30 nov. 2019

" L'immeuble Yacoubian "   de Alaa El Aswasny   19/20



      Bâti dans les années 1930 et niché au coeur du Caire, l’immeuble Yacoubian fut considéré comme un joyau architectural de grand luxe. Construit à l'époque pour loger la fine fleur de la société égyptienne, il est aujourd'hui, après un redécoupage en petits appartements, voué à abriter une population vivant avec peu de ressources. Dans ses escaliers se croise ou s'ignore toute une flopée hétéroclite de personnages : entre autre il y a Zaki, un vieil aristocrate déchu, égaré dans le souvenir d'une époque plus glorieuse ; Taha, le fils du concierge, un brillant étudiant qui n'aspire qu'à devenir policier ; Hatem, un patron de journal, vivant son homosexualité comme une originalité ; Azzam, un commerçant jouant sur toutes les opportunités plus ou moins légales ; Boussaïna, jeune fille aussi belle que pauvre, qui souhaiterait pouvoir travailler sans subir les propositions de son patron. 

      En ce début de XXIème siècle, Alaa El Aswany se pose en témoin d'une société percluse par une corruption à tous les niveaux, qu'elle soit politique ou venant de la rue. Cette gangrène nourrit la montée d'un islamisme radical qui n'en demandait pas tant pour s'épanouir. Sans parler des injustices et autres inégalités sociales qui obligent une population pauvre à se débattre encore plus pour surnager sur cet océan d'iniquités. De surcroît, l'absence de liberté sexuelle crée des frustrations aux conséquences dévastatrices. D'où chez les hommes les plus vieux, la naissance d'une douce nostalgie d'une époque plus libertaire d'avant la révolution de Nasser en 1952, une époque où les femmes n'étaient pas voilées, où l'alcool n'était pas tabou, une époque à l'européenne.

      Chaque personnage, à un moment ou un autre, nous touche par ses espoirs de vie meilleure, cependant, dans ce marigot de vénalité, de malhonnêteté et d'avilissement, tous sont rattrapés par l'effroyable réalité du pays. De privations en spoliation chacun se bâtira une armure, plus ou moins friable, allant de la douce lassitude palliée de rêves à la plus terrible des vengeances.

      Après réflexion, le personnage central du roman n'est-il pas la religion et Allah en particulier ? A chaque page, chacun a le don de le mettre à toutes les sauces ! Allah est évoqué et invoqué pour certifier une parole, comme un gage d'honnêteté, hors la plupart s'affranchissent effrontément de la moindre règle religieuse ! Tous s'autorisent absolument tout grâce à la toute sacrée " Permission de Dieu " ! Tel un laissez-passer pour commettre tous les crimes possibles et imaginables. Quelle belle et ignoble hypocrisie ! Le comble étant atteint par le prêche du cheikh Chaker, un terrible discours fallacieux, un monstrueux orchestrateur de haine vers l'autre.

      Cependant, au travers de cette galerie de protagonistes bigarrés, tel un message universel, Alaa El Aswany nous tend un miroir, l'humanité n'a pas de quoi être fière de l'hideuse image qu'elle renvoie. Comment en sommes-nous arrivés là ?

      Cette inoubliable comédie humaine est à la fois un regard sur soi, un acte politique, la dissécation d'une société et une main tendue vers les générations en devenir.

      Racontée par petites touches, comme le tableau d'un peintre impressionniste, L'immeuble Yacoubian se laisse parcourir sans effort, grâce à un pinceau colorant sans esbroufe et sachant intelligemment nous peindre et nous dépeindre... la grande toile de la vie.



23 nov. 2019






HAÏKU   Partie CXXXVII

°°°°°°°°


sur la table de jardin
une feuille tombe
- le bruit du silence


dans le feuillage cuivré
un fruit trop mûr
la pleine lune


brume du matin -
fermer les yeux
pour mieux voir


dès novembre
seulement un chuchotis
la voix de l'hiver


journées habillées de gris
nuits enveloppées de froid
que viennent les feux de Noël !


Wedding cakes de novembre et autres compagnies :

































A très vite !

18 nov. 2019

" L'origine de la violence "   de Fabrice Humbert   18/20



      Lors d'un voyage scolaire en Allemagne, un jeune professeur de lettres découvre, au camp concentrationnaire de Buchenwald, la photographie d'un prisonnier dont la ressemblance avec son père le stupéfie, avant de l'interroger, puis de l'obséder. Dorénavant, impossible de vivre dans la sérénité ; fouiller le passé familial devient pour lui une obsession vitale, d'autant que son grand-père paternel est loin de lui ressembler. Désormais, seul la vérité pourra le rasséréner, même si pour cela, il devra pénétrer les méandres visqueux de l’impensable, tous ces chemins de la médiocrité qui ont trop vite fait de transformer des hommes ou des femmes, quand l’occasion se présente, en pervers impitoyables. 

      Avec l'exhumation de ce secret de famille, Fabrice Humbert plonge au coeur de l’innommable. Depuis son enfance, son personnage principal est hanté par la peur et la violence. Leur origine respective est-elle tapie dans les silences assourdissants de son père ? Comme s'il pressentait tout jeune une mystification dont il est la victime, un lourd tombereau de non-dits. Lesquels en s'immisçant, par vagues incessantes dans le corps et l'esprit, alimentent ses nuits de cauchemars. Sa quête devra soulever de pesantes barrières familiales, et braver les interdits.

      Fabrice Humbert écrit, d'une plume soignée et intelligente, un roman sur le Mal absolu et sur la Shoah. Délicate et dangereuse ambition, car raconter et autopsier cette monstrueuse cruauté demande un certain doigté, ce sujet brûlant ne supporte pas l'amateurisme, il ne permet pas de dire n'importe quoi. Et l'auteur, grâce à la prudence qui convient, réussit un roman protéiforme en jouant sur divers registres, qu'il soit mythologique, historique ou poétique, toujours ils participent à illustrer une vision de ce mal intérieur, que chacun de nous pourrait laisser éclater à la face du monde. S'il y a une chose qui sous-tend tout cela, c'est que tous ces monstres qui ont défigurer le visage de l'humanité étaient des humains comme vous et moi. Des hommes que les circonstances ont propulsé sur le devant de la scène et où leur frustration a pu se libérer dans une noirceur abominable. Gardons en mémoire que toute forme de dictature permet l'affranchissement de notre intelligence animale sadique et perverse, comme une sorte d'ensauvagement autorisé par l'état : le couple Koch, Karl et Ilse, ou plus encore Martin Sommer, le bourreau du bunker de Buchenwald, en forment de terribles exemples.

      Afin de décortiquer les racines de la tyrannie et de donner plus de force à son propos, Fabrice Humbert invite dans ses réflexions Goethe, Hannah Arendt, Antonin Artaud ou Ronsard. 

      L'origine de la violence est un roman audacieux, à la fois personnel et universel qui ose explorer la face cachée de l'Homme. Un grand livre.


14 nov. 2019




HAÏKU   Partie CXXXVI

°°°°°°°°

rafales de vent -
saluant d'un côté puis de l'autre
les herbes folles


un étang immobile
chute d'une feuille d'automne
enfin elle se voit


grand vent -
à mon passage
révérence des peupliers


baptême de l'air -
cueillie par la brise automnale
une feuille rousse


grosse averse
tous bien au sec
dans la piscine 


12 nov. 2019

" My absolute darling "   de Gabriel Tallent   18/20




      Orpheline de mère, une jeune adolescente de 14 ans nommée Julia vit avec son père, Martin Avelson, dans une vieille maison décrépie à Mendocino, une petite ville accrochée sur la côte nord de la Californie. Très tôt elle se voit nier son prénom pour des surnoms beaucoup moins esthétiques : Croquette ou Turtle. De plus, son père lui confisque tout droit de jugement, toute amitié avec quiconque ou tout avenir qui risquerait de l'éloigner du foyer familial, donc de lui. Sans la séquestrer, il lui établit des barrières de vie draconienne, lui vouant un amour sans limite, absolu, exclusif et inévitablement incestueux.
      Persuadé de la dangerosité du monde qui les entoure, Martin lui apprend l'usage des armes à feu dès son plus jeune âge. Un jour où Julia arpente la forêt avec fusil et couteau, elle rencontre Jacob, un lycéen perdu dans les dédales du monde végétal. Intriguée, puis fascinée par le jeune homme et après bien des hésitations, Julia décide de braver l'emprise de son père et de prendre le risque de goûter au plaisir de la liberté.

      Avec ce résumé sombre et glauque, Gabriel Tallent nous construit un roman atypique où l'écriture affûtée est au service de l'intrigue, ne sombrant jamais dans un voyeurisme malsain grâce à un style habile de retenue et de délicatesse.

      Toute la puissance intrinsèque de cette oeuvre naît d'infernales tensions psychologiques dont Julia est la victime, perpétuellement écartelée entre l'amour extrême d'un père charismatique et l'envie de plus en plus forte de briser ce castrateur cercle familial. Sa maturité libératrice devra suivre un parcours infernal où violence, sévices et humiliations ponctueront son chemin de croix. De plus, une autre violence plus subtile, plus abstraite, émerge de l'entourage de Julia, notamment avec son grand-père ou ses profs ; ils se doutent que quelque chose ne tourne pas rond dans sa vie, mais sans jamais vouloir ou oser se poser les bonnes questions. Qu'il est doux de ne rien voir !

      Au fil des pages, le comportement de Martin Avelson devient très dérangeant, sans être un psychopathe ou un fou, son attitude frise la sociopathie, il ne sait plus comment vivre, d'ailleurs il ne jure que par les armes, voit le monde comme une menace perpétuelle, c'est pour cela qu'il nimbe sa façon de vivre de survivalisme. Partant du principe que le monde entier est coupable, abuser de sa propre fille lui semble innocent. Contrairement à ses agissements de déséquilibré, cet homme lit les philosophes et notamment Marc Aurèle. Il possède une grande connaissance en survivalisme, sait être tendre et aimable, mais son côté sombre, libéré par à-coup annihile tout cela.

      Hormis le contexte familial, tout le roman est nimbé d'une patine âpre et sauvage, tel l'océan Pacifique qui vient battre avec violence et impétuosité le littoral californien, ou telle, semblant régner en maître, une végétation luxuriante, dévorante, indomptée et parfois vénéneuse qui encadre beaucoup de scènes du livre. Toute cette hostilité naturelle vient augmenter d'autant l'univers cruel dans lequel baigne la pauvre Julia/Turtle/Croquette.

      A la lecture du roman, des auteurs me sont revenus en tête, particulièrement Williams Faulkner pour le lyrisme de l'infortune, ou encore à Sukkwan Island de David Vann pour la difficile relation père enfant en milieu sauvage et inhospitalier.

      Parcours initiatique aux dimensions naturalistes, roman de formation d'une rare tonalité, My absolute darling est l'histoire d'une relation père-fille monstrueuse et sublime. C'est aussi un récit poignant sur la souffrance d'une adolescente en quête de liberté. En effet, comment peut-on faire des choix judicieux quand toute son éducation est basée sur un père sociopathe et abusif mais débordant d'un amour sincère ?

      Né en 1987, Gabriel Tallent (qui n'en manque pas), a eu besoin de huit années pour venir à bout de son premier roman. On mesure aisément tout le poids de ces longues années à l'aune de la force tragique, psychologique et universelle qu'il recèle. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire dans ces pages, écrire un livre remarquable est une longue quête, il n'y a pas de secret.

      Incandescent et inoubliable.


11 nov. 2019

" L'obscure clarté de l'air "   De David Vann   19/20


      Déjà auteur du bouleversant et renversant Sukkwan Island, David Vann remet le couvert avec une déchirante réécriture d'une des figures marquantes de la mythologie grecque : Médée.
      Médée est une femme en révolte contre tout patriarcat, une femme poussant sa liberté jusqu'à briser tous les tabous pour affirmer un destin hors du commun, certes un destin effroyable, mais un destin exceptionnel, la preuve, on en parle encore 3 250 ans plus tard !

      Le roman débute par la fuite sur l'Argo, un bateau d'origine égyptienne, du jeune couple d'amoureux, Médée et Jason, les voleurs de la toison d'or. Afin de distancer Eétès, le père de Médée et roi de Colchide, celle-ci n'hésite pas à découper des morceaux du cadavre de son frère, fraîchement assassiné, pour les balancer à la mer ; son père devant continuellement ralentir pour les ramasser afin d'offrir à son fils une sépulture digne de ce nom. Médée est-elle seulement une psychopathe impitoyable assoiffée de sang ou tous ses agissements ne sont-ils pas beaucoup plus complexes ? Car comme l'écrit l'auteur : Elle est Née pour détruire les rois, née pour remodeler le monde, née pour horrifier et brider et recréer, née pour endurer et n'être jamais effacée. Après une telle exposition, il faut chercher la raison de ce déterminisme extrême dans l'attitude d'Éétès, son père et son roi. Celui-ci, comme tous les rois, ne voit dans ses filles, à peine plus qu'un outil pour s'allier d’autres peuples à travers le mariage. Des émissaires non consentantes, leur volonté méprisée. Elle aurait bientôt été envoyée chez les Hittites ou chez les Égyptiens, ou n'importe qui d'autre, et oubliée, condamnée à ne jamais revenir chez elle. De plus, sa grand-mère a été, par son fils Eétès, bannie, niée, effacée, au profit d'une seul personne : son père Hélios. Avec de tels antécédents chaque pore de la peau de Médée crie désormais avec violence à la face du monde : Vengeance !

      Après un temps d'adaptation au style de l'écriture, que l'on finit par juger remarquable, le texte prend toute son ampleur, toute sa puissance et toute sa déchirante universalité. En effet, la magie de la plume de David Vann est d'allier de façon dépendante le fond à la forme, à coup de phrases courtes, d'une structure malmenée, puis répétée à l'infini. Tout ceci ajoute à l'ensemble une rythmique orageuse menée comme une danse effrénée, telle une offrande à un Dieu, mais lequel ? Oh, peut-être celui de la littérature ? D'ailleurs de dieux, il en est souvent question, car Médée est avant tout une prêtresse d'Hécate : déesse de la lune, et de Nout : déesse égyptienne de la nuit, du firmament et la mère de tous les astres. De plus, souvent Médée se réfère à Hatshepsout, une reine-pharaonne (1458 avant J.C), une femme ...sans enfant, sans faiblesse, arborant une barbe, intouchable, et plus loin dans le temps, plus proche des dieux et des origines, mais seule, aussi. Telle est la femme que Médée aurait tant voulu être, une femme de pouvoir, une reine absolue, une déesse, gravant son histoire dans les sillons du temps.

      La figure de Jason, le chef des Argonautes, est largement égratignée, sans Médée, rien ne lui serait possible, c'est elle, par sa magie et par sa persuasion qui lui permet de s'emparer de la toison. Loin de la force tellurique de Médée, il n'est qu'un couard, un homme sans honneur, un soumis, quadruplé d'une infidélité qui alimentera encore plus la volonté d'annihilation de Médée.

      Sortie en octobre 2017, cette réécriture adroite et maligne d'une partie de la vie de Médée est à la hauteur d'un manifeste féministe, d'une proclamation à un droit d'exister à part entière, une revendication pour être enfin, elles aussi, des hommes décideurs, mais au féminin !

      Nichée au coeur des mots et des phrases, on ressent un monde où les croyances sont partout, où la peur régit tout, la peur du pouvoir en place, la peur de s'embarquer sur la moindre embarcation (rappelons que nous sommes autour de l'an -1231, et que la terre est considérée comme plate, mais au bout de l'horizon, qui y a-t-il ? Une chute irrévocable ? La main ou le visage d'un Dieu ? Un mur infranchissable ? ).

      Issue de ces temps révolus, Médée n'a jamais été autant d'actualité tant son combat contre toutes formes d'autorité masculine jalonne son parcours. Par sa force intrinsèque elle est une icône de la femme moderne et intransigeante, déterminée et combattante, insoumise et rebelle.

      Ami lecteur, ce livre fait partie de ceux, trop rares à mon goût, qui resteront foncièrement accrochés à nos mémoires, même très longtemps après sa lecture. David Vann possède un art patent de conteur doublé d'un style atypique ; avec une habileté rare, il capte les désirs brûlants et les désillusions amères d'une femme ivre de liberté dans sa forme la plus pure. Malgré son côté macabre, où justement, grâce à l'idée d'emmener le lecteur plus loin qu'il ne s'y attendait, L'obscure clarté de l'air est un roman pertinent, intelligent, inventif et finalement... inoubliable !



2 nov. 2019



HAÏKU   Partie CXXXV

°°°°°°°°°


averses d'octobre -
la nature reverdit
sans broncher


matin humide -
cachés sous le lit d'orties
une flopée de champignons



sous les feuilles mortes
un bataillon dressé
les champignons !


devant la beauté du bolet
le couteau s'avance
puis renonce


un tapis de feuilles
une nuée de champignons
le parfum de l'automne