Orpheline de mère, une jeune adolescente de 14 ans nommée Julia vit avec son père, Martin Avelson, dans une vieille maison décrépie à Mendocino, une petite ville accrochée sur la côte nord de la Californie. Très tôt elle se voit nier son prénom pour des surnoms beaucoup moins esthétiques : Croquette ou Turtle. De plus, son père lui confisque tout droit de jugement, toute amitié avec quiconque ou tout avenir qui risquerait de l'éloigner du foyer familial, donc de lui. Sans la séquestrer, il lui établit des barrières de vie draconienne, lui vouant un amour sans limite, absolu, exclusif et inévitablement incestueux.
Persuadé de la dangerosité du monde qui les entoure, Martin lui apprend l'usage des armes à feu dès son plus jeune âge. Un jour où Julia arpente la forêt avec fusil et couteau, elle rencontre Jacob, un lycéen perdu dans les dédales du monde végétal. Intriguée, puis fascinée par le jeune homme et après bien des hésitations, Julia décide de braver l'emprise de son père et de prendre le risque de goûter au plaisir de la liberté.
Avec ce résumé sombre et glauque, Gabriel Tallent nous construit un roman atypique où l'écriture affûtée est au service de l'intrigue, ne sombrant jamais dans un voyeurisme malsain grâce à un style habile de retenue et de délicatesse.
Toute la puissance intrinsèque de cette oeuvre naît d'infernales tensions psychologiques dont Julia est la victime, perpétuellement écartelée entre l'amour extrême d'un père charismatique et l'envie de plus en plus forte de briser ce castrateur cercle familial. Sa maturité libératrice devra suivre un parcours infernal où violence, sévices et humiliations ponctueront son chemin de croix. De plus, une autre violence plus subtile, plus abstraite, émerge de l'entourage de Julia, notamment avec son grand-père ou ses profs ; ils se doutent que quelque chose ne tourne pas rond dans sa vie, mais sans jamais vouloir ou oser se poser les bonnes questions. Qu'il est doux de ne rien voir !
Au fil des pages, le comportement de Martin Avelson devient très dérangeant, sans être un psychopathe ou un fou, son attitude frise la sociopathie, il ne sait plus comment vivre, d'ailleurs il ne jure que par les armes, voit le monde comme une menace perpétuelle, c'est pour cela qu'il nimbe sa façon de vivre de survivalisme. Partant du principe que le monde entier est coupable, abuser de sa propre fille lui semble innocent. Contrairement à ses agissements de déséquilibré, cet homme lit les philosophes et notamment Marc Aurèle. Il possède une grande connaissance en survivalisme, sait être tendre et aimable, mais son côté sombre, libéré par à-coup annihile tout cela.
Hormis le contexte familial, tout le roman est nimbé d'une patine âpre et sauvage, tel l'océan Pacifique qui vient battre avec violence et impétuosité le littoral californien, ou telle, semblant régner en maître, une végétation luxuriante, dévorante, indomptée et parfois vénéneuse qui encadre beaucoup de scènes du livre. Toute cette hostilité naturelle vient augmenter d'autant l'univers cruel dans lequel baigne la pauvre Julia/Turtle/Croquette.
A la lecture du roman, des auteurs me sont revenus en tête, particulièrement Williams Faulkner pour le lyrisme de l'infortune, ou encore à Sukkwan Island de David Vann pour la difficile relation père enfant en milieu sauvage et inhospitalier.
Parcours initiatique aux dimensions naturalistes, roman de formation d'une rare tonalité, My absolute darling est l'histoire d'une relation père-fille monstrueuse et sublime. C'est aussi un récit poignant sur la souffrance d'une adolescente en quête de liberté. En effet, comment peut-on faire des choix judicieux quand toute son éducation est basée sur un père sociopathe et abusif mais débordant d'un amour sincère ?
Né en 1987, Gabriel Tallent (qui n'en manque pas), a eu besoin de huit années pour venir à bout de son premier roman. On mesure aisément tout le poids de ces longues années à l'aune de la force tragique, psychologique et universelle qu'il recèle. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire dans ces pages, écrire un livre remarquable est une longue quête, il n'y a pas de secret.
Incandescent et inoubliable.
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