26 déc. 2017


" Les armoires vides "   de Annie Ernaux   17/20


      L'incipit et l'épilogue enclavent un traumatisant avortement pratiqué par une faiseuse d'ange, il faut dire que nous sommes à la charnière des années 50 et 60, et qu'il faudra attendre encore 14 ans avant de voir la loi Veil légaliser cette pratique.
      Issue de parents tenant un modeste café-épicerie dans un quartier ouvrier d'Yvetot, Denise Lesur mène une enfance plutôt agréable et insouciante. Par contre, le jour où ses parents décident de la faire entrer dans un école privée, afin de lui permettre de suivre la meilleure éducation possible, elle prend violemment conscience de l'existence des différentes classes sociales. Vite rejetée par ses camarades pour ses humbles origines, elle décide de réagir promptement. Dés lors, gonflée d'une indéfectible volonté d'apprendre doublée de grandes facilités, elle se jette à corps perdu dans les études, veillant d'abord à obtenir la première place, puis ensuite à s'y maintenir résolument. Elle obtient ainsi la considération de tout le milieu scolaire et, en particuliers, de celles qu'elle voulait épater. Puis, prenant goût aux études, comme par un mouvement d'inertie, elle s'envolera pour toujours vers la première place du tableau d'honneur.
      Insidieusement, une barrière invisible va peu à peu l'éloigner de ses parents qui ont tout fait pour lui donner des ailes. La déchirure sociale ira même, au fur et à mesure de ses études, jusqu'à lui faire éprouver une véritable honte pour ses géniteurs, puis carrément de la haine !

      Les armoires vides est l'élaboration autobiographique d'une fracture sociale. Annie Ernaux dissèque, sans fioriture, sa vie de fille de commerçants, sa prise de conscience d'une autre vie possible, puis sa réussite par les études, agrémentée par la découverte d’œuvres littéraires et musicales, avec au bout l'indicible espoir de voir se dessiner une vie meilleure, aux antipodes du milieu d'où elle vient.

      De prime abord, on remarque cette écriture dense, saccadée, brute et sauvage, comme jetée sur les pages blanches et jamais reprise, laissée là comme une tache indélébile de ce que fut sa vie. Cette prose accidentée est à l'image de l'état d'esprit de l'auteure, cependant, pour un lecteur lambda comme moi, on sature vite, pourtant le fond n'est pas sans intérêt, et puis naturellement, au fil des pages, on finit par s'habituer à son écriture, et avec volonté, on outrepasse l’âpreté stylistique pour enfin prendre plaisir au récit.
      Derrière cette farandole ininterrompue, cette pléiade de mots, on sent une femme toujours en souffrance d'un passé pourtant lointain. Peut-être est-ce pour tenter de digérer cette ancienne douleur qu'elle la couche sur le papier, inlassablement, espérant une résilience ou une catharsis libératrice. Cela m'a inévitablement fait songer à une partie de la phrase d'Albert Londres : Porter la plume dans la plaie. Boris Cyrulnik n'est pas loin.

      Néanmoins, après réflexion, n'y-a-t-il point une pointe d'exagération dans l'exaspération ? Certes, ses parents sont issus du tissu ouvrier, mais ce ne sont quand même pas des Thénardier ? Et l'enfance de Denise Lesur ne peut être assurément comparée à celle de la pauvre Cosette ?
      Alors pourquoi tant de haine envers le peuple d'en bas ? Tous les prolétaires ne sont pas des miséreux. Certains, de leur condition, en tirent même une fierté, une dignité qui est tout à leur honneur. Parmi ces gens, il n'est pas si rare de trouver plus de probité et d'altruisme que derrière d'autres façades bien plus clinquantes. Alors je renouvelle ma question : Pourquoi tant de haine envers les gens de peu ? Peut-être qu'Annie Ernault, enroulée dans son rôle d'auteure, s'arroge le droit de raconter à sa manière son histoire, libre à elle d'accentuer ou d'amoindrir certains faits, de les édulcorer ou de les transcender. Après tout, à quoi bon être écrivain si ce n'est pour écrire sans liberté ?

      Autant dans la description des sentiments que celle des lieux, Annie Ernaux n'édulcore rien, elle plonge franchement les mains dans le camboui, avec tout le côté péjoratif, poisseux et moisi que cela inclut. En effet, on y est de plain pied dans ce bistrot, avec les fidèles, les habitués d'un verre ou deux, les joueurs de dominos, les petits poivrots, les alcooliques notoires qu'il faut savoir mettre gentillement dehors, ceux qui paieront à la fin du mois, ceux qui vomissent parfois là où ils sont, ceux qui parlent comme ils peuvent, vertement : Verse-moi un coup de pied au cul ; sans parler des odeurs, de la crasse, de la tinette au fond de la cour avec ses exhalaisons méphitiques en cas de grosse chaleur, rien, non rien ne nous sera épargné !
      De même, avec une précision froidement chirurgicale, elle remet à l'honneur des mots perdus de sa jeunesse en en truffant volontairement le texte, des mots qui fleurent bon ces années d'après guerre : Biclou, niguedouille, schnock, pistrouille, giguasse, grognasse, picrate, débagouler, carcaillot,  mucre, boui-boui, gnognote, hépatoum, etc. Parfois, même internet peine à nous donner une définition digne de ce nom. Pour ceux qui ont connu cette époque, comme une madeleine proustienne, elle évoque ces magazines d'autrefois : Bonnes soirées, Confidences, Nous deux, Petit écho de la mode, La vie en fleurs, etc.

      En conclusion, après un effort d'adaptation, cette lecture devient plaisante, au point même d'en redemander une fois le livre achevé, tant l’empathie se fait crescendo. 
      Entre honte et fierté, humiliation et épanouissement, moquerie et honneur, Annie Ernaux nous embarque, sans mélo mais avec franchise, dans ses années de jeunesse où se joue la construction d'une personnalité.


18 déc. 2017



HAÏKU   Partie   LXXII

°°°°°°°°°

dans la nuit noire
partout 
s'allument des rêves

mort d'un grand -
venant du ciel
des larmes de pluie

coulez mes larmes
tristesse infinie
demain m'aidera-t-il ?

à haute voix  
lire les grands écrivains
- élévation de l'âme

amoureux de mon lit
quel jaloux
ce foutu réveil !






11 déc. 2017

" Baïkal-Amour "   de Olivier Rolin   12/20


      Depuis Krasnoïarslsk, en plein coeur du continent sibérien, jusqu'à Sovietskaïa Gavan, au bord du Pacifique, Olivier Rolin nous emmène le long des 4 000 kilomètres de voie ferrée, sur la Grande ligne Baïkal-Amour. Pour faire simple, visionnez une transversale qui partirait des rives septentrionales du Baïkal pour courir jusqu'à la côte Sud-Est de la Russie... et même un peu plus, puisque l'auteur nous entraîne au delà du Détroit de Tartarie, jusqu'à l’île de Sakhaline, celle que Tchekhov visita en 1890, et dont il écrira son célèbre et terrible récit éponyme.
      Cette ligne de chemin de fer, (comme une suite logique du Transsibérien) tracée en grande partie par les prisonniers de nombreux goulags, ne fut achevée qu'en 1984 ! Sous les mâchoires de ces kilomètres de rail, si on tend l'oreille du coeur, on peut entendre une douce voix plaintive égrainer, un à un, les millions de noms issus de la poudre d'os de ceux et de celles qui les ont édifiés. Ce n'est plus un voyage, c'est un pèlerinage sur un cimetière de fer ou d'enfer ; comme rouler sur la mort. La plus grande et la plus affreuse route du monde, comme l'écrivait Tchekov.

      Ce périple se vit au rythme de vies croisées, de forêts infinies, de rivières interminables, de tunnels gigantesques et de paysages glacés ; comment ne pas être saisi par la magie des lieux et par la dimension hors catégorie d'un tel pays ? Le plus grand du monde !

      De façon éphémère, Olivier Rolin évoque ses compagnons de voyage en une multitude d'anecdotes, comme une infime partie d'un tout, un tout à jamais inaccessible, tant les facettes sont nombreuses. Pourtant, ce qui unit tous ces peuples slaves ne porte-t-il pas le nom d'Âme russe ? Issue de ce grand ours triste, à la souffrance insondable depuis tant de décennies, mais qui, sous une motivation nouvelle est encore capable de se redresser, et d'un brusque coup de patte, de faire trembler le monde entier ?
      Avec ces images à couper le souffle, l'auteur nous raconte cette Sibérie orientale, dont la voie ferrée et les villes furent construites au prix de la vie de centaines de milliers de déportés morts de froid et de faim ou simplement assassinés. La mémoire de ces sacrifiés peine toujours à être reconnue, en effet trop peu de monuments ou plaques commémoratives leur rend un hommage sincère, comme si la Russie n'avait pas de mémoire, qu'il fallait savoir oublier pour avoir la force d'avancer. Qui a dit qu'oublier sa propre histoire, c'est être condamné à la revivre ?

      En fin de lecture, malgré la beauté à couper le souffle des paysages démesurés, le voyage s'avère éprouvant tant les hécatombes se succèdent les unes aux autres ; cette terre slave est remplie jusqu'à l'excès de désespoir, de chagrin, de meurtrissures, de déchirements et d'afflictions sans nom. Pourquoi tant de souffrance au nom d'une idéologie machiavélique ? Y-a-t-il un peuple au monde qui aie payé un plus lourd tribu humain ? Poser la question est déjà y répondre.

         Premier bémol, la brièveté du livre (178 pages). J'aurais aimé voir les sujets évoqués plus développés, entendre d'avantage la voix du petit peuple. Malheureusement on reste souvent en surface, beaucoup de choses ne sont qu'effleurées. Peut-être ce récit de voyage n'est là que pour nous donner envie d'aller consulter d'autres ouvrages plus denses et plus fournis.
      Second bémol, l'auteur qualifie systématiquement comme sympathique et aimable toute belle jeune femme ; à l'inverse, dès qu'une personne est laide ou grosse, voire les deux ensemble, elles sont automatiquement décrites comme peu agréables et pénibles ! Tout ceci est-il bien objectif monsieur Rolin?

      Baïkal-Amour est une bouffée d'air frais, voire glacial, dans un pays où on fait peu de cas du mot mémoire, à moins de l'utiliser de façon spécieuse. Un territoire dantesque et sublime, malheureusement sali par un rêve devenu cauchemar, et quel cauchemar, tous ces millions de vies ravagées qui hantent pour toujours cette étendue inouïe de terre encore bien énigmatique et insaisissable pour tous les non-russes.

      

2 déc. 2017


" Des nœuds d'acier "   de Sandrine Collette   17/20



      Théo, la quarantaine est admis aux urgences dans un état incroyablement pitoyable. Qu'a-t-il bien pu subir pendant ces 15 derniers mois ?
      Vous n'en saurez pas plus ! En effet, dans ce genre de polar, moins on en dit, plus le lecteur y prendra plaisir. Enfin, le mot plaisir, c'est une façon de parler, car le premier roman de Sandrine Collette se vit et se lit comme une plongée dans un océan d'angoisse aux frontières de l’inhumanité. C'est troublant, effroyable et addictif.

      Des nœuds d'acier prend aux tripes, c'est un huis clos implacable où règne une tension incessante. Même si le personnage de Théo a l'air peu sympathique au début, vite l'empathie l'emporte devant la charge inhumaine des épreuves qu'il aura à surmonter s'il veut survivre à cette séquestration machiavélique.
      Au cours de sa captivité, les états psychiques de Théo ne cesseront d'évoluer, passant de la révolte pure à une rébellion plus apaisée, puis à une soumission partielle, avant de devenir totale, car elle seule permet de trouver une sorte d’équilibre toute relative à l'enfer ambiant.

      La nature et ses saisons, parfois sublimées, parfois détestées,  rythment les journées de Théo comme une horloge, elle existe par sa beauté ineffable mais aussi par sa terrible neutralité.

      Naturellement, ce roman se double d'une réflexion sur la facilité sinon l'aisance avec laquelle l'homme peut se passer de morale. Après tant d'années de civilisation judéo-chrétienne derrière nous, pourquoi faut-il si peu de temps pour transformer l'homme dit " civilisé " en brute épaisse où tout précepte éthique s'est volatilisé. Entre l'homme et la bête n'y a-t-il que l'épaisseur des textes de loi ? Et encore, la bête ne tue que par nécessité.

      Oppressant à souhait, plus noir que noir, mais gravant en nous même cette certitude : le combat n'est jamais gagné face à la masse indestructible de haine qui niche de manière indélébile dans le coeur des hommes.

1 déc. 2017



" Millénium 4 : Ce qui ne me tue pas "   de David Lagercrantz   15/20

      Par l’intermédiaire de David Lagercrantz, c'est une immense joie de pouvoir lire enfin la suite de la saga "Millénium" créée par feu Stig Larsen. Pouvoir enfin retrouver Stockholm et son hackeuse de génie, doublée d'une justicière impitoyable n’obéissant qu'à ses propres règles : Lisbeth Salander. Idem pour ce journaliste d'investigation, Mickael Blomkvist, ce reporter de la vieille école, persuadé qu'il peut rendre le monde meilleur grâce à la pertinence de ses articles.

      La barre était très haute pour David Lagercrantz, pensez donc : reprendre le flambeau "Millénium", cet énorme succès mondial, hissé fort haut dans la hiérarchie des thrillers. Le risque de se planter était immense, cependant, le contrat est honoré dans ces grandes largeurs, même si j'ai quelques réserves.

      Surtout ne comptez pas sur moi pour vous raconter le début de l'histoire, ce serait gâcher stupidement votre plaisir. Sachez cependant que le thème principal tourne autour de l'espionnage industriel à grande l'échelle mis en oeuvre par certaines sociétés pour acquérir des renseignements (souvent top secrets) via le réseau informatique. Dès lors, sous prétexte de sécurité, ces entreprises mettent en place une surveillance active intrusive, avec naturellement des profits mirifiques à la clef, bien au-delà de toute morale. Chantages et petits arrangements de circonstance entre "amis" se déploient alors allègrement sur l'échiquier mondial avide d’intérêts. Qui a parlé de la NSA ?
      Dans ce quatrième tome on y trouve pêle-mêle : un chercheur, génie de l'intelligence artificielle, un jeune enfant autiste aux talents insoupçonnés, le top niveau des hackers, une très belle femme aussi dangereuse que séduisante, des espions russes, etc...

       Ce thriller est habilement construit, il se laisse lire sans déplaisir, l'intrigue donne une folle envie d'avancer, le suspens assaisonne plaisamment l'ensemble, l'écriture est dans la ligne droite de son prédécesseur : intelligente, sérieuse, éclairée et pertinente. Le plaisir de lecture est là, le style est respecté. En résumé, la recette est plutôt réussie, même si la montée en température se fait attendre. La deuxième partie fonctionne mieux avec l'apparition d'un personnage fortement lié à l’héroïne, même s'il s'avère être une sorte d'anti-Lisbeth !

      Une surabondance de personnages se croise sous nos yeux. Multipliant tant de développements qu'ils stérilisent l'action et les rebondissements, raccourcissant d'autant la présence de nos deux protagonistes préférés Mikael et Lisbeth, au point de ne voir apparaître celle-ci qu'autour de la page 100 !
      Un découpage systématique et hystérique des scènes d'actions rend leur lecture pénible voire insupportable. Vouloir créer un suspens, on peut le comprendre, mais ciseler autant ces moments où enfin le physique l'emporte fait naître une sévère frustration. 
      L'intrigue, séduisante au début, finit par atteindre une complexité qui m'a perturbé, néanmoins l'essentiel est de saisir l'idée générale de cette gigantesque toile d'araignée informatique, qui, sous l'excuse fallacieuse de notre propre sécurité, nous espionne gaillardement.

      David Lagercrantz s'en sort honorablement, le cahier des charges est rempli dans son ensemble, néanmoins, ce quatrième opus n'a pas la puissance du premier, ni le rythme du deuxième et la folie du troisième. Certains lecteurs me trouveront peut-être trop rigoriste et exigeant... sinon bourru ! Cependant, le niveau qu'avait atteint Stig Larsson frôlait l'excellence, alors que voulez-vous ? On s'habitue !