10 mars 2017


" L'art de la joie "   de Goliarda Sapienza   13/20


      Modesta naît le 1er janvier 1900 dans une famille miséreuse de Sicile. Son père disparaît bien vite. A 9 ans, elle vit dans un pauvre village niché sur l'un des versants de l'Etna. Sa mère ne lui parle jamais, ne sachant qu'hurler ou se taire, et n'ayant d'affection que pour sa soeur Tina, une fille de 20 ans trisomique. Les seuls moments où Modesta s'évade, c'est grâce à Tuzzu, un jeune paysan du coin. Un jour, un homme se présente à elle en lui disant être son père, en lui promettant de l'emmener loin de sa vie de misère découvrir les richesses du pays. Il abusera sordidement de sa crédulité en la violant. A partir de ce moment terrible, Modesta décidera de lutter contre tout ce que le destin inventera pour la briser, quitte à s'attirer les foudres des soi-disant bien-pensants. Dès lors, farouche et insoumise, s'emparant avec une malice folle et diabolique des hasards de la vie, Modesta se construira petit à petit un chemin vers sa propre lumière, n'hésitant jamais à remettre en cause toute ses sources de savoir. Douée d'une volonté de fer, elle gravira un à un les échelons accédant à une certaine reconnaissance sociale, sans pour autant dévier d'un iota de ses péremptoires ambitions.

      Un roman sur la volonté, le désir de ne pas se laisse dicter sa conduite par les coutumes, les croyances et les conformismes de tous bords. Être fidèle aux usages qui ont un sens pragmatique et égalitaire, et rejeter ceux qui ont des relents spécieux, spéculateurs, intrusifs et arbitraires. Un roman révolutionnaire qui élève le mot LIBERTÉ jusqu'aux nues, comme un objectif ultime, suprême, telle l'inaccessible étoile, comme le chantait Jacques Brel. En effet, selon toute logique, le destin de Modesta aurait dû être celui d'une jeune femme pauvre, puis d'une épouse soumise, avant d'être celui d'une mère débordée, mais aimante d'une tripotée de gamins : image que lui renvoie le regard des hommes, de ceux qui dit-on savent ! Cependant, contre toute évidence, le bastion le plus sûr du conformisme social est justement défendu par les femmes elles-même, se coulant naturellement dans le moule que la société veut qu'elles occupent. Quelle force, dès lors, faut-il déployer pour braver les tempêtes des conservateurs de tout poil ?

      Modesta, par son inflexibilité et sa détermination impressionne et séduit : comment ne pas développer d'empathie pour cette jeune femme se cognant, s'écorchant dès son plus jeune âge aux rugosités d'un monde sans pitié ? On comprend pourquoi ce roman déclencha le courroux d'où la grande prudence d'une vingtaine de maisons d'édition italiennes qui refusèrent ouvertement sa publication. Car on ne s'attaque pas impunément aux bastions de la société italienne qu'ils soient religieux, moraux ou politiques. Suivre sa voie, faire fi des conventions, penser avec ses tripes, faire parler son coeur en priorité se paie fatalement. Malheureusement, Goliarda Sapienza décède en 1996, son dernier mari se battra jusqu'à obtenir enfin la parution de L'art de la joie... en France. Le livre sera réédité à maintes reprises avant de déborder des frontières et de devenir un petit succès européen.

      Au travers des mots de Modesta transpirent les maux de Goliarda Sapienza. On lit, entre les lignes, ses luttes, ses désirs, ses espérances et ses lourdes déceptions envers cette Italie des années 20, 30, 40, 50 où le fascisme déchaîna tant de passions. Goliarda Sapienza est une écrivaine bravache de l'émancipation féminine, portant haut les sentiments d'égalité et de liberté dans ses idées, dans ses croyances et dans ses amours.

      Par le truchement de personnages socialement ou idéologiquement marqués : Tuzzu le paysan réaliste, Carlo le médecin profondément communiste, Joyce l'intellectuelle apeurée, Nina l'anarchiste exaltée, on voit se construire l'idiosyncrasie de Modesta dont toute sa vie aura été structurée par la volonté d'apprendre. Modesta est avant tout une femme qui réfléchit, n'acceptant aucune idéologie ou convention comme argent comptant, tout y est peser, estimer, jauger à l'étalon de ses désirs. Toute sa vie elle sera en lutte face à l’aliénation de la pensée. Parfois elle se trompera, mais ce ne sera que pour mieux rebondir, afin de se bâtir un concept de pensée logique, rationnel et cohérent, en dehors de tout chemin balisé.

      Parmi les thèmes tabous évoqués, la sexualité féminine n'est pas des moindres, d'autant que Modesta est une femme intrinsèquement sensuelle, constamment à l'écoute de son corps, dont la libido l'emporte vers des aspirations autant masculines que féminines. Cependant rien de graveleux dans le texte, tout est traité avec une infinie douceur, une infinie grâce, une infinie harmonie.

      Malheureusement, quelques bémols m'ont chagriné. D'abord cette avalanche de protagonistes, un bon GPS s'avère nécessaire pour ne pas trop s'égarer dans les méandres bien brouillardeux du parcours physique et intellectuel de chacun. Pourquoi un index des personnages n'est-il pas inséré dans l'oeuvre ? 
      Puis, il y a cette narration facile filant en ligne claire dans la première moitié avant de s’effilocher, de se déliter dans la deuxième partie, sautant allègrement certains épisodes pour aboutir à un hachage narratif bien abscons ! D'autant que l'ensemble court sur 800 pages ! Le lecteur doit, de temps en temps, mettre du coeur à l'ouvrage !
      Parfois des situations s’enchaînent en étant séparées de plusieurs années ! Ah...! Goliarda Sapienza manie avec une grande dextérité la distorsion du temps, sa narration devient ductile, écrivant de longues pages sur des petits moments de vie, alors que pour décrire de longues périodes quelques lignes lui sont nécessaires. A moins que ce mode narratif atypique soit intentionnel, organisant son roman à l'image de différents styles de peinture : classique au départ, puis au fil du temps avec un penchant vers le pointillisme, avant de s'affranchir de tout code pour se conclure dans l'abstraction la plus totale, synonyme de l’acmé libertaire.
      Ensuite, le fond historique porte trop bien son nom, jamais il ne s'approche au plus près de l'horizon. Bien sûr, par le truchements des protagonistes quelques effluves parviennent à nos narines tels des parfums évanescents, mais j'aurais aimé qu'ils s'affirment avec plus de vigueur, de présence, avant d'éclabousser les pages dans une sorte de folie incontrôlable, mais jouissivement libératrice !
      Le lecteur est exclu des voyages de Modesta hors de Sicile, ils ne sont qu'évoqués. J'aurais adoré filer au travers des villes italiennes ou française, au bras d'une femme si insurrectionnelle, si subversive, si contestataire. Ce livre est trop court... et trop long ! 
      
      Heureusement, pour maintenir l'attention du lecteur, des beautés littéraires fusent, transfigurant sa littérature pour la hisser au niveau de l'Art... donc de la joie, d'où le titre ! Exemple : Par le sang de Judas ! Mais que faut-il faire pour vous faire comprendre que bien des désirs vous sont inculqués d'en haut pour vous utiliser ? Je comprends que ce soit difficile pour un pauvre qui doit arriver à se nourrir et apprendre à lire avant de savoir qui il est et ce qu'il veut. Mais toi, tu as du pain et des livres, et on ne peut pas te donner de circonstances atténuantes. Tu es responsable de toi même et de ceux que demain tu peux entraîner avec toi.

       Aucun doute, le personnage solaire de Modesta me restera longtemps en mémoire par sa personnalité hors norme, par sa puissance de réflexion, par sa malignité et par sa volonté hors pair de ne s'être laissé dicter sa vie sous aucun prétexte. 


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