26 déc. 2025


 " Les fleuves du ciel "  de Elif Shafak   18/20

      Londres, 1840. Un bébé vient de naître sur une rive de la Tamise, sa mère, dépressive, est une miséreuse vivant dans les taudis de la capitale, pourtant son enfant nommé Arthur connaîtra un destin inouï, grâce à une mémoire phénoménale. A l'âge de 13 ans, son père, un être vénal et alcoolique, lui déniche un boulot comme apprenti dans une imprimerie renommée. Sa vie basculera le jour où Arthur verra, entrant dans le British Muséum, des gigantesques statutes ailées, à la figure humaine et au corps de taureaux, se sont des lamassus appartenant à Assurbanipal, l'un des rois assyriens. Dès lors, il pressent que sa vie n'aura de sens et d'intérêt qu'autour des civilisations mésopotamiennes et de son écriture cunéiforme.

      Turquie, 2014. Chassées de leur village, Naryn, une fillette de 9 ans, et sa grand-mère yésidie entreprennent un long voyage, traversant des terres en guerre dans l'espoir d'atteindre la vallée sacrée de Lalesh ; lieu où a vécu le peuple Yésidie en Irak, afin d'y baptiser Naryn.

      Londres, 2018. Zaleekhakh est une jeune femme hydrologue subjuguée par tout ce qui se rapporte à l'eau. Afin de fuir un mariage en perdition, elle emménage sur une péniche. Psychologiquement fragile, car abîmée par la perte de ses parents quand elle était enfant, Zaleekhakh recherche une forme de catharsis où l'eau est la composante essentiel.

      La mémoire, l'identité, la transmission et les génocides sont les thèmes de ce remarquable récit. Elif Shafak réussit une belle épopée, entrelaçant trois portraits et deux siècles, dans une danse s'harmonisant autour de l'élément liquide, indispensable à la vie : l'Eau. Sous sa plume élégante, l'autrice en fait une allégorie poétique. L'eau devient la mémoire intangible des civilisations qu'elle a côtoyées. Les pluies engendrant les torrents, les rivières, les fleuves, puis les océans, elle relie le ciel et la terre dans une communion et un brassage ininterrompus depuis les civilisations antiques. Par l'intermédiaire de ce fil rouge, Elif Shafak met en lumière le mépris de l'Occident pour cet Orient où la toute première civilisation est née, inventant l'écriture et les lois. A noter, sensiblement à la même époque, il y a une sorte de correspondance avec ce qui se passa en Egypte et en Chine, du moins pour l'écriture.

      La romancière turque évoque également les tragédies du passé du peuple Yésidie, qui, telles un effet miroir, sont également contemporaines et aussi effroyables. Malheureusement, ce bouleversant passé fait écho à l'actualité. Comme l'écrit Elif Shalak : ... ce qu'on nomme civilisation n'est en vérité qu'un ouragan en sursis. Puissant, protéen, parfaitement destructeur, qui tôt ou tard se libérera de ses entraves et engloutira tout sur son chemin insatiable. Pour reprendre le titre d'un essai de Laure Murat, je rajouterais : Toutes les époques sont dégueulasses.

      Ce roman célèbre la force des histoires, celle que l'humanité se raconte depuis la nuit des temps. Grâce aux tablettes d'argile, même les récits les plus anciens ressurgissent au gré de fouilles. Une partie de la mémoire du monde surnage, malgré les inondations, les incendies, les exactions, les génocides.

      J'ai été particulièrement touché par le personnage d'Arthur. Loin de se laisser abattre par la pauvreté de sa condition, il a la force de soulever en lui une volonté, une ligne de conduite, une passion, qui vont l'amener à fréquenter des horizons inespérés. Il est en quelque sorte un colibri, l'espoir du monde, même une sorte de redemption, qui aura fait ce qu'il a pu, avec une naissance si miséreuse et une adversité si constante. Inconsciemment, comme en parallèle, en similitude, j'ai songer au roman  Martin Eden de Jack London.

      Ce roman est également une plaidoirie pour la pérennité des fleuves, que l'Homme cesse leur destruction à coup de pollutions et de barrages, privant les peuples vivants en aval d'une eau pure en quantité pour eux-mêmes et leurs cultures.

      Les fleuves du monde est un excellent roman d'apprentissage et de spiritualité, un roman érudit et accessible, qui donnera, je l'espère, l'envie pour beaucoup de lecteurs et lectrices de se documenter sur cette extraordinaire période que fut celle de l'invention de l'écriture.


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