29 mars 2021

" La bâtarde d'Istanbul "   de Elif Shafak   16/20


      Autour des années 2000, Armanoush Tchakhmakhchian est une jeune fille perturbée, elle oscille entre ses origines arméniennes et américaines. Un beau jour, et dans le plus grand secret, elle s'envole pour Istanbul afin de mieux connaître la partie turco/arménienne de sa branche paternelle. De sa rencontre avec Asya et de ses quatre tantes naîtra une amitié réciproque. Cependant, en évoquant le passé, inévitablement des révélations se font jour, déchirant un tissu de non-dits sur deux histoires étroitement soudées par le destin : l'une familiale et l'autre issue de la tragédie du peuple arménien.

      Les traumatismes et les déchirures de l'histoire de la Turquie sont si profonds et si dramatiques, qu'ils laissent un terreau très fertile pour qu'une littérature digne de ce nom puisse y prospérer avec intelligence, du moins est-ce le cas pour Elif Shafak. Elle nous donne à lire une Istanbul moderne, écartelée entre passé et avenir, un pied de chaque côté du Bosphore, l'un souhaitant suivre une Europe progressiste où prime l'idée de liberté, et l'autre restant fidèle aux traditions d'un Orient de légende. Comme le dit si bien Amin Maalouf dans la préface, inspiré du célèbre livre de Pessao : Elif Shafak écrit, et de belle manière, sur l'intranquillité.

      Assurément, le monde de l'écrivaine est celui des femmes, des femmes qui tissent le lien familial, des femmes qui soignent les plaies, des femmes éternelles. Toutes portent le deuil d'un père, d'un époux ou d'un fils. De fait, les hommes ne sont que de passage, leur présence est furtive, telles des ombres : décédant trop vite pour laisser une trace indélébile, ils n'existent que par leurs souvenirs.

      Elif Shafak met en scène une famille de chaque origine, l'une turque, vivant à Istanbul sous le toit d'une grande maison ottomane : un konak ; et l'autre arménienne, vivant en diaspora en Amérique. Entre ces deux communauté, Elif Shafak ouvre les débats qui fâchent. Elle argumente intelligemment entre une Turquie qui a aboli son passé pour mieux se tourner vers l'avenir et une Arménie qui vit éternellement avec à l'esprit le génocide qu'elle a subi sous l'autorité ottomane. Elif sait unir, pacifier et réconcilier grâce à l’intelligence d'une catharsis patente. Autre confrontation avec un Istanbul où se côtoient les têtes voilées et les jupes très courtes, les jambes couvertes et les bras tatoués, l'islam rigoureux et le nihilisme par bravade. Avec une rare clairvoyance, Elif confronte les esprits et les consciences à un monde cosmopolite, tels que l'étaient tant de villes du Proche-Orient avant l’arrivée d'un intégrisme pur et dur.

      Néanmoins, j'ai deux petits bémols qui m'ont gêné : primo, raconter l'histoire de deux familles sur quatre générations, cela induit un nombre très important de protagonistes, et je m'y suis parfois noyé ; secundo, multiplier les flash-back entrelaçant personnages et histoires m'ont obligé à quelques marches arrières dans ma lecture.

      La bâtarde d'Istanbul est un roman universel à l'inspiration pacificatrice qui cherche à souligner les différences pour mieux les absorber, les dissoudre dans le temps, avec, en dessein, une rédemption puis une acceptation de l'autre et de ses richesses culturelles.


17 mars 2021

 



HAÏKU   Partie CLII


°°°°°°°°°


une nuit sans lune -

partout ici ou là

des rêves s'allument



dans une existence finie

une aube fleurie

engendrer un infini



neige et vent

flocons si légers

déjà remontés au ciel



léger vent de mars

entre jonquilles et narcisses

la danse des fleurs



impatiente de fin d'hiver

sur la terre nue

épiphanie de ciboulette



12 mars 2021




 " Dépôt de bilan "   de Annie Lebaillif   17/20


      Tout au long de dix histoires entremêlant souvenirs personnels et digressions romantiques, Annie Lebaillif nous balade des années 60 jusqu'à aujourd'hui. De tous ses éclats de vie, il en ressort les moments forts qui ont construit sa personnalité, passant de la naïve dactylo ignorante des codes de la société, à la bienfaitrice œuvrant dans l'humanitaire et découvrant un pays de corruption. Le livre s'avère comme une forme originale de récits initiatiques. Grâce à une plume affirmée, on discerne, sous les coups de buttoirs d'une jeunesse impulsive, une société en phase de mutation qui peine à sortir d'un patriarcat omniprésent et prétendu omniscient.

      Parmi la dizaine d'histoires, La grande île aurait pu s'orienter vers une rédaction plus longue et même donner lieu à un roman. Cette narration possède une telle richesse de paysages, de parfums, de sentiments, d'anecdotes et de condition humaine, qu'elle ne demande qu'à s'émanciper de son carcan, qu'à élargir ses ailes pour atteindre l'envergure de son ambition.

      Ayant relu récemment La pitié dangereuse de Stephen Zweig, j'ai décelé maintes similitudes dans le style de la plume ; au premier abord, l'écriture semble simple, mais il s'agit d'un facilité fallacieuse. En effet, rapidement on ressent la nécessité du mot juste et du parfait ordonnancement de la phrase ; tout le reflet d'un honnête travail de ciselage. Cette sensation, je l'avais précédemment perçu, de façon vive, lors de la lecture de son premier roman : La vie sans ailes (critiqué dans ces mêmes pages).

      Mon seul regret vise l'ampleur de l'exercice, une dizaine de récits supplémentaires, du même acabit, aurait permis de renouveler le plaisir et de mieux appréhender la structuration exhaustive d'une vie.

      Derrière la danse des mots transparaît une profonde humanité, et cela est peut-être le message essentiel de ces dix récits : essayer d'être là pour l'autre.


1 mars 2021



" Churchill "   de Andrew Roberts   19/20


      Grâce à des archives nouvellement accessibles accouplées à un gigantesque travail de recherche, Andrew Roberts nous donne à lire une biographie bouillonnante sur un personnage hors-norme : Winston Leonard Spencer Churchill. Cette somme de travail nous révèle la mesure du destin incroyable de cet homme surnommé aussi : le Vieux Lion. 

      La vie de Winston Churchill est d'une richesse si exceptionnelle qu'il serait vain d'en faire sur cette page une liste exhaustive. Cependant, en voici les soubresauts. Sa vie débute sous les affres de l'abandon parental : sa mère, d'origine américaine, préférait courir les réceptions mondaine ; son père, un aristocrate victorien, jouait le mari volage et intriguait comme député conservateur en fomentant des cabales politiciennes. Ainsi, l'enfance du jeune Winston fut malheureuse, seule sa nourrice lui prodigua une véritable affection ; il la remercia en veillant à ce qu'elle ne manque de rien le restant de sa vie. L'auteur comptabilisa 66 lettres d'amour de Winston pour ses parents, contre 6 missives parentales toutes pleines de reproches comme : Tu ne seras qu'un raté de la société. Ou encore : Ton existence finira par dégénérer dans le malheur, la bassesse, la futilité. Son père ne vécut pas assez longtemps pour voir ses prédictions désavouées, et de quelle manière ! Sont-ce ces négligence et férocité affectives qui donnèrent à Winston, ébloui par le parcours de Napoléon, un désir et une foi inextinguibles de réussite ? Il est permis d'y croire. 

      Né en 1874, Winston Churchill devint, entre autre, Premier Lord de l'Amirauté de 1911 à 1915, locataire du 10 Downing Street de mai 1940 à juillet 1945, puis à nouveau premier ministre d'octobre 1951 à avril 1955, sans oublier qu'il reçut le Nobel de littérature en 1953. Et ceci n'est que la face visible de l'iceberg...

      Grâce à la plume légère et précise d'Andrew Roberts, le lecteur s'imprègne sans effort de la vie d'un homme qui aurait pu mourir de nombreuses fois, mais qu'un destin ou qu'une sorte d'ange gardien avait réussi à protéger pour qu'il devienne un jour celui qui se dressa, seul, face au nazisme, quand toute l'Europe avait capitulé. Sa volonté de fer, sa foi insatiable en la démocratie, sa faconde inégalable, sa longue expérience politique et militaire, sa confiance indéfectible dans le peuple anglais, lui avait permis de proclamer un NON catégorique à Hitler, quand, même dans son propre parti politique, l'immense majorité prônait une capitulation immédiate aux retombées incalculables pour le restant du monde libre.

      Loin d'être une hagiographie, cette biographie n'édulcore aucunement les erreurs de Churchill. Elle les pose à plat, les soupèse, et les compare aux prises de décisions judicieuses, leur donnant ainsi le poids d'une plume face à l'enclume des bénéfices engrangés. 

      S'il est une qualité particulière du grand homme, il faut souligner son étonnante force de prédiction, sa capacité à anticiper l'avenir, à pressentir un danger qui ne se concrétiserait que des années plus tard, comme avec le nazisme ou le stalinisme.

      Parmi ses aptitudes, il possédait une excellente mémoire qui lui permettait de réciter des textes entiers de poésies, même des années après. Il avait aussi le don, en cas de victoire incontestable, de ne pas écraser ses adversaires politiques même si la lutte qui les avait opposés fut acharnée. Noblesse oblige. Même si ses opinions sur la politique colonialiste de l'Empire britannique vont à l'encontre de l'idéologie actuelle, ses points de vues, notamment au sujet de l'Inde, sont d'une pertinence intéressante, portant une vision qui dénote une responsabilité digne des plus grands. Et que dire de ses avertissements face à l'islamisme agressif et invasif, et cela dès la fin du XIXème siècle ! Grand visionnaire vous dis-je !

      Winston Churchill réunit tant de qualités en une seule personne, qu'il se positionne définitivement comme un homme extraordinaire au destin incomparable. Il avait rendu tant de services inestimables à son pays, que lors de sa cérémonie funèbre, la Reine Elisabeth II créa un précédent en prenant la décision d'y assister en personne - marque toute particulière de faveur royale - car les souverains n'allaient uniquement qu'aux obsèques des membres de leur famille.

      Incontestablement ce livre est une somme à la démesure de l'Homme qui marqua de son empreinte indélébile le Royaume britannique.