29 janv. 2016


" Samarcande "   de Amin Maalouf     17/20




En partant de passionnants faits historiques, l'auteur nous invite à un voyage oriental dans la Perse du XIème siècle, celle qui subit l'occupation ottomane, puis la Perse du début du XXème, celle qui ne put s'émanciper, faute de finances saines.

La première partie revêt la forme d'une biographie romancée de Omar Khayym (1048-1131), philosophe perse, l'inventeur du célèbre symbole X qui introduit l'inconnu en math, mais également astronome de génie, libre-penseur, grand sage et... grand amoureux du vin, si si, d'ailleurs il en fit d'admirables poésies !

De son oeuvre écrite, ses fameux Robaïyat (quatrains) ont fortement marqués son temps, notamment pour leur sagesse, leur clairvoyance, leur scepticisme face aux vérités de l'époque, y compris religieuses. D'ailleurs je ne résiste pas à vous en proposer une, adressée à Allah, admirable de pertinence et de justesse : 

Quel homme n'a jamais transgressé Ta Loi, dis ?
Une vie sans péché, quel goût a-t-elle, dis ?
Si Tu punis le mal que j'ai fait par le mal,
Quelle est la différence entre toi et moi, dis ? 

Bien sûr, il eut souvent maille à partir avec les autorités, mais la sagesse de sa langue et son esprit de lettré, lui permirent de louvoyer avec noblesse parmi les îlots d’obscurantisme qu'il rencontra.

Autre personnage, Hassan Sabbath, le fondateur de l'ordre des assassins, celui qui réussit par sa diabolique intelligence à manipuler les hommes et les foules sous couvert de la religion musulmane. Un homme redoutable et redouté dont j'ai déjà évoqué son parcours sanglant au travers du roman de Vladimir Bartol intitulé Alamut, sur lequel j'ai publié une critique élogieuse dans ces mêmes pages le 14/08/2015.

Sans oublier Nizam el Molk, le grand vizir d'Ispahan, cherchant à gouverner son pays avec bienveillance, mais soumis aux luttes d'influences de son entourage, sans oublier l'éternelle corruption, cancer de toute politique.

Cette première session, captivante et enthousiasmante de puissance narrative, se lit trop vite, on aurait aimé baigner bien plus longtemps dans cet univers dépaysant des contes de mille et une nuits. Dommage.

Puis vient la deuxième partie, se déroulant au tout début du XXème siècle, l'auteur nous explique l'impossibilité pour un pays comme la Perse de se réformer en s'offrant une constitution, au travers de la vie de Djamaleddine, intellectuel et grand penseur. Devant lui, les chefs religieux persuadèrent le shah que des élections seraient contraire à la Loi de Dieu, et puis l'état, constamment à cours d'argent pour cause de corruption, offrit des concessions à la Russie et à l'Angleterre, qui eux-mêmes, trop contentes de s'enrichir à bon compte, firent tout pour éviter le moindre changement politique en Perse, ce pays perpétuellement en lutte interne, qui fonctionne avec ses propres règles, mais qui émerveille et qui enchante toujours les occidentaux que nous sommes. 

L'écriture et l'érudition de Amin Maalouf nous permet d'accéder aux portes d'un Orient fantasmé, à travers les plus envoûtantes cités d'Asie, juste leurs noms font déjà rêver : Samarcande, Boukhara, Tabriz, Nichapour, Ravy (ancienne Téhéran). Villes traversées à l'époque par la célébrissime route de la soie. Tout un monde.

C'est avec grand plaisir que Amin Maalouf nous distille de belles leçons d'histoires orientales, cependant le petit bémol du roman, c'est ce fil rouge gênant, cristallisé par le livre des quatrains de Omar Khayym, obligeant ainsi l'auteur à quelques circonvolutions peu crédibles pour relier les deux époques entre elles. Peut-être aurait-il dû étoffer ses deux parties pour en faire deux romans ? De toute façon la matière ne manquait pas ! Malgré tout, il en ressort une formidable description de personnages, de lieux, d'émanations et d'effluves dignes du Moyen-Orient.

Bref un trop petit joyau littéraire à lire pour les passionnés de voyages exotiques et d'univers envoûtant parfumés d'épices. Longtemps, longtemps après sa lecture, il vous restera peut-être un goût de sable chaud sur les lèvres, comme un appel subliminal à partir... qui sait ?

26 janv. 2016


" Cote 400 " de Sophie Divry   15/20



Ce petit roman de moins de cent pages s'identifie à un soliloque sur les lourds états d'âme d'une bibliothécaire quadragénaire d'une ville moyenne, cantonnée au rayon géographie. Elle vit seule, terriblement seule, avec les livres pour compagnie, pour espoir.

Par l'intermédiaire d'un lecteur qui s'est vu enfermé malgré lui toute une nuit dans l'univers des livres, elle se livre sans la moindre pudeur à un monologue incisif et pertinent, voire parfois cynique, sur ce qu'est devenue sa vie, ou ce qu'elle n'a jamais été, suite à un échec au CAPES. Tout y passe, les lecteurs ingrats, ses névroses, ses revendications légitimes, et le jeune homme à la nuque magnifique qui prépare une thèse, Martin.

Comme beaucoup de métiers peu valorisant, Sophie Divry expose ici les souffrances de ces personnes que l'on ne voit plus. Ces invisibles de la vie courante qui demandent juste une simple reconnaissance de leur travail. Que l'on salue leur place dans la société. Qu'elles se sentent tout bonnement exister. Au lieu de ce sentiment délétère de relégation pure et simple.

Sous la plume de Sophie Divry, de grands auteurs en prennent pour leur grade, c'est règlement de compte à OK corral ! Honni Balzac, Sartre, et les rentrées littéraires !

Cependant le rôle des bibliothèques dans la voix de la narratrice prend vite un tournant social, en tant que lieu d'échanges, de rencontres, de débats, avec des jeunes étudiants, des retraités, des travailleurs pauvres, sans oublier les SDF, les chômeurs, les laissés pour compte, les transparents, les inutiles.

Et puis sous la plume alerte de Sophie Divry transpire cet amour effréné de la lecture qui élève, celle qui rend moins seul, celle qui parle de l'impossible condition humaine, celle qui nous emporte loin de nos vies ternes, celle qui ouvre des perspectives folles, celle qui soigne le mental, celle qui transcende le temps et l'espace pour nous emmener au pays des chimères, bref, celle qui tutoie les cieux !

Bien sûr il y a à prendre et à laisser dans l'opinion péremptoire de cette bibliothécaire, mais ce qui compte avant tout peut-être, c'est l'élan, la véhémence, l’enthousiasme de sa péroraison, tel un cri vomi au monde des aveugles. 

Par le truchement de ce livre j'ai appris la classification Dewey, que j'ignorais totalement, moi qui pensais naïvement que chaque bibliothèque avait son propre rangement ! Quel stupide je fais !

La prochaine fois que vous mettrez les pieds dans une bibliothèque surchauffée, il est fort possible que vous regarderez son personnel avec un regard nouveau et plus humain peut-être.

16 janv. 2016


" Zone " de Mathias Enard   17/20




A Milan, un homme voyageant sous une fausse identité, rate son avion pour Rome, de guerre lasse il s'engouffre dans un train. Sa valise contient de nombreux documents secrets récoltés au cours de sa carrière d'espion, réunissant les mémoires d'acteurs de l'ombre (marchands d'armes, terroristes, commanditaires, intermédiaires, criminels de guerre en exil, tortionnaires, etc...) A Rome, un agent du Vatican devrait lui acheter le tout pour une somme importante, peut-être alors, une autre vie s'offrira-t-elle à lui.

Bercé par le roulis de son wagon, ce long parcours de plus de cinq heures, sera pour lui l'occasion de se remémorer pêle-mêle son enfance loin de l’innocence, ses amours et leurs fiasco inévitables, mais surtout ses 15 années de vie d'agent de renseignement du Proche-Orient, l'ensemble baignant dans un magma de pensées confuses.

Ce roman se veut la confession d'un homme fortement attiré par la face sombre de l'humanité. Une épopée écrite en lettres de sang. D'origine croate par sa mère, il s'est lui-même ensanglanté les mains lors de la guerre dans l'ex-Yougoslavie. Sa vie délétère, défile sous nos yeux de façon aléatoire, tel un kaléidoscope de l'horreur. Bien sûr il s’oubliera un temps dans l'alcool et la drogue, sinon dans le lit des femmes, mais sa noirceur intrinsèque sera plus forte que sa volonté d’affleurer la beauté du monde. Telle une ultime tentative pour sortir des ténèbres, cette valise représente sa porte de sortie, une catharsis, mais est-elle réellement envisageable ?

Dés lors, bienvenue dans les bas-fond de la condition humaine où se niche toute la perversité et la férocité du monde. 

D'emblée on suffoque, on étouffe, on asphyxie, devant ce texte avare de ponctuation. Un sentiment légitime de rejet peut poindre au détour des premières pages, mais vite, on se laisse apprivoiser par cette phrase de 517 pages. Je dis bien UNE seule phrase compose ce roman atypique, à l'exception des deux passages où le voyageur, de son vrai nom : Francis Servin Mirkovic, lit une nouvelle d'un auteur libanais qui le projette une fois de plus dans ses souvenirs. Les virgules sont également fournies avec parcimonie, c'est au lecteur de faire le travail, au lecteur de réagencer le texte, naturellement des fréquents retours en arrière s'imposent, mais impossible de stopper sa lecture à un point, il n'y en a aucun ! Comme les majuscules, absolument absentes ! C'est donc le premier roman que je connaisse qui débute avec une minuscule, comme tous les chapitres, en ne s'achevant pas par le classique point final. Cependant, toutes les facéties de Mathias Enard ne sont pas là pour faire originales, non, après réflexion elles font sens, en effet le texte s'identifie à la voie ferrée séparant Milan de Rome, longue de 517 kilomètres, comme le nombre de pages du roman. Et à chaque passage dans telle ou telle gare correspond exactement le kilométrage réel et la numérotation de la page correspondante. Dès lors cette voie de chemin de fer est concomitante du récit ! D'ailleurs l'idée de cette coexistence vient naturellement avec la lecture, car celle-ci n'est jamais hachée par un point castrateur, donnant ainsi l'illusion parfaite d'un voyage de lecture explorant l'espace-temps.

Le texte en lui-même, aiguisé par une écriture érudite, est franc et brutal, sans la moindre circonvolution anesthésiante, découpé en 24 parties ou couplets (allusion à l'Iliade) qui s'orchestrent admirablement bien, telle une symphonie, porté par un seul souffle, une seule phrase.

Dans les réminiscences de cet espion s'entrecroisent les bourreaux et les victimes (parfois les mêmes à tour de rôle), les héros et les anonymes, les déportés et les profiteurs, les fous et les rationnels, les mercenaires et les désenchantés, les morts et les vivants. L'art pictural ou architectural s'invite également sous la plume de l'auteur, liant le passé antique au présent diabolique. 

Il se dégage de cette lecture instructive, une noirceur, une obscurité lourde d'épaisseur où aucun rayon de lumière n'a la force, la possibilité de griffer la toile sombre de l'histoire, le constat est là, les ténèbres l'emportent sans le moindre doute, toute once d'espoir est sauvagement noyée dans l’œuf. Assurément, un roman à ne pas mettre entre toutes les mains. Car le regard de l'auteur est désabusé, désenchanté, d'un cynisme plombant et total, comme s'il poussait la lourde porte de la géhenne. On n'est pas là pour se distraire, non, le propos de Mathias Enard est à la fois cruel, mais diablement pertinent. Faisant fi de tout démagogisme perfide et captieux, et nous ouvre les yeux sur la réalité cachée ou volontairement ignorée du monde, celle qui est jalonnée de guerres, d'exactions en tout genre, et parfois d'exterminations mûrement réfléchies. Tout le monde en prend pour son grade, des religieux aux responsables politiques en passant par nous-mêmes, le simple peuple affublé d’œillères. Tant de personnes prônant la tolérance, pour allègrement s’asseoir dessus quand ses propres intérêts sont en jeu. Et tous ces morts cachés, mis sous le tapis de l'histoire, qu'une amnésie bienvenue fait disparaître en soulageant tant de conscience. L'hypocrisie est triomphante, mais si désespérément écœurante.  Sommes-nous éternellement condamnés à ne vivre l'histoire que comme un conte féroce ?

Au passage, merci à Mathias Enard de nous apprendre certains faits historiques dont nous sommes si ignorants, comme le bombardement de Damas par la France le 29 mai 1945, par l'armée française sous l'autorité du général Fernand Olive, ou l’existence de camps de la mort dans le Nord-Est de l'Italie pendant la seconde guerre mondiale, ou encore la fuite éperdue du peuple serbe avec son roi, sous les coups de boutoir des armées nazies (allemandes, croates, et bulgares), c'est l'île grecque de Patmos qui leur servira de refuge, cette même île qui vit l'apôtre Jean y écrire sa célèbre Apocalypse... enfin d'après la bible.

Avec des loups à chaque page, ce livre est une expérience originale de lecture, appuyée par un sentiment de claustrophobie généré par la forme. Les repères y sont volontairement brouillés, mais tout ce conglomérat littéraire qui saute d'un conflit à l'autre, d'un tortionnaire à une victime, d'un évangéliste à un martyr, ne doit pas nous faire oublier la véracité des faits. Tout ceci s'est passé hier. Honte à l'humanité entière. Mais pour demain... rien n'est encore écrit. A l'homme d’essayer de faire moins pire !


12 janv. 2016


" Entre ciel et terre " de Jon Kalman Stefansson    15/20


Il y a un siècle, dans un petit village islandais au bord de la mer, Barour, jeune pêcheur à la morue, trop absorbé par des vers du Paradis perdu de Milton, oublie sa vareuse avant de partir en mer. Dès lors, le drame est inévitable...

Jon Kalman Stefansson nous souffle à l'oreille qu'il faut se méfier des mots, de leur dangerosité cachée, de leur attraction fatale, car ils peuvent tuer. Au détour d'une inattention, d'une absence momentanée, ils peuvent éblouir, et inexorablement, condamner n'importe quel quidam à mort. Sans préavis.

D'emblée c'est la plume originale de l'écrivain qui saisit. Chaque paragraphe est ciselé, réfléchi, puissant. L'épuration du style se veut comme un révélateur, une possibilité nouvelle, une proposition innovante. Dans son genre, un vrai petit bijou d'intimité et d'universalité.

Jon Kalman Stefansson a un univers bien à lui, il se l'est taillé par la force des mots, dans le paysage sauvage et rocailleux de son Islande natale. Il y a du pur, du brut, du rugueux dans sa littérature, aucune dilution ne trahit sa pensée profonde, sa vérité ultime, sa personnalité entière.

L'écrivain est total, tel un bloc rocheux, et nous propose au travers de sa vision, son essence même.

Émouvante évocation de personnages simples, vivant de peu, dont le quotidien est constitué de travail acharné sous un climat âpre, sachant rester humbles devant la force incommensurable de la nature, car elle a toujours raison, elle est à sa place, omniprésente. Tandis que l'homme, cet avorton constitué plus de ténèbres que de lumière, s'agite, puis vite s'affadit, avant de pâlir jusqu'à ressembler à une étoile éteinte, ou un bloc de roche lugubre dans un univers froid et hostile, comme ces terres islandaises. Pourtant grâce à la magie de l'écriture, ces hommes aux petites vies figurent maintenant tels des petits géants, dans le panthéon de l'existence. 

Et puis, traité avec un zeste d'humour et de poésie, Jon Kalman Stefansson nous dévoile pourquoi la lune a été installée dans le ciel. Dans la même veine apparaît le moruais, à savoir le langage des morues... ou de certains capitaines bourrus. Où encore, la raison sentimentale de la salinité de l'eau de mer. Ces fantaisies distillent des plages bienfaitrices dans un monde cinglant de rudesse.

Peut-être peut-on regretter une histoire un peu succincte, cependant là n'est pas l'essentiel, il est dans le mot, le verbe, la phrase, comme un prétexte anodin pour sublimer le miracle de l'écriture.