Petit aperçu du jardin estival
Partie 1
Petit aperçu du jardin estival
Partie 1
" Toute la lumière que nous ne pouvons voir " de Anthony Doerr 17/20
Touchant destin de deux adolescents otages de leur époque.
Intelligent et sensible.
En 1934, Werner Pfennig, 8 ans, est un orphelin allemand aux cheveux blancs, élevé par une religieuse protestante d'origine alsacienne. Il vit dans la Ruhr, ce pays d'acier et de charbon, criblé de cheminées fumantes telles des locomotives. Promis au terrible travail de la mine, le petit homme développe une curiosité précoce pour les postes de radio qu'il s'amuse à démonter et à remonter, parvenant même à capter une lointaine voix française, toujours suivie du Clair de lune de Debussy. Werner est instantanément séduit par ce qu'il entend. Ses talents ne vont pas passer inaperçus dans l'Allemagne du Troisième Reich, toujours enclin à dévorer ses enfants prodiges. Werner rejoindra la Wehrmacht, où ses connaissances en transmissions électromagnétiques seront idéales pour repérer les radios des partisans du front de l'Est, puis partout ailleurs.
De l'autre côté de la frontière, à Paris, vit Marie-Laure Leblanc, la fille du serrurier du muséum d'histoire naturelle. Frappée de cécité à l'âge de 6 ans, l'adolescente a su trouver ses marques dans l'appartement familial, puis dans le quartier, grâce aux maquettes réalisées par son père reconstituant ce même quartier en modèle réduit. Malheureusement, ce fragile bonheur sera bousculé par l'approche des troupes allemandes, ils seront contraints de se réfugier chez un grand-oncle habitant Saint-Malo. Là, pour échapper à un monde en perdition, Marie-Laure se plongera dans la lecture en braille de Vingt-mille lieues sous les mers, avant de confier sa candeur à la Résistance locale.
Toute la lumière que nous ne pouvons voir, ce titre est des plus engageant, à la fois mystérieux et généreux, renvoie au spectre très étendu de la lumière, aux ondes radios. Cette même radio qui est le cœur du roman, un cœur qui bat d'amour, mais aussi d'espoir dans un retour à un monde plus assagi, un monde en paix.
En suivant le destin d'une jeune aveugle et d'un petit orphelin, Anthony Doerr nous plonge dans les bourrasques de l'Histoire, certes, mais où les péripéties ne suivent pas forcément des rebondissements attendus, et où plusieurs niveaux de lectures s'offrent à nous. Ainsi sous sa plume, la guerre est surtout constituée d'une myriade d'histoires minuscules, reliant les hommes, les femmes et les enfants par d'invisibles fils qui font tout le ciment de la vie. Là encore, prétexte pour nos conter ces innombrables lumières essentielles non perçues par l'œil.
Autour de Marie-Laure et de Werner, toute une constellation de personnages secondaires et attachants vient rendre de l'humanité à ce monde qui en manque tant : Le père de la jeune aveugle, prêt à tout pour lui faire oublier son handicap ; la sœur de Werner, une fille insoumise qui saura rester digne même sous l'horreur nazie ; un frêle adolescent passionné par le monde des oiseaux, dont le caractère rêveur ne peut s'adapter aux exigences du Reich ; un grand-oncle mystérieux et misanthrope qui ne pourra résister à la douce et touchante personnalité de Marie-Laure. D'ailleurs qui de nous, lecteur, pourra rester de glace face au courage fou de ce petit ange aux yeux éteints ?
Il y a beaucoup d'émotions qui traversent ce roman, beaucoup de beauté, beaucoup de poésie, beaucoup de dignité, beaucoup de lumière, il le fallait car derrière cela, un mur d'atrocité est érigé, toujours en arrière plan, mais si présent : la terrifiante face obscure de l'humanité.
Mon seul grand bémol vient de la volonté de l'auteur de vouloir tout raconter en même temps, ainsi il s'autorise une infinie multitude de flash-back, cassant le rythme du récit, mais surtout spoliant tout un pan de l'histoire. Honnêtement, cela m'a gâché mon plaisir, une narration avançant chronologiquement aurait grandi encore un peu plus le récit, mais voilà, on bouscule tout pour faire moderne, pour faire dans le coup.
Avec ses romans, Anthony Doerr fait dialoguer l'imagination, les sciences et la mémoire, il nous propose une réflexion profonde sur le destin et sur le libre arbitre, comme l'un des moyens de sortir de nos coquilles d'anatifes et de s'ouvrir à un monde où tout reste à bâtir pour atteindre cet âge d'or si lointain, si lointain, qu'il en devient une quête illusoire.
" Juste après la vague " de Sandrine Collette 12/20
Une famille au cœur du chaos.
Un accident volcanique vient de provoquer un gigantesque raz-de-marée, dévastant tout sur son passage. Comme l'eau continue de monter, une famille nombreuse décide alors de fuir cette terre inexorablement inondée. Mais la barque prévue pour partir est trop petite pour emmener les onze membres de la famille. Trois devront rester, ils seront récupérés lors d'un second voyage. Qui partira ? Qui devra rester ? Pourront-ils survivre à la montée des eaux ? Et ceux qui partent trouveront-t-ils rapidement une terre non-inondée avant que le manque de nourriture se fasse sentir ou qu'une tempête trop forte ne coule la barque ?
Dans cette terrible et anxiogène robinsonnade le suspens est partout, à l'instar des autres romans de l'auteure. Cependant, cela suffit-il pour en faire un livre inoubliable ?
Bâti pour être extrêmement émouvant, ce récit évoque des choix impossibles, des choix qui déchirent à jamais le cœur : choisir qui sacrifier parmi ses enfants pour sauver les autres. On est dans l'obligation de choisir si on ne veut pas tout perdre. Néanmoins, comme choisir c'est perdre, il n'y a aucune bonne solution. Le dilemme est effroyable, comme William Styron dans " Le choix de Sophie ", Sandrine Collette le pose. Malheureusement, la comparaison s'arrête là. Car l'auteure utilise, pour arriver à ses fins, des invraisemblances incroyables : un raz-de-marée avançant à 500 kilomètres heure, bizarrement un niveau de l'eau qui monte sans cesse, sans la moindre explication, les tempêtes succèdent pratiquement aux tempêtes et une dernière page tellement improbable, qu'elle ferait sourire si la situation n'était pas si dramatique. Si on veut écrire sur le cruel et l'accablant, il faut aller jusqu'au bout, et ne pas laisser une once d'espoir à ses protagonistes, tant pis pour les lecteurs avides d'une fin heureuse, car là, on n'y croit pas une seconde, dommage !
Alors bien sûr, on pourra me contredire en argumentant qu'il s'agit d'une fable aux accents mythologiques assumant ses références bibliques, d'ailleurs l'un des jeunes garçons ne s'appelle-t-il pas Noé ? Et cette montée des eaux inexplicables ne fait-t-elle pas songer au déluge ? Et ces animaux sur le bateau, et le monstre marin, et les poissons disséminés ici ou là comme symboles du christianisme. Trop facile, rétorquerais-je. Trop évident. Trop allégorique. J'aurais franchement préférer que Sandrine Collette aille vers un récit dystopique, où l'inéluctable montée des eaux, due au réchauffement climatique, amenait à une même situation sans pour autant loucher du côté de l'improbabilité ? L'occasion était parfaite dans le climat actuel, re-dommage !
De surcroit, il m'a manqué un sentiment d'empathie. Le roman attaque très fort sans que le lecteur ait le temps de sentir l'existence des personnages, de mesurer la force des liens invisibles qui les lie. Je ne dirais pas que l'on se fout de ce qui leur arrive, mais presque. Pas de compassion ou si peu. Heureusement, le sentiment de culpabilité de la mère vient bousculer tout cela pour en faire le moteur du roman. Faut-il ajouter que les scènes avec les enfants seuls s'éternisent un peu trop, que l'ensemble est un rien bavard et répétitif, et que lire ce roman en zigzag n'est pas une mauvaise idée ? Et pourtant, avec cette famille en lutte contre les forces de la nature, beaucoup d'éléments étaient là pour en faire un récit passionnant et réaliste. Dommage, mince, je l'ai déjà dit !
" Les vertueux " de Yasmina Khadra 18/20
Une épopée à auteur d'homme.
Algérie, 1914 ; Yacine Chéraga, un garçon de 17 ans, a toujours vécu avec sa famille dans un village perdu dans l'arrière pays. Un jour, suite à une sale manipulation, il est envoyé en France pour se battre contre l'armée allemande en lieu et place du fils de Gaïd Brahim, riche propriétaire des terres de la région. Après l'armistice, de retour en Algérie, sa famille a disparu...
Le nouveau roman de Yasmina Khadra nous raconte l'itinéraire d'un jeune homme que le mauvais sort poursuit avec une assiduité indéfectible. Traqué, malmené par l'outrance d'un destin épouvantable, il n'a que sa candeur et son immarcescible humanité pour parer les coups du fatum qui l'envoie perpétuellement chuter de Caribe en Sylla. Ainsi, traité en paria, il devient clandestin puis bagnard.
Un lyrisme romanesque souffle sur l'Algérie coloniale, mille sentiments exacerberont les personnages : la discrimination, la suffisance, la solidarité, l'arrogance, l'insoumission, l'amour, la haine, le sacrifice, etc. Difficile de vivre dignement dans une période où la misère extrême côtoie la richesse des colons.
Le récit à la première personne de Yacine convoque toute notre empathie, on souffre avec lui, on crie à l'injuste flagrante avec lui, on éprouve et on partage ses maigres joies, ses bonheurs fugaces. Car même sous les plus terribles épreuves, il garde une ligne de conduite exemplaire faite d'honnêteté, de vaillance et de probité. Ô mille fois il aurait l'occasion de glisser vers l'inhumanité, mais son éducation, sa morale, son mental et sa foi en ses ancêtres l'envelopperont dans une immuable une carapace vertueuse. Personnage à la philosophie de vie inoubliable, à la sagesse abyssale et au pardon exceptionnel. Un homme qui sait se contenter de ce qu'il a, de surcroît, la beauté de son Algérie natale lui confère un éternel ravissement. Un saint homme quoi !
Quant à la plume de Yasmina Khadra, elle virevolte sur le récit toujours de façon élégante, intelligente et même poétique. ainsi, ces plus de 500 pages me semble bien courtes. J'avais envie d'en savoir encore plus sur l'entre-deux guerre algérienne, sur les luttes de pouvoir anticolonialiste, sur la magnificence des paysages algériens. Mon seul bémol vient de l'immortalité confondante du groupe de soldats algériens entourant Yacine, tous font les 4 ans de guerre dans les tranchées, et une bonne partie d'entre-deux revient indemne. Quand on sait que très peu de ceux qui se sont battus dès 1914 en sont revenus, cela interroge.
Néanmoins, cela reste une belle et effroyable histoire de ces algériens, considérés comme des sous-hommes par la France, mais qui n'ont jamais démérités et qui méritent toute notre reconnaissance. Et si j'osais, je dirais qu'il y a du Camus derrière les mots de Yasmina/Yacine. Cette sagesse universelle, cette volonté d'apaiser les colères et les rancœurs de ces gens, qui plus de 60 ans après l'indépendance algérienne, continuent de distiller un fiel caduque, une acrimonie malveillance face à ceux qui ne songent qu'à la paix entre les deux pays.