roman relève d'une part de ce que Zafar va vouloir raconter au narrateur, et d'autre part à ce que ce dernier souhaite raconter au lecteur. L'histoire de leur vie puissamment séparée par une indélébile barrière sociale va ainsi se mêler, puis s'emmêler au rythme de leur amitié, de leur séparation - due à la vie professionnelle - puis de leurs retrouvailles, dans des circonstances que le destin s'amuse à leur imposer. Dans une sorte de flash-back kaléidoscopique, où parfois le lecteur s'égare quelque peu, le roman aborde et enchevêtre ensemble une ribambelle de thèmes : l'indépendance du Bangladesh, les mathématiques, la crise financière, la guerre en Afghanistan, l'incursion humanitaire, l'exil, le regard et la perception d'autrui, etc. Le propos est large, cérébral, politique et un rien sensuel.
A travers ce récit, Zia Haider Rahman s'amuse à déchirer le voile des apparences ; toutes ces choses que nous croyons connaître, nos certitudes, qui sont en fait instables, non fondées, souvent bâties sur du sable. Au final, le monde n'est-il pas qu'illusion, que grotesque et sinistre tromperie, gorgé de sophismes à ne plus savoir qu'en faire ? Cependant, pourquoi faut-il absolument accepter de vivre avec ces foutues certitudes ? D'où vient cette incapacité de vivre sans l'incertitude ? Pourtant, douter, se méfier, être dans l'interrogation systématique, n'est-il pas plus sain, plus équilibré, même plus stimulant de vivre ainsi, en alerte perpétuelle, tel un suricate, face à tous ces beaux parleurs, ou plutôt ces beaux emberlificoteurs ?
Autre thème intelligemment visité : la difficulté de franchir, de s'affranchir de l'immuable frontière sociale, vécue telle une trahison, peu importe le sens du franchissement, comme le dit si bien l'auteur : on est toujours dans une position qui fait qu'il y a constamment quelqu'un à qui on tourne le dos. Cette dimension humaine s'élargit d'une considération géographique avec la question éternelle des migrations, plus que jamais à l'ordre du jour ; Zia Haider Rahman l'aborde en évoquant la difficulté de l'exilé, qui, en changeant de pays, apporte avec lui une inévitable possibilité de rupture au sein de sa propre famille.
Dans leur discussion, le narrateur, issu d'une famille aisée, prend peu à peu conscience de la supériorité intellectuelle de son ami Zafar, qui, à cause de la modestie de sa famille, a dû s'investir sans compter, prendre de gros risques, afin d'essayer de s'extraire de la glaise de son humble condition. D'ailleurs, derrière les mots et les phrases échangés, il est plaisant de discerner une irritation du narrateur, souvent pris à contre-pied par la lucidité d'esprit de Zafar.
Malgré de grandes qualités et de bonnes intentions, j'ai eu du mal à achever ma lecture, courant sur plus de huit cent pages. Certes, les propos géopolitiques sont passionnants, les considérations humanitaires sont intéressantes, les pages sur le sentiment d'exil sont poignantes, cependant ces longs passages sur la haute finance, les tergiversations interminables entre hommes de l'ombre, une romance qui traîne en longueur et en langueur m'a fait songer à un bienvenu élagage substantiel. Cependant, Zia Haider Rahman est tellement investi par son sujet qu'il n'élude rien, couchant sur le papier l'entièreté de son vaste et puissant sujet.
Roman ambitieux et lettré, peut-être un zeste de trop !