" Gatsby " de Francis Scott Fitzgerald 18/20
Été 1922, en pleine prohibition, Gatsby, un jeune multimilliardaire aux origines et aux ressources douteuses, organise des soirées somptueuses dans sa villa de Long Island. Tandis que le gratin new-yorkais s'enivre de ses cocktails de contrebande, s'entretient des derniers potins à la mode, profite d'un orchestre digne des plus grandes salles de concert, danse frénétiquement sur ses pelouses admirablement entretenues, Gatsby lui, debout sur le rivage de sa propriété, seul dans ses réflexions, n'a d'yeux que pour cette petite lumière verte qui scintille dans la nuit de l'autre côté de la baie. Mille personnes sont là, qui s'amusent comme des fous et des folles, et lui est esseulé, le regard droit, obnubilé par ce phare, comme un point de repère, une bouée, une espérance, une vitale raison de vivre.
D'où vient réellement Gatsby ? Pourquoi s'est-il installé là ? Pour quoi, pour qui cette fortune indécente ?
Le narrateur Nick Carraway, impliqué malgré lui dans cette quête romantique, va peu à peu percer le mystère. En même temps il prendra conscience de la cruauté ordinaire de ceux, chanceux, qui sont nés riches, de l'arrière-goût âpre des lendemains de fête, et de la volatilité des amours de jeunesse.
Nous sommes en août 1924 quand Francis Scott Fitzgerald âgé de 28 ans achève l'écriture de Gatsby, une histoire fortement alimentée par son expérience personnelle, car lui aussi a connu l'argent qui coule à flot, les fêtes somptueuses et la consommation outrancière de l’alcool de contrebande. Sans oublier une inadaptation viscérale de toutes ces personnes, venues de l'ouest comme lui, qui n'arrivent pas à exister sans tricher sur cette côte Est, si attirante, si particulière, si spécifique, si "inexpugnable".
Gatsby est un personnage entier, qui porte en lui une aptitude extraordinaire à l'espoir, amplifiée d'une vocation romantique si rare, si pure, si idolâtrée, que posée sur le sol chaotique de la vraie vie, elle n'est plus crédible, et se métamorphose en désolation, en perdition, en naufrage, puis inévitablement, en disparition totale. (Oui je sais, j'ai l'art de faire des phrases alambiquées, parfois une deuxième lecture peut s'avérer nécessaire, désolé, je ne suis pas maître de tout !)
Francis Scott Fitzgerald nous fournit une clé majeure de compréhension de Gatsby en avouant comme livre de référence le célèbre Satiricon de Pétrone, car Gatsby est une oeuvre satirique, la critique sociale y est féroce, et dieu merci, n'épargne personne, ni les richissimes snobs, habitants les quartiers huppés, ni les prolétaires du Queens, tentant petitement de survivre dans cette ville d'hystériques privilégiés. Les deux extrémités de l'échelle sociale sont loin d'être étanches puisque malgré le contraste flagrant des décors, l'hypocrisie est la même, ainsi que l'abus d'alcool, le vide des conversations, le racisme bête, les tromperies multiples et les apparences fallacieuses. Francis Scott Fitzgerald ratisse large, personne n'en sort indemne. Puis, à côté du lot, mais pas au-dessus, se place Gatsby qui incarne à lui tout seul une sorte de porosité des classes, puisque son passé est soumis à caution, et que sa richesse est manifeste. Formidable peinture d'une Amérique insolente, arriviste et décadente.
Satire certes, mais également un roman noir, un vaudeville, un roman d'amour, un roman d'apprentissage et une chronique de cette époque charnière, où plus rien ne sera comme hier.
L'action du roman qui se déroule en 1922, décrit en vérité un monde en mutation, plus rien ne sera comme avant, la société bouge, avance, avec la multiplication des automobiles, et celle non-moins importante de la réclame publicitaire (comme on disait à l'époque) qui investit toutes les surfaces libres. D'où un changement de décor fondamental sur les habitudes de vie. Le livre insiste sur l'automobile, tout y fait allusion, tel un fil rouge qui mine de rien nous conduirait le long de la route du roman ! La preuve ? Outre que la voiture s'immisce dans le nom de certains personnages (Carraway, Jordan, Baker), les accidents bénins ou graves voire mortels font florès, presque un par chapitre, le drame final est issu du fauchage de Myrthe par un bolide, son mari Wilson, est lui-même garagiste, etc...
Que je n'oublie pas la scène de l'enterrement, si poignante d’écœurement. Elle pose bien le problème de la reconnaissance, ou plutôt du manque total de reconnaissance, après la disparition de quelqu'un. Car tous ont profité des largesses, des fêtes, de la générosité d'un homme qui n'était surement pas d'une probité totale, comme tant d'autres hommes, mais quand celui-ci disparaît dans des conditions admirables de retenue, seules trois personnes sont présentes, les autres par pleutrerie, par indifférence, par ingratitude, ou par peur de salir leur réputation, préfèrent odieusement ignorer cette disparition.
Nonobstant tout cela, je ne résiste pas par espièglerie à évoquer un contraste paradoxal et troublant : une confusion de l'identité sexuelle des personnages. En effet, les femmes sont virilisées : Jordan Baker est décrite très mince avec une poitrine menue, à l'indépendance sociale et batifoleuse d'un homme ; Myrthe, la femme du garagiste, décide de tout, que ce soit de ses amours ou de ses finances ; Daisy s'habille d'une veste ornée de deux rangées de boutons de cuivre, comme un vrai militaire. En face de ces femmes, Tom s'affiche avec une tenue d'équitation, pour le moins efféminée, et Gatsby se vêt de rose. Ajouté à cela un comportement souvent cynique chez les femmes, alors qu'il faut reconnaître une sorte de romantisme prononcé chez les hommes. Quel amoncellement d'ambiguïté ou de modernisme affiché !
A sa sortie en août 1925, et malgré une critique dithyrambique, ce livre fut un échec commercial, vendu seulement autour de 21 000 exemplaires, alors que ces deux romans précédents battirent des records. Cependant, le temps passant, ce roman adapté deux fois au cinéma, se vend aujourd'hui à 300 000 exemplaires par an en Amérique !
Bref Gatsby, c'est l'histoire d'un homme qui ne s'enrichit pas pour une satisfaction personnelle, certes non, mais exclusivement pour reconquérir son amour perdu, dont il doit se montrer digne. Cependant les plus belles espérances ne sont que de simples espérances !
Un chef-d'oeuvre de la littérature américaine, une oeuvre rare, puissante, à la fois belle et simple, tirée au cordeau sur la perte des illusions. Un roman universel !