28 avr. 2015


Un génie au Vatican.


Au printemps de grâce 1769, un père et son fils de 14 ans, d'origine allemande, visitent pendant quelques semaines l'Italie : Florence, Venise, Pise, Vérone, Parme, etc... Que des noms qui font rêver !

Ils ont la chance de profiter d'un temps radieux qui exalte tous les parfums de la généreuse nature de la péninsule italienne. Leur voyage gorgé de couleurs chaudes se clôt par une visite à Rome, et plus exactement : au Vatican.

En ce jour saint de Pâques, ils pénètrent silencieusement, avec des yeux émerveillés, dans la magnifique Chapelle Sixtine. Au plafond, parmi les somptueuses fresques, le doigt de Dieu semble plus intimidant que jamais, et renvoie tout croyant à sa pauvre condition d'homme.

Une foule humble et bigarrée pénètre dans ce chef-d'oeuvre architectural, certains dans un recueillement respectueux, d'autres avec une louable impatience. Pourquoi impatience ? Parce que en ce dimanche de Pâques, comme tous les ans, c'est le seul jour de l'année où l'on peut entendre chanter la splendide et solennelle oeuvre du compositeur italien Allegri Gregorio : le célèbre " Miserere " !

Les autorités religieuses ont décrété que toute copie de la partition originale était absolument interdite, sans aucune exception, sous peine d'excommunication totale et définitive !  Depuis sa création en 1638, personne n'a pu poser les yeux sur cette quasi sainte partition composée sur le Psaume 50, à l'exception naturellement de ses interprètes. L'inaccessibilité de ce livret, rendait donc ce chant encore plus mystérieux, mystique et spirituel.

Le seul moyen de l'ouïr, était d'être présent ce jour précis de l'année, dans la Chapelle Vaticane, ceci explique la présence de ces deux mystérieux ressortissants allemands.

Voilà pourquoi ce lieu saint fut si vite bondé, l'agitation des fidèles se métamorphosa bien vite en silence quand le Pape apparut, la messe de Pâques put alors débuter...

Le Miserere est une oeuvre qui dure une quinzaine de minutes, elle est composée pour un chœur formé de dix voix d'hommes et de femmes. Son écoute vous plonge dans un état méditatif, qui semble nous faire toucher au plus spirituel du spirituel, comme si des anges nous chuchotaient la sainte parole à l'oreille, et qu'elle finissait par s'infiltrer jusqu'aux tréfonds de notre âme. 

On ne peut qu'en sortir grandi d'une sagesse universelle, pleine d'un amour pour une humanité en désespérance. L'instant est puissant, enrichissant, salvateur et purifiant.

Mais jetons un coup d'oeil au jeune homme, dont les yeux et les oreilles sont dans un état de concentration ultime. Il semble aspirer la mélodie polyphonique, comme un oxygène bienfaiteur. Pas de doute, ce jeunot n'est pas n'importe qui, il rayonne de son visage halluciné un magnétisme certain.

Une fois la messe achevée, nos deux étranges personnages se rendirent rapidement à leur hôtel. Le père las, s'allongea sur un lit étroit, tandis que le fiston s'assit sur une chaise branlante devant une antique table en chêne rustique. D'un geste péremptoire il ouvrit son encrier, prit une plume neuve, une partition vierge, et, sans aucune hésitation se mit à retranscrire de mémoire, note pour note, l'oeuvre entendue peu de temps auparavant.

Prodige de l'humanité, ce jeune homme noircit prestement, une, deux, puis trois pages, une fois ses écrits achevés, il souleva les feuilles à bout de bras, jaugeant son travail à l'aune de ses souvenirs auditifs. Un large sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres ; les voix résonnaient toujours dans sa tête : le travail était parfait, identique à l'original.

Ainsi, par le truchement d'un petit génie d'outre-Rhin, le Miserere put enfin franchir la frontière du Vatican, et se répandre comme une douce épidémie, aux oreilles du monde entier !

Bien sûr, l'identité de notre jeune n'est plus un mystère pour vous ! Non ?  Mais si voyons, le père n'est autre que Léopold Mozart, et son fils, le fabuleux Wolfgang Amadeus Mozart !

De toute évidence, je ne peux que vous encourager à vous procurer cette divine oeuvre, et à l'écouter ou à la réécouter jusqu'à...

Concluons ce texte par une citation de Pierre Barbizet : " Un musicien n'est grand que par la grandeur qu'il révèle chez son prochain ! "


26 avr. 2015


" Échapper " de Lionel Duroy  13/20



Lionel Duroy nous livre ici en quelque sorte, sa propre histoire au travers d'Augustin : un écrivain goncourisé au caractère complexe qui vit deux grands malaises : d'abord sa rupture d'avec Esther, puis une cruelle panne d'inspiration. D'ailleurs pour lui, l'un va toujours avec l'autre, car seul l'amour lui permet de noircir du papier. 

La jeunesse d'Augustin/Lionel fut profondément bouleversée et émue par un roman tiré de faits réels : " La leçon d'allemand " de Siegfried Lenz. Cela se passe au nord de l'Allemagne dans le village de Rugbül, le jeune Siggy tente de comprendre pourquoi son policier de père, qu'il aime profondément, a pu persécuter pendant la seconde guerre mondiale l'un de ses meilleurs amis : Emil Nolde, peintre de son état, que les nazis accusaient d'être comme tant d'autres : un artiste dégénéré. Ses oeuvres seront même interdites et réquisitionnées par le régime nazi, avec surtout l'interdiction suprême de reprendre les pinceaux. Mais qui peut croire réellement que l'on peut stopper la production d'un artiste ?

Lionel Duroy comme son double Augustin, y piochent des thèmes qui les travaillent depuis longtemps : le destin des enfants de tortionnaires, la passion d'un artiste pour son art, la rupture amoureuse, la naissance d'un amour atypique (grand écart d'âge), les conflits familiaux et la magie des rencontres.

Augustin/Lionel part donc s'installer dans une ville côtière du nord de l'Allemagne, Husum, à deux pas du Danemark, sur les traces de ce livre culte afin de s'imprégner du pays, de son atmosphère et de ces rustres habitants, pour tenter d'en écrire la suite. Cependant, il n'en fera rien, car tout ira de travers. Malgré le fait que le roman "La leçon d'allemand " soit inspiré d'une histoire vraie : le nom du village n'existe pas, la vie du peintre Emil Nolde, dont les tableaux furent spoliés, est loin d'être aussi vertueuse que le roman initial la raconte, puis sa vie amoureuse diffère également, bref, le mythe en prend un sérieux coup. Malgré tout cette dissonance, loin de créer une déception, donne un souffle au roman, qui ouvre ainsi d'autres perspectives. 

La vie du peintre Emil Nolde se trouve juxtaposer par petites tranches à celle d'Augustin/Lionel, donnant parfois un effet de mimétisme et de bégaiement, qui il est vrai, peut finir par troubler la lecture : on ne sait plus dans lesquelles des deux histoires racontées en parallèle, on appartient. Exercice difficile que ce parti pris ; soit on s'énerve devant cette narration au compte-gouttes, soit on se laisse bercer par cette lecture à plusieurs étages, comme un ronronnement en stéréo.

Néanmoins tous ces points de convergences, surtout dans l'introspection, s'ils ne lassent pas, fusionnent et envoûtent, surtout quand Lionel Duroy exprime l’inassouvissable passion de l'artiste pour son art, magnifiée par l'osmose qu'il forme avec sa compagne de fin de vie : Ada.

Husum, à l'instar des états d'âme d'Augustin/Lionel est une petite ville incessamment balayée par les vents glacials de la Mer du Nord, à peine protégée par une frêle digue, qu'il faut reconstruire après chaque grosse tempête, au risque de voir la cité disparaître corps et âmes, sous les flots tumultueux de cette mer froide.

D'ailleurs le passage traitant de ses hommes, qui, tel le mythe de Sisyphe, mènent une lutte qui n'a pas de fin contre ces flots impétueux, est d'une beauté poétique et dramatique. Tels des travailleurs de " l'amère ", pour parodier le célèbre titre de Victor Hugo.

Bref, un roman rendu vivifiant par l'air iodé, mais qui se perd en introspection hallucinée sur des amours perdus. Telle une horlogerie subtile et sensible, mais parfois d'une rugosité astringente.

Par contre, quel hommage aux livres, à ceux qui nous servent de bouée de secours, de refuge, quand la vie est devenue trop lourde, imbuvable. D'où l'explication sibylline du titre : " Échapper ! ".



18 avr. 2015


" L’Abyssin " de Jean-Christophe Rufin  17/20


Au temps du Roi-Soleil, une partie non négligeable de la population européenne vivait en Orient, considérée alors comme un vaste territoire rempli d'infidèles, ces immigrés volontaires ou pas jouissaient de la protection que leur accordait le Grand Turc (en vertu des capitulations signées avec la France par Kheir Eddin Barberousse). Pour les catholiques de toutes obédiences, c'est une manne inespérée d'esprits à convertir. S'engage alors une course religieuse vers ces terres idéales au prosélytisme, et notamment pour faire rentrer sous la férule des jésuites : le pays d'Abyssinie, celui qui nous concerne ici.

Au Caire, Jean-Baptiste Poncet, un jeune apothicaire plutôt brillant, se verra confier par le consul de France : M de Maillet, la mission d'organiser une expédition afin de partir soigner le Négus d'Abyssinie (ordre du roi de France Louis XIV), puis d'engager des relations commerciales et politiques avec l'autorité suprême, afin d'espérer l'ouverture d'une ambassade. Il sera accompagner par ce périlleux voyage d'un jésuite missionnaire, avide de mettre les abyssins sur la voie d'une spiritualité conforme au souhait du Roi-Soleil. Cependant, de leur côté les Capucins voient tout ceci d'un mauvais oeil, et veillent à utiliser tous les moyens de pression pour servir leur propre intérêt et contrecarrer les plans des jésuites. Ces rivalités absurdes n’amèneront que de dramatiques luttes intestines.

Bref, chacun roulant pour soi, le périple s'annonce dantesque, d'autant que Jean-Batiste Poncet, rêve de revenir auréolé de gloire, afin d'acquérir un titre de noblesse, qui devrait lui permettre, après un détour à Versailles auprès de Louis XIV, d'obtenir du consul de France au Caire, la main de sa charmante fille : Alix.

Finalement ce roman peut aussi se résumer à cette question : En 1699 au Caire, jusqu'où un jeune homme sans noblesse est-il prêt à aller pour obtenir le droit d'épouser la fille du consul de France ?

Car oui, c'est l'amour avec un grand A qui incurve les consciences et qui mène le bal, et quel bal ! Une danse de plusieurs milliers de kilomètres, à dos de chameau, à cheval, en bateau, à pied, dans des paysages gorgés de soleil, où les effluves de parfums épicés d'Orient remontent jusqu'aux narines du lecteur. Tout ceci pour caresser l'espoir succinct de pouvoir se montrer digne de la fille de M de Maillet. Effectivement à cette époque, sans le moindre titre aristocratique on ne représentait rien ou même moins que rien... aux yeux des puissants, tout comme aujourd'hui d'ailleurs... quoi... moi... ah j'ai rien dit !

Naturellement cette farandole amoureuse n'est qu'un prétexte pour dénoncer les comportements humains, l'ingérence dans la politique des pays, l'inexistence de la condition féminine, la bêtise sans nom des guerres de religion, etc...

Cette vaste oeuvre (700 pages) est magistralement embellie par l'érudition magique de Jean-Christophe Rufin. On ressent fortement dans ce récit son passé de médecin/voyageur/diplomate, enrichissant un propos qui lui fit obtenir le Goncourt du premier roman en 1997.

Et puis, le vrai bonheur, c'est qu'il s'accapare de faits historiques pour agencer son livre, on navigue avec des personnages ayant réellement existé, et cela donne une furieuse authenticité qui sert de solide fondation au roman.

Les portraits méchamment ironiques de l'ambassadeur M. de Maillet, de l'envoyé du Négus ou du prêtre Gaboriau, sont allègrement jouissifs, d’ailleurs voici un extrait concernant ce dernier : " Plusieurs générations de petits élèves avaient tenté, fascinés, de comprendre comment la ligne chaotique de sa denture supérieure, qui avait poussé ses chicots dans toutes les directions, pouvait s'occlure sur la mâchoire inférieure qui n'était pas moins accidentée. Pourtant, chaque fois que le prêtre cessait de parler, le miracle se reproduisait et cette bouche de saurien se refermait paisiblement. " Admirable !

Le parcours atypique d'Alix, la fille du consul, qui, afin de supprimer les barrières de son statut, telle une héroïne moderne amoureuse, n'hésite aucunement à se lancer dans une spirale d'émancipation vertigineuse, qui fait grand plaisir à lire, comme les premiers frémissements du mouvement féministe. Même si on peut logiquement mettre en doute, la crédibilité de cette libération des conventions, surtout en ce tout début de XVIII ème siècle. Ah, j'y reviens, voir cette jeune fleur prendre sa vie en main et oser agir effrontément, face au carcan que la société lui impose. Cela nous change de toutes ces femmes qui attendent patiemment leur prince charmant en priant pour que le ciel leur soit favorable ! 

Je soupçonne Jean-Christophe Rufin d'avoir dans sa jeunesse, tout comme moi, lu avidement tous les récits de voyages de notre grand écrivain français : Jules Verne, puisque toute la partie concernant le périple vers l'Abyssinie, relève sans aucun doute de la patte de ce grand maître de l'écriture d’aventure.

N'oublions pas d'insister sur toute la panoplie de subtilités inhérentes au langage de ces hommes qui représentent leur pays à l'étranger : les ambassadeurs. C'est avec maestria que Jean-Christophe Rufin nous fait louvoyer dans ce monde interlope des consulats, où chaque parole est pesée, ciselée et ajustée, mais toujours avec un tas bien miasmatique d'arrières pensées.

J'ai bien aimé sa description du château de Versailles, qui loin des fastes de la lumière chaude des mois d'été, se voit métamorphosé pendant les longs mois d'hiver en sinistre demeure, inutilement vaste et glaciale avec son long corps abattu, désespéré et languissant, dont les jardins aux couleurs froides sont balayés par des vents nordiques, qui font frémir au sol une masse informe des feuilles en putréfaction. Bon d'accord, j'en rajoute peut-être un peu, mais l'idée est là.

Soyons honnêtes, c'est un brillant moment de lecture, j'ajouterais même que c'est un intelligent moment de lecture, et qu'il serait fâcheux d'ignorer.

10 avr. 2015


" Le musée de l'innocence " d'Orhan Pamuk  14/20.


Ce roman est l'histoire d'une jeune fille turque, pure et loyale, qui voit son amour sincère se fracasser sur les rochers tranchants des conventions.

Nous sommes dans la Turquie de 1975, issus de la bonne bourgeoisie stambouliote Kemal et Sibel sont promis l'un à l'autre, ils sont beaux et s'aiment, tout pourrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais... Mais voici que le jeune homme croise le regard de feu de Füsun, une parente éloignée et plutôt pauvre. Il tombe sous son charme, sans choix possible : son esprit est ravi par les foudres d'Eros. Sous prétexte de lui donner des cours de mathématiques, il la retrouve tous les jours... pour succomber à la tentation.

Cela n'empêche pas les fiançailles prévues deux mois plus tard, d'être célébrées dans un faste grandiose. Le lendemain de ce jour de fête, Füsun disparaît inexplicablement. Kemal abattu découvre alors le manque et la souffrance ; sentiments inédits pour lui. 

Sa fiancée, Sibel, belle stambouliote d'honorable origine, bafouée, cherchera à comprendre les raisons profondes de l'humeur maussade de Kémal ; déjà prête à pardonner sa folle incartade momentanée. Mais le temps passant, devant l'épine inextricable du coeur de son fiancé, elle finira par baisser les bras et renoncer à se battre contre des chimères. Personne n'est à l'abri d'un amour qui ne s'encombre pas de distinctions, ni de préjugés.

Plus tard, après une période de sevrage impossible, Kémal mettra patiemment tout en oeuvre pour retrouver, puis reconquérir son amour perdu. Cependant, au terme de cette très longue quête, un impitoyable destin l'attendra au tournant. Il n'aura alors de cesse de construire l'oeuvre de sa vie : un musée dédié à sa précieuse Füsun.

Ici, tout est important, l'époque : 1975, le lieu : Istanbul, et les innombrables personnages, aux sensibilités exacerbées par une morale qui laisse peu de choix pour vivre passionnément ses amours. 

En effet, pour les jeunes filles de bonnes familles, vivre une vie amoureuse, c'est suivre un parcours déjà tout tracé, déroger à la règle tacite, c'est perdre son honneur, et se retrouver mis au banc de la société. Cette société même qui fait de la résistance face à la culture occidentale. Mais cette velléité (légitime ?) devra un jour céder devant les assauts d'une jeunesse en ébullition.

D'aspect plutôt vertueuse et puritaine cette société stambouliote n'est qu'un microcosme, tout le monde se connaît. Hypocritement, ces gens-là n'avaient pas plus de principes et d'idéaux, qu'ils n’étaient à la tête de belles fortunes ou de grandes entreprises. Mais en public, la façade se devait d'être irréprochable, d'où le courage de la constance de l'amour fou que porte Kémal à Füsun. Il faut bien être conscient, que dans un pays pauvre, naître au sein d'une famille aisée est un immense avantage, et il faut de sérieuses raisons pour gâcher cette opportunité. Tel est le choix honorable de Kémal, ivre et malade d'amour pour la furtive et insaisissable Füsun.

D'ailleurs l'ivresse coule à toutes les pages de ce roman, d'abord celle de l'amour pur qui transcende tout, puis l'ivresse basique, celle du raki, cette eau-de-vie parfumé à l'anis partagée par un grand nombre de turc, qui désinhibe trop aisément, toute une population en recherche de plaisir facile et rapide.

Ici Orhan Ormuk redonne ses lettres de noblesse aux regards, qui en disent parfois plus que n'importe quelle parole ou discours trop pompeux. Ainsi il place ouvertement aux nues, la faculté de se contenter de l'échange uniquement transmis par les yeux, dont la richesse peut rendre heureux quiconque toute une journée.

Himalayas d'exaltation suivis par d’abyssales tourments, tels sont les pôles autour desquels tournent les sentiments de Kémal et de Füsun, obliger de vivre sous le regard cruel de la société turc. C'est pourquoi l'évocation d'aller visiter Paris, voire y vivre, sonne comme une bouffée d'air, dans l'esprit de nos deux héros shakespeariens.

La description anatomique de la douleur amoureuse subit par le corps Kémal est unique, l'auteur nous propose tout un chapitre afin de s’imprégner et de ressentir toute la violence intrinsèque de ce mal spécifique.

Rendu fétichiste invétéré par défaut, Kémal sera victime de cleptomanie sur tout objet ayant un rapport proche, puis lointain, avec Füsun. Initiant ainsi les balbutiements de ce qui sera au final le musée dédié à l'amour de sa vie.

C'est également un livre nostalgique sur l'ancien Istamboul,  celui qui prenait le temps de vivre sur les rives ensoleillées du Bosphore, celui où les immeubles en béton n'avaient pas encore remplacés les humbles maisons des modestes stambouliotes, celui où l'âme des ancêtres planaient sur les vieux quartiers, loin du modernisme pur et dur qui frappait déjà aux portes de la cité, balayant bientôt la mémoire de toute une communauté, comme un bannissement de tous les fantômes du passé. Avec en toile de fond, un début guerre intestine entre l'état et la mouvance islamiste.

Curiosité de l'oeuvre, l'auteur s’adresse souvent au lecteur, comme un possible futur visiteur du musée en élaboration ? Cela procure à ce récit une authenticité certaine. 

Autre originalité, Orhan Pamuk devient lui-même sous sa plume, l'un des personnages du roman. Il tient son propre rôle d'écrivain, confident de Kemal, qui fait appel à ses talents de romancier pour écrire la biographie de son amour avec son éternelle Füsun.

" Le musée de l'innocence " est un grand roman nostalgique sur la passion, le désir et l'absence, une preuve incontestable du talent de l'écrivain turc, Prix Nobel de littérature en 2006.

2 avr. 2015


" Soumission " de Michel Houellebecq   17/20


Dans une France assez similaire à la notre, un homme nous raconte sa carrière universitaire : débutée avec une thèse sur Joris-Karl Huysmans, reconnue comme remarquable par ses pairs , puis naturellement il devint enseignant, métier qu'il trouve souvent ennuyeux. Pendant ce temps, les classiques forces politiques du pays s’effondrent de leur propre apathie et leur manque criant d'imagination. Cette implosion sans révolution, offre à d'autres des boulevards inespérés.

Tout le récit s'articule autour de la présidentielle de 2022, après deux mandats stériles de François Hollande. Les électeurs frustrés de l'inefficacité et de l'impuissance du pouvoir en place, qualifieront au deuxième tour le Front National de Marine Le Pen et la Fraternité Musulmane de Mohammed Ben Abbes : un musulman modéré, proposant une islamisation de l'éducation, une réduction sérieuse des coûts dans beaucoup de domaines et une légalisation de la polygamie, le tout chaperonné par un premier ministre du centre : notre Bayrou national, qui voit enfin l’occasion d'exister comme élite aux yeux de sa France.

Après les attentats du début d'année en France, la controverse était involontaire mais inévitable. Une fois de plus, quels sont ceux qui ont réellement lu ce roman avant de le juger de façon si arbitraire et définitive, donc caricaturale ? Qu'ils sachent ces xénophobes basiques que ce livre est tout sauf un brûlot anti-islam, qu'il donne une vision autre, peut-être dérangeante, mais trouve sa place face aux angoisses et aux impasses de nos sociétés occidentales. Michel Houellebecq ose aller au-delà d'un laconique constat de décrépitude de nos sociétés, pour avancer vers une méditation d'anticipation, rien de plus, rien de moins. Y voir une projection future de ce qui ne manquera pas de nous arriver, s'avérait hors propos. 

L'une des surprises du livre, c'est cette transition politique qui se fait dans un calme quasi général, peu de mouvements de protestation hors de la campagne politique, comme-ci, las d'une France qui ne fait plus rêver, qui vend son patrimoine (entreprises, bâtiments, arts, clubs de sport) à l'étranger, les français inconsciemment, avaient déjà assimilé ce virage politique inédit. Avec les valeurs fortes et nouvelles que propose la Fraternité Musulmane, une espérance est née, un cap est donné, un avenir est promis.

Les sommités "intellectuelles" du pays sous les généreuses indemnités sonnantes et trébuchantes, abandonnent toutes intentions velléitaires, en se rangeant sagement dans les clous d'une retraite aisée. Seraient-elles toutes à vendre ?

Michel Houellebecq n'écrit jamais pour ne rien dire, c'est un contemporain à l'écoute particulièrement fine de son époque. L'homme est féroce, implacable devant ce monde qu'il analyse, qu'il digère, puis qu'il extrapole avec de surcroît une grande lucidité, en nous proposant des variantes, des pistes de réflexion toujours frappées au coin du bon sens. Ce roman est une fable politique qui stupéfie et bouleverse, mais n'est-ce pas ce que l'on attend d'un bon romancier : de l'outrance et de l'originalité ?

Bref, l'oeuvre est pessimiste et glaçante, comme toutes celles de l'auteur, mais des éclairages pertinents, parfois sous un couvert d’humour grinçant, nous alimentent en réflexions qu'il serait stupide de vouloir laisser sous le tapis (oriental ou pas). On peut reprocher à Michel Houellebecq son écriture parfois graveleuse, pathétique et volontairement provocante, mais les idées développées sont dignes d'un grand écrivain. Cynique certes, mais assurément lucide notre Houellebecq national.