Bâti dans les années 1930 et niché au coeur du Caire, l’immeuble Yacoubian fut considéré comme un joyau architectural de grand luxe. Construit à l'époque pour loger la fine fleur de la société égyptienne, il est aujourd'hui, après un redécoupage en petits appartements, voué à abriter une population vivant avec peu de ressources. Dans ses escaliers se croise ou s'ignore toute une flopée hétéroclite de personnages : entre autre il y a Zaki, un vieil aristocrate déchu, égaré dans le souvenir d'une époque plus glorieuse ; Taha, le fils du concierge, un brillant étudiant qui n'aspire qu'à devenir policier ; Hatem, un patron de journal, vivant son homosexualité comme une originalité ; Azzam, un commerçant jouant sur toutes les opportunités plus ou moins légales ; Boussaïna, jeune fille aussi belle que pauvre, qui souhaiterait pouvoir travailler sans subir les propositions de son patron.
En ce début de XXIème siècle, Alaa El Aswany se pose en témoin d'une société percluse par une corruption à tous les niveaux, qu'elle soit politique ou venant de la rue. Cette gangrène nourrit la montée d'un islamisme radical qui n'en demandait pas tant pour s'épanouir. Sans parler des injustices et autres inégalités sociales qui obligent une population pauvre à se débattre encore plus pour surnager sur cet océan d'iniquités. De surcroît, l'absence de liberté sexuelle crée des frustrations aux conséquences dévastatrices. D'où chez les hommes les plus vieux, la naissance d'une douce nostalgie d'une époque plus libertaire d'avant la révolution de Nasser en 1952, une époque où les femmes n'étaient pas voilées, où l'alcool n'était pas tabou, une époque à l'européenne.
Chaque personnage, à un moment ou un autre, nous touche par ses espoirs de vie meilleure, cependant, dans ce marigot de vénalité, de malhonnêteté et d'avilissement, tous sont rattrapés par l'effroyable réalité du pays. De privations en spoliation chacun se bâtira une armure, plus ou moins friable, allant de la douce lassitude palliée de rêves à la plus terrible des vengeances.
Après réflexion, le personnage central du roman n'est-il pas la religion et Allah en particulier ? A chaque page, chacun a le don de le mettre à toutes les sauces ! Allah est évoqué et invoqué pour certifier une parole, comme un gage d'honnêteté, hors la plupart s'affranchissent effrontément de la moindre règle religieuse ! Tous s'autorisent absolument tout grâce à la toute sacrée " Permission de Dieu " ! Tel un laissez-passer pour commettre tous les crimes possibles et imaginables. Quelle belle et ignoble hypocrisie ! Le comble étant atteint par le prêche du cheikh Chaker, un terrible discours fallacieux, un monstrueux orchestrateur de haine vers l'autre.
Cependant, au travers de cette galerie de protagonistes bigarrés, tel un message universel, Alaa El Aswany nous tend un miroir, l'humanité n'a pas de quoi être fière de l'hideuse image qu'elle renvoie. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Cette inoubliable comédie humaine est à la fois un regard sur soi, un acte politique, la dissécation d'une société et une main tendue vers les générations en devenir.
Racontée par petites touches, comme le tableau d'un peintre impressionniste, L'immeuble Yacoubian se laisse parcourir sans effort, grâce à un pinceau colorant sans esbroufe et sachant intelligemment nous peindre et nous dépeindre... la grande toile de la vie.