7 mars 2019


" L'amie prodigieuse III " Celle qui fuit et celle qui reste.   de Elena Ferrante   18/20


      Plaisir renouvelé, au fil des tomes, de retrouver tous les personnages napolitains de cette haletante saga. Axée autour des années 1968 à 1970, cette partie confronte nos héroïnes, Elena et Lila, aux mouvements protestataires de luttes sociales qui s'organisent un peu partout en Italie, avec en corollaire : la revendication d'une liberté sexuelle et religieuse, soit du corps et de l'esprit, avec, inhérent à cela, la découverte de la pilule et la volonté de s'affranchir du carcan patriarcal.
      Elena, diplômée de l'école normale supérieure de Pise, choisit, devant la montée inéluctable de revendications principalement sociales, de s'engager, avec sa plume, dans le combat. Récemment, elle vient de publier son premier roman grandement inspiré de ses aventures sentimentales à Ischia.  L'avis des critiques est très partagé, d'un côté ce n'est que dithyrambe, de l'autre un franc parfum de scandale. Puis, désirant toujours s'arracher définitivement de son milieu social, Elena envisage un mariage avec le fils d'une famille d'intellectuels reconnus de Florence. Cependant, cette idéalisation n'a-t-elle pas l'allure d'un miroir aux alouettes ?

      Quant à Lila, mère d'un petit garçon, elle a quitté son riche mari, Stefano Carraci, pour partir vivre dans la banlieue de Naples avec le courtois et attentionné Enzo. Devenue presque indigente, Lila se voit contrainte d'accepter de bosser dur dans une usine de salaison où les conditions de travail sont exécrables. Néanmoins, on peut lui faire confiance pour faire rebondir sa vie d'une manière ou d'une autre.

      Dans ce troisième opus, Elena Ferrante confronte ses protagonistes à une décennie charnière de l'histoire italienne, celle des émeutes estudiantines, des années de plomb, des réclamations sociales, mais surtout celle des terribles luttes idéologiques entre fascistes et gauchistes. De plus, l'ombre noire de la mafia napolitaine, la Gomorra, s'étend inexorablement... jusqu'à l'extrême droite. Devant ces temps qui changent avec fracas, devant les eaux tourbillonnantes d'un bouillonnement politique, religieux et philosophique, les deux amies d'enfance tentent de se maintenir à flot, de prendre en main leur destin : soit de fuir au calme pour réfléchir ou rester pour lutter. Vraie casuistique !

      Elena Ferrante porte haut des réflexions essentielles sur l'expérience de la féminité : comment mener de front une vie professionnelle, pour laquelle on a tant sacrifié pendant sa jeunesse, une vie de mère épanouie et une vie d'épouse comblée ? De surcroît, elle réussit, avec des mots à la fois simples et précis, à traduire le sentiment d'illégitimité que beaucoup de nous peuvent ressentir en diverses circonstances ; cette gêne qui persiste même si on a bossé longuement un sujet ; ce sentiment d'infériorité qui mine, qui tourmente, qui fragilise, qui érode toute tentative d'élévation.

      Avec Elena Ferrante on prend plaisir, une fois de plus, à se perdre dans les méandres de l'amitié : amitié en dents de scie avec ses bouleversants moments de communion intense et ses pièges aux redoutables instants de vérité, ceux où l'on se dit tout, sans filtre, même ce que l'on ne pense pas vraiment, mais qui nous venge de sombres moments de frustration, à l'image d'Elena et de Lila. D'ailleurs Lila passe de la rive de la tendresse à celle de la haine avec une facilité déconcertante sinon toute diabolique ; ce n'est pas pour rien qu'elle fait peur, par ses outrances, par ces prises de positions extrêmes et passionnées, par ses regards assassins, au point de se demander si elle ne souffre pas de bipolarité. Néanmoins, derrière son frêle corps de femme fatiguée, on devine un furieux tumulte, un feu incandescent, une volonté immarcescible, une intelligence machiavélique, à deux doigts d'un démiurge.

      Avec ce troisième volet, outre les séismes politiques d'une Italie qui implose, outre les errements amoureux et les difficultés à mener une vraie vie de femme dans un univers si misogyne, outre la continuité de l'autopsie de l'amitié féminine, Elena Ferrante possède l'art d'ensorceler le lecteur, de le rendre follement addictif,  grâce à la magie toute naturelle et à la fluidité redoutable de la narration. A dévorer sans modération, comme les autres tomes.


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