29 oct. 2016


" Le lièvre de Vatanen "   de Arto Paasilinna  14/20

En Finlande, dans une forêt près d'Helsinki, deux amis un rien cyniques, un journaliste et un photographe reviennent de la campagne quand leur voiture heurte un lièvre sur la route. Le véhicule s'arrête dans le soleil rasant en cette fin de journée de la Saint Jean. Vatanen part à la recherche de l'animal, il le récupère et lui fabrique une attelle pour tenter de sauver une patte arrière cassée. Puis par désœuvrement, ou simplement malheureux, ne sachant plus très bien ce qu'il attend de la vie, il s'enfonce délibérément dans la forêt le lièvre sous le bras. 

De là vont naître une foultitude d'aventures plus ou moins cocasses au travers de toute la Finlande. Elles se veulent une réflexion sur nos véritables désirs profonds. Les questions se bousculent alors pour Vatanen, rejaillissant invariablement sur nous-même : Sommes-nous heureux dans la vie de tous les jours ? D'où vient notre désenchantement ? Sommes-nous condamnés à subir une vie terne et sans joie ? Notre vie est-ce nous-même qui nous nous la sommes construite indépendamment des autres ? Comment faire pour vivre en accord avec nous-même ? Avons-nous rencontré beaucoup de forces coercitives qui nous ont fait dévier de notre but initial ? Devons-nous tout balancer, le bébé avec l'eau du bain, pour partir à l'aventure là où nous porte notre aspiration naturelle ? Cela en vaut-il la peine ? Et puis qui sommes-nous vraiment ? Victimes ou coupables dans ce monde déshumanisé et mercantile ? Ou les deux à la fois ? En un mot : Sommes-nous HEUREUX ? 

Tel que je l'ai compris, ce livre ouvre énormément de questions, mais prudemment, il laisse chacun trouver ses propres réponses. 

Paradoxalement, malgré la puissance de toutes ces interrogations, il règne sur ce roman, qui est considéré comme un roman culte dans les pays nordiques, un humour sous-jacent, baroque et burlesque dû à une ivresse de liberté qui laisse ouvert tant de portes, que d'intrépides courants d'airs farfelus et espiègles s'y engouffrent sans vergogne. Et la plume d' Arto Paasilinna sait y faire dans ce domaine. 

Ecrit en 1975, ce roman avance d'étape en étape au rythme des chapitres, nous faisant parcourir une ballade à pied dans les grandes étendues finlandaises. Le lièvre sert de fil rouge, une liaison animal à toutes les péripéties bucoliques que va traverser Vatanen ; cet homme qui se sent perdu au sens figuré, et qui petit à petit va réorganiser sa vie autour d'autres priorités. Dans cette recherche du sens de la vie, Vatanen va braver un gigantesque feu de forêt, va coucher à côté d'une personne décédée (sans le savoir), va sauver une vache d'une mort certaine, va être confronté à l'appétit vorace d'un corbeau, puis au voisinage inquiétant d'un ours, etc... On le voit, Arto Paasilinna ne manque pas d'imagination et de fantaisie tragi-comique pour nous surprendre et nous interroger. Il met le doigt sur l'absurdité de rechercher le bonheur au travers d'une société vorace et outrancière de consommation en nous poussant en dehors des sentiers battus vers les plaisirs simples de Dame nature. D'ailleurs l'écriture aussi ne fait pas d'arabesques érudites et intempestives, elle s'exprime pleinement dans une simplicité bienfaitrice, le fond et la forme se rejoignent pour nous offrir  une bouffée d'air salvatrice dans cette ode à la nature.

Cependant, passer l'originalité du propos et le risible de certains chapitres, il se passe réellement peu de chose, le propos initial est vite éculé. Peut-être manque-t-il un fond de consistance, une trame plus approfondie, plus copieuse. Malgré tout il reste cet art de savoir prendre son temps, il reste un questionnement opportun de nos propres vies, il reste que l'on ne pourra plus voir un lièvre sans penser au personnage de Vatanen, il reste un grand souffle d'air frais aux odeurs de pinède, il reste l'idée que l'on peut toujours dire non au système, que rien n'est forcément définitif, bref il reste l'espoir peut-être futile qu'il peut exister des lendemains moins routiniers, certes plus aléatoires, mais avec des joies plus pures.



25 oct. 2016


HAÏKU   Partie   XXII

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

les fourmis rouges
la nuit
sont noires

au potager
un lapin à l'affût
du cri de la carotte

sifflements d'oiseaux
bourdonnements d'abeilles
les bruits du silence

grand vent d'hiver
les feuilles mortes
sont heureuses d'être mortes

novembre
le vieux jardinier se couche
tristesse des pissenlits

24 oct. 2016


" Vendredi ou les limbes du pacifique "  de Michel Tournier   15/20

Voici une réécriture originale du célèbre roman de Daniel Defoe Robinson Crusoé. En opérant quelques modifications pertinentes sur le texte sorti en 1719, Michel Tournier en modifie sensiblement les perspectives et les aboutissants avec une vision plus ésotérique, mais surtout plus indulgente, sinon plus altruiste.

D'abord le lieu du naufrage, Defoe situait son action aux Caraïbes, Tournier la place au large des côtes chiliennes en plein pacifique. Mais la notion de "limbes" annonce une orientation plutôt symbolique et allégorique du roman. 

Ensuite, Defoe met son Robinson sur un piédestal, puisqu'il domestique l'île avant de civiliser Vendredi et d'en faire son serviteur reconnaissant. On ressent vite les relents d'un odieux colonialisme. Chez Tournier, tout ce modèle d'exploitation finit par s'inverser, substituant et élevant les valeurs simples de la vie sauvage, représentées par Vendredi, à celles de la civilisation moderne, moralisatrice, capitaliste et colonisatrice. Même si Robinson essaie d'imposer à l'île, puis à Vendredi, l'autorité de l'homme blanc, cette hiérarchie discriminante vole en éclats sous les coups de boutoirs d'un Vendredi plus effronté et insouciant que jamais. Cette inversion des valeurs justifie à elle seule ce roman.

Enfin, le dénouement met en exergue les différences de point de vue des deux auteurs. Si chez Defoe Robinson dompte une nature inhospitalière, grâce à une application raisonnée et méthodique, se considérant comme le roi de cet univers îlien. Cependant, il n'hésite pas à quitter sa création lorsque 28 ans plus tard l'occasion se présente de retourner à la civilisation. Tandis que chez Tournier la personnalité de Robinson évolue sans cesse, surtout sous l'influence de Vendredi, qui révolutionne radicalement sa façon de penser. C'est pourquoi quand la situation lui permet de réintégrer le monde dit "civilisé", il hésite... puis renonce. Un homme nouveau est né, plein de sagesse, gorgé de la certitude d'avoir enfin trouvé une sorte de bonheur supérieur. Là est la patte de Tournier en métamorphosant constamment le personnage de Robinson, en partant de l'idéalisation d'une civilisation moderne et triomphante où prime l'économie de marché pour aboutir à une vie en harmonie entière avec la nature. Peut-être ne sommes-nous pas si loin d'un bouddhisme parfait, respectueux de tout ce qui l'entoure ?

Cependant, la lecture ne se fit pas sans quelques difficultés. J'ai souvent tâtonné, relu un passage, réfléchi à en avoir mal aux cheveux, à la recherche du sens d'une forêt d'allégories dont le livre est jonché. Ah cet indécrottable Michel Tournier, plein d'engouement cet écrivain est l'un des grands rois de l'allusionnel. En effet, l'île devient vite la matrice, un être à par entière, symbole de la mère, celle qui enfante, notamment des mandragores sous l'amour que lui donne sexuellement Robinson, comme une purification de son corps et de son esprit. Puis l'éducation judéo-chrétienne de Robinson lui fait voir des relations incessantes entre ses agissements et le texte de la bible.  Tout y passe, Noé, Adam, le paradis, le bien, le mal, les prophètes : Jérémie, Osée, etc... Bref tout résonne à un niveau de conscience qui me laisse parfois pantois ! Comme quand on veut absolument donner une explication, une justification à tout ce qui nous arrive. Ce n'est pas la partie qui m'a le plus séduit même si parfois, il y a des fulgurances intéressantes. 

Le plus passionnant, c'est que Michel Tournier renoue avec une thématique ancestrale, toujours en vigueur de nos jours, celle de la rencontre de l'homme blanc "civilisé", arrogant de ses certitudes, avec l'homme de couleur, forcément sauvage et ignare. Ce qu'il y a de merveilleux aussi avec l'écriture érudite de cet écrivain, c'est cette magie du mot juste et idéal. Un bonheur à lire, mais pas toujours à saisir toutes les allusions nichées au coeur du texte !

21 oct. 2016


HAÏKU   Partie   XXI

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

s'aventurant sous la bardane
piégé, il s'immobilise
le hérisson

le refrain des bourdons
endort le jardinier
la tête dans la consoude

premier mai
les hommes s'arrêtent
les abeilles bossent

sous le feu soleil
les fourmis noires
rougissent

octobre
le châtaignier laisse choir
des bébés hérissons


16 oct. 2016


" Mon nom est Rouge "   de Orhan Pamuk 12/20

Istanbul en cet hiver 1591 est sous la neige. Un cadavre jeté au fond d'un puits, les côtes écrasées et le crâne fracassé, nous raconte sa mauvaise rencontre. D'autant qu'il connaît bien son assassin et les raisons de son meurtre : une conspiration contre la culture, les traditions et la peinture de l'Empire Ottoman ! En effet, le sultan a commandé à son atelier de peinture un livre illustré de miniatures à la manière italienne, pour célébrer le millième anniversaire de l'Hégire. Ceci allant ouvertement à l'encontre de tout ce qui se faisait avant. Un parfum de scandale souffle dans l'ancienne Constantinople.

Je suis très partagé et dubitatif devant ce pavé de 736 pages, qui soyons honnêtes, est franchement trop bavard, pas trop érudit, non, mais absolument trop disert et volubile, avec des répétitions assommantes ne faisant pas avancer le propos ou si peu !

Néanmoins, le fond est bigrement intéressant : la peinture orientale, depuis l'Hégire et jusqu'à la fin du XVI ème siècle ne s'affichait sur aucun mur, le Coran l'interdisait, cela consistait à vouloir défier Allah par son outrecuidance. Cette peinture se limite à des miniatures peintes dans des livres d'histoires et de légendes, dans un rôle simplement ornemental et illustratif, sans aucune prétention. D'ailleurs elles ne sont jamais signées, sinon le sacrilège serait grand et la provocation châtiée de façon exemplaire, dans le meilleur des cas, par une punition se limitant à l'aveuglement du peintre, dans le pire... par la mort pure et simple ! On ne rigole pas avec l'art en Orient, car seul Allah est considéré comme un artiste, roi de la création. Franchement, qui oserait se comparer à lui ? Seul un occidental, un mécréant, un croisé, un européen peut se le permettre sans vergogne, mais un musulman humble de chez les humbles ? Cependant, par leurs voyages à Venise, les riches ottomans amateurs d'art se laissent imprégner, influencer par les perspectives, les nuances, les drapés, les portraits occidentaux. Parfois, ils ont la volonté subliminale de modifier légèrement la façon de peindre des musulmans qui ne produisent que des dessins naïfs, se référant plus à du coloriage sans la moindre nuance, fidèles au dogme musulman !

Naturellement, des parallèles avec les caricatures de Mahomet sont vite tirés, mais n'oublions pas que la parution de ce roman remonte à mars 2003. Comme si dans une intuition avant-gardiste, Orhan Pamuk voyait les islamistes musulmans se radicaliser de plus en plus. 

Par ailleurs, le contexte historique me parait trop peu évoqué. Certes, par brides, on lit quelques paragraphes succincts se référant à l'Histoire, mais de façon si évanescente et si morcelée, que cela ne constitue aucune base solide et cognitive. Dommage !

Bien sûr, il y a une intrigue amoureuse et une enquête pour retrouver le double meurtrier. Bien sûr, l'interrogation sur l'obligation ou non du peintre d'avoir un style ou d'imiter les anciens maîtres est pertinente. Mais la dilution de ces sujets ou leur développement outrancier ne peuvent qu'exaspérer le lecteur lambda.

Par contre, le système de narration polyphonique est d'une grande réussite. Pensez, même un cadavre prend la parole ! Mais plus surprenant, Orhan Pamuk fait aussi parler l'argent, la mort, un cheval... et même le diable en personne : grand moment de littérature !

Et puis, l'évocation incessante de tableaux miniatures, sans pouvoir les contempler, frustre le lecteur. Un index imagé de toutes ces oeuvres aurait apporté énormément au visuel de ce livre qui parle constamment de couleurs, or l'écriture noire et blanche désappointe et stérilise le propos si disert.

Bref, un roman trop calorique, d'une très grande érudition. La partie thriller et la partie sentimentale ne servent qu'à mettre en valeur l'ébranlement de la peinture des maîtres musulmans devant l'arrivée de la peinture occidentale, d'une innovation inouïe et inévitablement choquante, pour la mentalité musulmane si soumise. Orhan Pamuk embrasse la complexité d'un monde passé, résonnant intelligemment avec le notre, avec une amplitude magistrale et une très très grande gourmandise. 


11 oct. 2016


HAÏKU   Partie   XX

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

caressé par un arc-en-ciel
il devient fou
le caméléon

dans le jardin
toujours avec moi
l’épouvantail

sous son chapeau de paille
ivre est le jardinier
des parfums du soir

un vieux jardinier
honteux de son âge
fuit le regard de l'épouvantail

après un jour au bord du vide
sans un bruit
la nuit tombe


9 oct. 2016


" Un goût de cannelle et d'espoir "  de Sarah McCoy  13/20


En 1944 à Garmisch en Bavière allemande, la famille Schmidt, malgré les restrictions draconiennes, parvient toujours à faire tourner sa boulangerie-pâtisserie. Entre ses parents patriotes, sa soeur volontaire au Lebensborn (complexe de naissances pour les aryennes pures) et son prétendant officier de l'armée nazie, la jeune Elsie, 16 ans, vit jusqu'alors des odeurs alléchantes du fournil et d'insouciance pure. Cependant, le soir du réveillon de Noël 1944, le destin, par l'intermédiaire d'un enfant juif chétif qui vient toquer à sa porte, va bouleverser sa vie pour toujours.

Soixante ans plus tard, au Texas, la journaliste Reba Adams s'apprête à rencontrer la patronne d'une boulangerie-pâtisserie allemande, afin de compléter un ensemble d'articles sur les traditions de Noël dans différents pays. Cette rencontre sera pour la vie personnelle de Reba le début d'une catharsis salvatrice.

Sarah McCoy nous décrit une Allemagne nazie dont les habitants prennent peu à peu conscience de la réalité des faits. Devant la disparition des juifs, leur biens confisqués, la violence des hommes de la Gestapo, beaucoup préféraient fermer les yeux. Cependant, quand leur pays fut mis à feu et à sang par les forces alliées, leur confiance au Führer s'est vite émoussée. Les lettres d'Hazel, la soeur d'Elsie sont là pour témoigner de cette perte de convictions flagrantes. Et parmi ces allemands déboussolés, certains, les plus humanistes d'entre eux, au péril de leur vie et de celles de leur entourage, ont recueilli des juifs chez eux. De même, certains soldats ou officiers vivaient très mal le fait d'être les exécutants des abjects ordres nazis, psychologiquement ils furent détruits totalement, ne supportant cette situation dégradante que grâce aux drogues et médicaments.

Elsie se métamorphosera devant l'inqualifiable attitude nazie, n'ayant plus aucune fierté d'appartenir à la race dite supérieure, elle veut fuir ce pays de haine, de souffrance, et d'injustice épouvantable, comme une avide envie d'autre chose, loin, loin ailleurs, sous des cieux plus cléments.

Puis 60 ans plus tard, il y a l'histoire d'une autre femme, Reba. Traumatisée par un père, un ancien militaire du Vietnam, tyrannique et alcoolique. Sa mère fera tout pour sauver les apparences. Comment dès lors pour Reba s'ouvrir aux autres, quand l'exemple de sa mère s'affiche à elle. Pourtant un homme l'aime profondément, un garde-frontière nommé Riki, qui cherche à réagir avec humanité devant les hordes de réfugiés mexicains qui déferlent sur la frontière.

Ce roman est entièrement rempli d'odeurs de bons pains chauds, de viennoiseries attrayantes, et de pâtisseries gourmandes. D'ailleurs Sarah McCoy donne toutes les recettes bavaroises à la fin du livre, comme une suite logique en cuisine de son roman.

En vérité il y a deux histoires fortes et atypiques dans ce roman, l'une et l’autre auraient très bien pu faire l'objet de deux différents livres, il y a de la matière pour les étoffer suffisamment. Sarah McCoy par ce moyen de narration que j'estime superficiel, emberlificote les deux récits, pour en faire un pudding littéraire. Hélas ! La digestion s'en ressent. Parfois je ne savais plus si j'étais en 1944 ou en 2007 ! Et puis, vous vous laissez prendre par une belle et tragique histoire, dont vous avez une grande impatience de connaître la suite, et vlan, on vous embarque 60 ans plus tard à des milliers de kilomètres de là, dans un nouveau récit qui n'a rien à voir, ou si peu, comme-ci vous débutiez un autre roman !  Perturbant ! Personnellement ces procédés d'écriture m'ennuient, cela sent trop la construction volontairement hachée pour forcer artificiellement les lecteurs à une lecture plus addicte.  

De ce fait, l'histoire se déroulant à la fin de la seconde guerre mondiale aurait mérité une plus ample exposition. Hazel n'intervient que de manière épistolaire, c'est frustrant ! Une description de sa vie dans cette antre de la reproduction organisée de la race aryenne aurait grandi intelligemment le roman. De même une plus grande exposition de la jeune vie du prétendant de Elsie, Josef, aurait accru le roman d'un parcours perturbé et traumatisant, très constructeur pour le récit. Quel dommage de vouloir absolument relier le passé au présent, dans un aller-retour incessant et facétieux.

La partie se déroulant en 2007 au Texas, m'apparaît comme un bouche trou, cherchant absurdement à faire le pendant avec celle de 1944. Je ne dis pas que la narration est insipide, mais son développement reste à faire, les réfugiés mexicains sont comme un prétexte, un ersatz de ce qu'aurait pu être cette partie. Elle méritait avec un sérieux développement un sujet de livre à lui tout seul.

Malgré tout je peux comprendre que certains lecteurs se satisfassent et s'enthousiasment même pour ce roman, où le passé vient hanter le présent. D'autant que finalement après lecture, ce qui reste malgré toutes les horreurs de ce roman, c'est comme un goût d'espoir sur les lèvres des pauvres gens du monde entier !



3 oct. 2016




" Les douze enfants de Paris "   de Tim Willocks   16/20


Le samedi 23 août 1572, Mattias Tannhauser, chevalier de l'Ordre de Malte, se présente aux portes de Paris. Il est à la recherche de sa femme enceinte venue dans la capitale, sur invitation, au mariage de Marguerite de Valois et d'Henri de Navarre. Le chevalier se perdra dans les rues putrides de la capitale, où, les tensions entre les catholiques et les protestants s'exacerbent de plus en plus. Dans cette cité fébrile, Mattias sera rapidement plongé dans un océan d'intrigues machiavéliques, qui accoucheront dans un bain de sang !

Ce roman, au sens propre comme figuré, est indéniablement un grand livre, d'une maîtrise certaine, qui entraîne inexorablement son lectorat au fil de ses 1053 pages vers des sommets fascinants de l'art de conter ! Même si j'ai quelques réserves... j'y reviendrais plus loin.

Ce Paris de la fin du XVI ème siècle offre un cadre on ne peu plus romanesque, en effet, la saleté des rues, leurs odeurs méphitiques, les murs souillés par le temps et les fientes d'oiseaux, la clameur incessante des voix, les aboiements constants des chiens, les bourdonnements des mouches, font baigner Paris dans une atmosphère bruyante et étouffante, d'autant que l'on est au mois d'août. Bordées par des maisons en bois et pierre, parfois construites de guingois, chacune des rues plus où moins étroites délivrent un faible passage à une quantité innombrable d'êtres humains et d'animaux. Une vraie fourmilière !

L'histoire de la Saint-Barthélémy, telle qu'elle est racontée, se situe plus à la hauteur du simple parisien, qu'il soit catholique ou protestant, plutôt que du côté du pouvoir, dont l’aspect politique ne couvre que quelques dizaines de pages. L'essentiel de ce roman dantesque est consacré à la lutte d'un homme pour recouvrer sa moitié, mais confronté malgré lui à une guerre religieuse où les cadavres vont s'accumuler si vite que tout chiffrage demeurera impossible, il devra faire preuve de bravoure, d'audace et de discernement dans ce Paris, lieu de massacre, dont les rues vont être peintes en rouge sang, les cadavres en putréfaction rejetés à la Seine qui elle-même changera de couleur !

Pendant cette période de non-droit, chaque individu va révéler sa vraie nature, son vrai visage, d'autant que la nuit enhardit les criminels, les fanatiques, les dégénérés de tous bords. Tout est permis. Le chaos en s'installant dans la capitale va affranchir leurs lubies les plus viles. Et Tim Willocks se régale de pouvoir décrire sans filtre ce que les huguenots ont eu à subir pendant cette période délétère. Le sang versé lui inspire une écriture vermillon, issue de l'encrier du diable pour nourrir sa faconde insatiable.

Salutairement il est heureux que ce roman soit parcouru, dans son entièreté, par une magnifique histoire d'amour. Pourtant Mattias et Carla ont des tempéraments aux antipodes l'un de l'autre, mais une alchimie particulière, peut-être due à l'attirance des contraires, unie ces deux êtres avec une force d'une imputrescible pureté. Tel un éclat de soleil bienfaiteur, qui non seulement fait vibrer le lecteur, mais qui empêche les ténèbres de définitivement envahir ce millier de pages sombres.

L'action se déroule sur deux jours, soit 48 heures, le temps qu'il faut pour venir à bout de ce gros pavé ! Créant ainsi une sorte d’attractivité du direct, un lien tacite entre le récit et son lecteur, amplifiant logiquement l'envie de lire toujours et encore plus, tel un long sprint, jusqu'au bout de la nuit, jusqu'au bout du cauchemar !

Il y a un grand souffle épique qui émerge de ce texte. On y lit comme un hommage révérencieux à un grand écrit du passé, le célèbre " Notre-Dame de Paris ", où les lieux (La Cour des miracles, la place de Grève, Notre-Dame) et les personnages (Quasimodo, Esméralda, Phoebus, Frollo) réinventent l'histoire de Victor Hugo pour la faire revivre en la transférant pendant la période sanglante de la Saint-Barthélémy. Naturellement le récit de Tim Willocks est plus moderne, plus violent, plus vif, plus sordide, cependant, il est impossible de ne pas y songer pendant la lecture, tant des liens flagrants émergent à de nombreuses reprises.

Tim Willocks nous interroge aussi sur la responsabilité d'être parent, et du comportement que chacun de nous devrait avoir face à une jeunesse cherchant les limites qu'elle peut s'accorder, devant celles plus ou moins affirmées des parents. D'où l'explication du titre du roman, tous ces enfants se retrouveront sur le chemin de Mattias Tannhauser, loin de frôler l'indifférence, il s'y attachera même sans le vouloir, et tentera, dans la tourmente de ce moment historique, de leur faire entrevoir la lumière derrière la noirceur. Ces douze enfants enfantés par Paris seront des feux, modestes ou fous, qui apporteront un intérêt singulier et supplémentaire à la lecture de ce mastodonte.

Parmi les protagonistes attachants, il y a Grimonde (Gris-monde, pas de hasard). Au début du roman, on a affaire à une brute épaisse au physique de monstre difforme, régnant sur la pègre, et avide de profiter du pandémonium qu'est devenu Paris. Puis au contact troublant de Clara, femme sur le point d'accoucher, qu'il est venu occire froidement, son comportement se modifiera, révélant une face attendrissante et humaine inespérée. La seule vénération qu'il possédait jusqu'alors était pour sa maman Alice, une femme d'une grande influence, sachant lire les cartes du tarot avec clairvoyance. Donc Grimonde, dont l'agressivité fut altérée par le contact avec la fascinante Carla, ira, dans un souci d'altruisme et de rédemption, jusqu'au bout de sa nouvelle logique.

Cependant, ce livre aurait pu être d'un niveau encore supérieur si l'auteur avait su l'édulcorer de quelques excès. Notamment celui de tous ces combats incessants qui sont plus des assassinats qu'autre chose, spécifiquement dans la dernière partie du roman ; certaines pages sont de véritables boucheries, il en coule entre les pages comme un flot de sang intarissable, certes utiles pour nous faire une idée de la vérité historique, mais répétées à l'envi, cela peut agacer. De plus, le côté super-héros de Mattias Tannhauser est peu crédible, songer : ne pas dormir ou si peu pendant 48 heures, se nourrir chichement, boire mais sans excès, et être capable de raisonner, de se battre comme une fine lame avec une prodigieuse dextérité, d'avoir une activité physique très élevée, quasi sans fatigue, et cela pendant deux jours ! Cela relève d'une performance herculéenne ! D'autant que ces combats individuels, plus d'une centaine, ne lui inflige aucune blessure sérieuse, comme si une aura baignait l'ensemble de son être sous une protection christique ! Ne serait-il pas finalement un ange noir de l'apocalypse, venu bouffer de l'hérétique ? Un ange exterminateur ? D'autant que parfois, il tue sans nécessité absolue (la décapitation du ménestrel), comme s'il obéissait à une pulsion de mort extrême et intarissable. Un chevalier de l'apocalypse vous dis-je !

Et puis franchement, vouloir faire jouer au tennis le roi de France en 1572 ! Sa majesté est folle de rage que des inconnus aient osé tirer sur son invité d'honneur pendant qu'elle jouait au tennis. Pourquoi ne pas, pendant que l'on est dans l'anachronisme, lui faire prendre part au tournois de Roland Garros ! Allons allons, est-ce une erreur malencontreuse du traducteur Benjamin Legrand ? Tout le monde sait qu'il s'agit de l'ancêtre du tennis, connue sous le nom du Jeu de paume ! Toujours au sujet de la traduction, des tournures de phrases bizarrement alambiquées interpellent, du genre : Carla était meilleure que qui que se soit qu'elle ait jamais rencontré, hormis Alice. Mais bon, quand il faut traduire 1053 pages, on peut comprendre qu'à certains moments l'attention du traducteur soit moins vigilante. Quoiqu'il doit y avoir des relectures avant impression, non ?

Instant musical du roman, cette viole de gambe passionnément jouée par Carla, telle une bande sonore de ce massacre, dont le morceau n'est pas choisi au hasard, mais profondément ancré dans les turpitudes sanglantes parisiennes d'août 1572, puisqu'il s'agit de l'immortel air de la Folia, dont l'origine remonterait au Portugal au cours du XV ème siècle, et dont le thème fut repris depuis par une foultitude de compositeurs et de musiciens.

Pour conclure, laissez-vous emporter dans un tourbillon sordide de larmes et de sang mené tambour battant par un chevalier quasi surhumain. Vivez et vibrez avec lui tout au long de son chemin de croix à la recherche de sa femme au travers d'un Paris devenu fou, dont les rues sont jonchées de cadavres de huguenots, victimes de l'empreinte indélébile de la haine, de la cupidité, de la stupidité et du pouvoir. Certes l'oeuvre comporte quelques longueurs et imperfections mais qui seront vite oubliés devant l'effort accomplit par Tim Willocks pour nous faire sentir et ressentir, au raz du pavé parisien, ce que fut vraiment la vie pendant cette période rouge de l'Histoire de la France.