27 déc. 2024

 

" Nord sentinelle "   de Jérôme Ferrari   15/20


      Au milieu d'une foule de touristes et à cause d'une inoffensive bouteille de vin introduite illicitement pendant un repas au restaurant, le jeune Alexandre Romani (imprévisible rejeton d'une dynastie corse) poignarde de nombreuses fois, Alban, un copain d'enfance dont les parents sont propriétaires d'une résidence secondaire sur l'ïle.

      A partir de ce sordide fait divers, le narrateur, intimement proche de la famille Romani, va remonter à l'origine du mal des protagonistes, enfin disons, de leur affligeance médiocrité. 

      En employant un ton tragicomique, Jérôme Ferrari, nous décrit deux sociétés : celle de la famille et celle d'une île. Il en sonde leur violence intolérable et notre propre timidité à ne pas oser agir, vécu tel un traumatisme de n'être que soi-même. Sommes-nous dignes d'être des êtres de raison ?

      Même si l'intrigue est un peu décousu, la partie réjouissante, de ce court roman, réside dans sa critique acerbe du surtourisme. Facile me direz-vous, mais l'auteur retourne le miroir sur ses bénéficiaires, il désigne ceux qui sont prêts à tout pour prendre leur part de cette manne touristique ; peu importe les inconvéniants, peu importe si Dame Nature en souffre terriblement, du moment qu'une partie du pactole ruisselle dans leurs poches. Bravo et merci pour ces vérités judicieusement assénées. 

       Toujours armé d'une plume caustique et précieuse, l'auteur interroge sur l'altérité. Il met en parallèle l'un des premiers explorateurs du XIXème, Richard Burton (comme l'acteur), qui en posant le pied sur un lieu encore vierge de visiteurs, corrompt inévitablement l'âme du pays et le coeur des autochtones. Il n'y a qu'à songer à Chritophe Colomb et ses espagnols pénétrant en Amérique...

      Nord Sentinelle raconte la médiocrité de tous, personne n'est épargné, seul l'argent, le profit et la connerie sont les véritables moteurs de l'humanité, autant dire que nous sommes gouvernés, au propre comme au figuré, par la bêtise la plus crasse, celle qui put et pervertit chacun d'entre nous. Aucun n'en réchappera, cela nous conduira inéxorablement jusqu'à notre perte, et ce n'est sûrement pas la nature qui s'en plaindra. A faire lire aux hordes de touristes qui déferlent en vagues de plus en plus hautes dans ces petits paradis terrestres sacrifiés sur l'autel de l'argent roi.


18 déc. 2024


" Brooklyn " et "Long island "   de Colm Toibin   15/20

      Ecrit il y a 20 ans, Brooklyn nous racontait la jeunesse d'Eilis Lacey : 1950, à Enniscorthy en Irlande, comme beaucoup de jeunes femmes irlandaises de son âge, Eilis Lacey ne parvient pas à dénicher un emploi. Grâce à l'entremise d'un prêtre, on lui propose un job de vendeuse à Brooklyn, aux Etats-Unis. Poussée par sa famille, Eilis part s'exiler à contrecoeur outre Atlantique. Sur place, elle s'émancipe peu à peu ; loin du regard critique de ceux qui la connaissent depuis toujours, elle goûte à la liberté et savoure la  modernité du nouveau-monde, bien loin des habitudes poussièreuses de son Irlande natale. Puis, lors d'un bal, Eilis rencontre un jeune homme bien sous tous rapports, mais un drame familial l'oblige à retraverser l'Atlantique. Son séjour à Enniscorthy se prolongeant quelque peu, elle se noue passionnément d'amitié pour une ancienne connaissance de jeunesse. Les hasards et coïncidences de la vie ont l'art de tout compliquer. Avec cette nouvelle possibilité qui s'offre à elle, Eilis ne sait plus quel chemin suivre. A quel pays appartient-elle dorénavant ? A quel jeune homme s'autorise-t-elle à donner son coeur ? Quelle vie souhaite-t-elle vraiment ? Est-ce vraiment elle qui décide ?

      Le second roman, Long island, se déroule 20 ans plus tard. Eilis, âgée de 40 ans en 1970, devra se confronter à un nouveau choix, tout aussi difficile, la vie étant toujours si imprévisible. Volontairement je préfère ne pas divulgacher la suite, la surprise faisant partie intégrante du plaisir littéraire.

      Récemment, Colm Toibin, ce grand auteur irlandais, m'avait déjà beaucoup impressionné lors de sa biographie de Thomas Mann intitulée, Le magicien. Aujourd'hui, il donne une suite à l'un de ses succès passé avec toujours le même questionnement sur les choix de vie, auquels tout le monde est confronté un jour ou l'autre. Pour raconter ces péripéties, il adopte le point de vue de chacun des protagonistes du triangle amoureux,  néanmoins, la psychologie d'Eilis est la plus développée, plus affinée. Son drame, c'est d'être toujours tenue par sa forte identité irlandaise ; on ne peut jamais se couper de ses racines sans en souffrir un jour ou l'autre. Eilis aura à subir des tentatives de manipulations pour l'inciter à faire un choix, mais sa lucidité et son orgueil lui feront voir clair dans le jeu de ces influenceurs et influenceuses. Deux communautés se font face, conciliabules, secrets et faux-semblant sont au rendez-vous. La tension monte... pour notre plus grand plaisir.

      Colm Toibin nous décrit la société irlandaise de 1970 qui se décorsète autour de la condition de la femme, même si des contraites sociétales demeurent : si d'aucuns n'est véritablement mal intentionnés, beaucoup contribuent à entraver les aspirations de son prochain. D'ailleurs, il y a de nombreux non-dits entre les personnages principaux, néanmoins des gestes, des attitudes, des pudeurs, des regards en disent infiniment plus qu'une parole emportée par le vent.

      Avec ce récit d'une femme tiraillée entre deux hommes et deux continents, l'auteur prend plaisir à torturer notre envie d'en savoir plus, il manie le suspense avec délectation, il est habile en nous frustrant régulièrement, d'ailleurs la fin en est-elle vraiment une ? Personnellement je crois qu'un troisième tome nous sera proposé prochainement, peut-être pour faire à nouveau un bond de 20 ans dans le futur ? Un avenir proche nous le dira.


11 déc. 2024


                    
" Mésopotamia " de  Olivier Guez   17/20

      Avec cette admirable biographie romancée de la britannique Gertrude Bell, Olivier Guez rend gloire à une femme tombée dans les oubliettes de l'Histoire moderne. Pourtant, sans elle, la création de l'Irak aurait été autrement plus difficile, voire impossible. Cette héroïne tragique, issue d'une riche famille victorienne, fut une enfant adorée par son père (sa mère étant assassinée lors de son enfance), mais aussi incomprise, ses rêves de chevaucher le monde en stupéfiaient plus d'un, surtout venant d'une jeune femme. Son opiniâtreté lui a construit une carrière exceptionnelle.

      Aventurière, géographe, archéologue, exploratrice, polyglotte, diplomate et espionne, Gertrude Bell eut un rôle essentiel dans la destinée du Moyen-Orient, du moins autant que la reine Zénobie... mais c'était au IIIème siècle. Idéaliste, dans sa forme la plus pure, à l'instar de son ami Lawrence d'Arabie, elle ambitionne, après que l'empire britannique ait chassé les ottomans de Mésopotamie pendant la première guerre mondiale, de créer un pays, sous mandat britannique, à partir de plusieurs tribus arabes, qu'elles soient sunnites ou chiites, en ce même lieu où est née l'écriture cunéiforme, où tant de civilisations se sont affrontées, et qui fut terre d'Abraham, du déluge, de Babylone. Ainsi naîtra l'Irak.

      Aidé d'une documentation très fournie, Olivier Guez nous décrit un empire britannique obligé de s'emparer des sites pétroliers d'un Moyen-Orient afin de faire perdurer son éclat sur le monde. La première guerre mondiale va lui donner l'occasion rêvée. Ainsi née une ardente épopée avec jeux de pouvoir et négociations interminables entre britanniques, français, allemands et arabes, dans laquelle la participation de Gertrude Bell et Lawrence d'Arabie seront essentielles et déterminantes. 

      Sous la plume inspirée de l'auteur, apparaît le portrait d'une femme double : d'un côté dotée d'une énergie impérialiste, et de l'autre, amoureuse des civilisations originelles, pas encore salies et spoliées par l'arrivée tonitruante d'une modernité exterminatrice.

      Cette femme multiple et inclassable mérite d'être connue, car, au-delà de son attirance irrépressible pour l'aventure, elle fut aussi une amoureuse éperdue ; Olivier Guez sait parfaitement rendre les répercussions de son amour immarcescible pour un illustre colonel anglais, cela donne une force supplémentaire à son portrait. Moi qui ne suis pas spécialement fleur bleue, cela m'a touché, voire ému.

      Grâce à ce récit érudit, nous pénétrons dans les coulisses de l'Histoire, pas toujours aussi reluissantes qu'elles le devraient. Il en découle que les guerres d'hier, aux plaies mals recousues, sont à l'origine des conflits d'aujourd'hui. Quand l'Homme apprendra-t-il de ses erreurs ?


3 déc. 2024

 " Le sermon de la chute de Rome "   de Jérôme Ferrari   12/20

      Ce roman a reçu le Prix Goncourt en 2012, logiquement on attend une perfection, d'ailleurs la plume est sompteuse d'exigeance : les phrases sont gorgées de richesses littéraires, elles s'allongent, se déplient, papillonnent, puis se déplient derechef devant notre regard, telle une rivière en crue d'une générosité folle ; rien n'y manque. On est vraiment en présence d'un style que certains trouveront lourd, néanmoins on ne va pas faire la fine bouche quand un livre est vraiment bien écrit.

      Par contre, la construction narrative est explosée façon puzzle, donc complexe ; elle alterne plusieurs voix, de multiples époques courant sur quatre générations, tout cela en moins de 200 pages. Faut suivre !

      Après une longue entrée en matière, voici que deux amis d'enfance reprennent la gérance d'un bar situé dans un village Corse. Les affaires fleurissent, l'argent rentre, l'entente est cordiale, la vie est belle, puis, quelques divergeances apparaissent, la beauté de ce petit monde se ternit, plus rien ne va, le chute est inéluctable. D'où le titre du roman. Tout cela pour cela. Dur à avaler. 

      Je ne doute pas que Jérôme Ferrari soit sincère dans sa démarche, voulant batir un petit monde façon démuirge, pour venir le briser ensuite. Démontrant ainsi que tout à une fin : nos vies, nos sociétés, d'où l'évocation de la chute de Rome en 476. De la plus petite construction à la plus grande, rien ne perdure dans le temps. Oui, très bien, et après : l'eau ça mouille, la glace c'est froid, etc ?!?

      Il y a obligatoirement moult subtilités auxquelles je n'ai rien compris, je n'ai véritablemant pas pris la hauteur philosophique qu'un tel texte demandait. Malgré tout, je suis allé au bout de la lecture, et on va pas pas jeter le bébé avec l'eau du bain, certains passages m'ont sincèrement séduit, par l'émotion qu'elles dégagent et par une narration prenante ; cependant ces beaux morceaux sont ballottés dans un océan de banalités lues mille fois ailleurs ; l'équilibre de l'ensemble tangue dangereusement, ça prend l'eau d'un peu partout même si le navire reste à flot. Néanmoins, je suis nécessairement dans l'erreur puisque le Prix Goncourt a couronné ce roman.