26 déc. 2017


" Les armoires vides "   de Annie Ernaux   17/20


      L'incipit et l'épilogue enclavent un traumatisant avortement pratiqué par une faiseuse d'ange, il faut dire que nous sommes à la charnière des années 50 et 60, et qu'il faudra attendre encore 14 ans avant de voir la loi Veil légaliser cette pratique.
      Issue de parents tenant un modeste café-épicerie dans un quartier ouvrier d'Yvetot, Denise Lesur mène une enfance plutôt agréable et insouciante. Par contre, le jour où ses parents décident de la faire entrer dans un école privée, afin de lui permettre de suivre la meilleure éducation possible, elle prend violemment conscience de l'existence des différentes classes sociales. Vite rejetée par ses camarades pour ses humbles origines, elle décide de réagir promptement. Dés lors, gonflée d'une indéfectible volonté d'apprendre doublée de grandes facilités, elle se jette à corps perdu dans les études, veillant d'abord à obtenir la première place, puis ensuite à s'y maintenir résolument. Elle obtient ainsi la considération de tout le milieu scolaire et, en particuliers, de celles qu'elle voulait épater. Puis, prenant goût aux études, comme par un mouvement d'inertie, elle s'envolera pour toujours vers la première place du tableau d'honneur.
      Insidieusement, une barrière invisible va peu à peu l'éloigner de ses parents qui ont tout fait pour lui donner des ailes. La déchirure sociale ira même, au fur et à mesure de ses études, jusqu'à lui faire éprouver une véritable honte pour ses géniteurs, puis carrément de la haine !

      Les armoires vides est l'élaboration autobiographique d'une fracture sociale. Annie Ernaux dissèque, sans fioriture, sa vie de fille de commerçants, sa prise de conscience d'une autre vie possible, puis sa réussite par les études, agrémentée par la découverte d’œuvres littéraires et musicales, avec au bout l'indicible espoir de voir se dessiner une vie meilleure, aux antipodes du milieu d'où elle vient.

      De prime abord, on remarque cette écriture dense, saccadée, brute et sauvage, comme jetée sur les pages blanches et jamais reprise, laissée là comme une tache indélébile de ce que fut sa vie. Cette prose accidentée est à l'image de l'état d'esprit de l'auteure, cependant, pour un lecteur lambda comme moi, on sature vite, pourtant le fond n'est pas sans intérêt, et puis naturellement, au fil des pages, on finit par s'habituer à son écriture, et avec volonté, on outrepasse l’âpreté stylistique pour enfin prendre plaisir au récit.
      Derrière cette farandole ininterrompue, cette pléiade de mots, on sent une femme toujours en souffrance d'un passé pourtant lointain. Peut-être est-ce pour tenter de digérer cette ancienne douleur qu'elle la couche sur le papier, inlassablement, espérant une résilience ou une catharsis libératrice. Cela m'a inévitablement fait songer à une partie de la phrase d'Albert Londres : Porter la plume dans la plaie. Boris Cyrulnik n'est pas loin.

      Néanmoins, après réflexion, n'y-a-t-il point une pointe d'exagération dans l'exaspération ? Certes, ses parents sont issus du tissu ouvrier, mais ce ne sont quand même pas des Thénardier ? Et l'enfance de Denise Lesur ne peut être assurément comparée à celle de la pauvre Cosette ?
      Alors pourquoi tant de haine envers le peuple d'en bas ? Tous les prolétaires ne sont pas des miséreux. Certains, de leur condition, en tirent même une fierté, une dignité qui est tout à leur honneur. Parmi ces gens, il n'est pas si rare de trouver plus de probité et d'altruisme que derrière d'autres façades bien plus clinquantes. Alors je renouvelle ma question : Pourquoi tant de haine envers les gens de peu ? Peut-être qu'Annie Ernault, enroulée dans son rôle d'auteure, s'arroge le droit de raconter à sa manière son histoire, libre à elle d'accentuer ou d'amoindrir certains faits, de les édulcorer ou de les transcender. Après tout, à quoi bon être écrivain si ce n'est pour écrire sans liberté ?

      Autant dans la description des sentiments que celle des lieux, Annie Ernaux n'édulcore rien, elle plonge franchement les mains dans le camboui, avec tout le côté péjoratif, poisseux et moisi que cela inclut. En effet, on y est de plain pied dans ce bistrot, avec les fidèles, les habitués d'un verre ou deux, les joueurs de dominos, les petits poivrots, les alcooliques notoires qu'il faut savoir mettre gentillement dehors, ceux qui paieront à la fin du mois, ceux qui vomissent parfois là où ils sont, ceux qui parlent comme ils peuvent, vertement : Verse-moi un coup de pied au cul ; sans parler des odeurs, de la crasse, de la tinette au fond de la cour avec ses exhalaisons méphitiques en cas de grosse chaleur, rien, non rien ne nous sera épargné !
      De même, avec une précision froidement chirurgicale, elle remet à l'honneur des mots perdus de sa jeunesse en en truffant volontairement le texte, des mots qui fleurent bon ces années d'après guerre : Biclou, niguedouille, schnock, pistrouille, giguasse, grognasse, picrate, débagouler, carcaillot,  mucre, boui-boui, gnognote, hépatoum, etc. Parfois, même internet peine à nous donner une définition digne de ce nom. Pour ceux qui ont connu cette époque, comme une madeleine proustienne, elle évoque ces magazines d'autrefois : Bonnes soirées, Confidences, Nous deux, Petit écho de la mode, La vie en fleurs, etc.

      En conclusion, après un effort d'adaptation, cette lecture devient plaisante, au point même d'en redemander une fois le livre achevé, tant l’empathie se fait crescendo. 
      Entre honte et fierté, humiliation et épanouissement, moquerie et honneur, Annie Ernaux nous embarque, sans mélo mais avec franchise, dans ses années de jeunesse où se joue la construction d'une personnalité.


18 déc. 2017



HAÏKU   Partie   LXXII

°°°°°°°°°

dans la nuit noire
partout 
s'allument des rêves

mort d'un grand -
venant du ciel
des larmes de pluie

coulez mes larmes
tristesse infinie
demain m'aidera-t-il ?

à haute voix  
lire les grands écrivains
- élévation de l'âme

amoureux de mon lit
quel jaloux
ce foutu réveil !






11 déc. 2017

" Baïkal-Amour "   de Olivier Rolin   12/20


      Depuis Krasnoïarslsk, en plein coeur du continent sibérien, jusqu'à Sovietskaïa Gavan, au bord du Pacifique, Olivier Rolin nous emmène le long des 4 000 kilomètres de voie ferrée, sur la Grande ligne Baïkal-Amour. Pour faire simple, visionnez une transversale qui partirait des rives septentrionales du Baïkal pour courir jusqu'à la côte Sud-Est de la Russie... et même un peu plus, puisque l'auteur nous entraîne au delà du Détroit de Tartarie, jusqu'à l’île de Sakhaline, celle que Tchekhov visita en 1890, et dont il écrira son célèbre et terrible récit éponyme.
      Cette ligne de chemin de fer, (comme une suite logique du Transsibérien) tracée en grande partie par les prisonniers de nombreux goulags, ne fut achevée qu'en 1984 ! Sous les mâchoires de ces kilomètres de rail, si on tend l'oreille du coeur, on peut entendre une douce voix plaintive égrainer, un à un, les millions de noms issus de la poudre d'os de ceux et de celles qui les ont édifiés. Ce n'est plus un voyage, c'est un pèlerinage sur un cimetière de fer ou d'enfer ; comme rouler sur la mort. La plus grande et la plus affreuse route du monde, comme l'écrivait Tchekov.

      Ce périple se vit au rythme de vies croisées, de forêts infinies, de rivières interminables, de tunnels gigantesques et de paysages glacés ; comment ne pas être saisi par la magie des lieux et par la dimension hors catégorie d'un tel pays ? Le plus grand du monde !

      De façon éphémère, Olivier Rolin évoque ses compagnons de voyage en une multitude d'anecdotes, comme une infime partie d'un tout, un tout à jamais inaccessible, tant les facettes sont nombreuses. Pourtant, ce qui unit tous ces peuples slaves ne porte-t-il pas le nom d'Âme russe ? Issue de ce grand ours triste, à la souffrance insondable depuis tant de décennies, mais qui, sous une motivation nouvelle est encore capable de se redresser, et d'un brusque coup de patte, de faire trembler le monde entier ?
      Avec ces images à couper le souffle, l'auteur nous raconte cette Sibérie orientale, dont la voie ferrée et les villes furent construites au prix de la vie de centaines de milliers de déportés morts de froid et de faim ou simplement assassinés. La mémoire de ces sacrifiés peine toujours à être reconnue, en effet trop peu de monuments ou plaques commémoratives leur rend un hommage sincère, comme si la Russie n'avait pas de mémoire, qu'il fallait savoir oublier pour avoir la force d'avancer. Qui a dit qu'oublier sa propre histoire, c'est être condamné à la revivre ?

      En fin de lecture, malgré la beauté à couper le souffle des paysages démesurés, le voyage s'avère éprouvant tant les hécatombes se succèdent les unes aux autres ; cette terre slave est remplie jusqu'à l'excès de désespoir, de chagrin, de meurtrissures, de déchirements et d'afflictions sans nom. Pourquoi tant de souffrance au nom d'une idéologie machiavélique ? Y-a-t-il un peuple au monde qui aie payé un plus lourd tribu humain ? Poser la question est déjà y répondre.

         Premier bémol, la brièveté du livre (178 pages). J'aurais aimé voir les sujets évoqués plus développés, entendre d'avantage la voix du petit peuple. Malheureusement on reste souvent en surface, beaucoup de choses ne sont qu'effleurées. Peut-être ce récit de voyage n'est là que pour nous donner envie d'aller consulter d'autres ouvrages plus denses et plus fournis.
      Second bémol, l'auteur qualifie systématiquement comme sympathique et aimable toute belle jeune femme ; à l'inverse, dès qu'une personne est laide ou grosse, voire les deux ensemble, elles sont automatiquement décrites comme peu agréables et pénibles ! Tout ceci est-il bien objectif monsieur Rolin?

      Baïkal-Amour est une bouffée d'air frais, voire glacial, dans un pays où on fait peu de cas du mot mémoire, à moins de l'utiliser de façon spécieuse. Un territoire dantesque et sublime, malheureusement sali par un rêve devenu cauchemar, et quel cauchemar, tous ces millions de vies ravagées qui hantent pour toujours cette étendue inouïe de terre encore bien énigmatique et insaisissable pour tous les non-russes.

      

2 déc. 2017


" Des nœuds d'acier "   de Sandrine Collette   17/20



      Théo, la quarantaine est admis aux urgences dans un état incroyablement pitoyable. Qu'a-t-il bien pu subir pendant ces 15 derniers mois ?
      Vous n'en saurez pas plus ! En effet, dans ce genre de polar, moins on en dit, plus le lecteur y prendra plaisir. Enfin, le mot plaisir, c'est une façon de parler, car le premier roman de Sandrine Collette se vit et se lit comme une plongée dans un océan d'angoisse aux frontières de l’inhumanité. C'est troublant, effroyable et addictif.

      Des nœuds d'acier prend aux tripes, c'est un huis clos implacable où règne une tension incessante. Même si le personnage de Théo a l'air peu sympathique au début, vite l'empathie l'emporte devant la charge inhumaine des épreuves qu'il aura à surmonter s'il veut survivre à cette séquestration machiavélique.
      Au cours de sa captivité, les états psychiques de Théo ne cesseront d'évoluer, passant de la révolte pure à une rébellion plus apaisée, puis à une soumission partielle, avant de devenir totale, car elle seule permet de trouver une sorte d’équilibre toute relative à l'enfer ambiant.

      La nature et ses saisons, parfois sublimées, parfois détestées,  rythment les journées de Théo comme une horloge, elle existe par sa beauté ineffable mais aussi par sa terrible neutralité.

      Naturellement, ce roman se double d'une réflexion sur la facilité sinon l'aisance avec laquelle l'homme peut se passer de morale. Après tant d'années de civilisation judéo-chrétienne derrière nous, pourquoi faut-il si peu de temps pour transformer l'homme dit " civilisé " en brute épaisse où tout précepte éthique s'est volatilisé. Entre l'homme et la bête n'y a-t-il que l'épaisseur des textes de loi ? Et encore, la bête ne tue que par nécessité.

      Oppressant à souhait, plus noir que noir, mais gravant en nous même cette certitude : le combat n'est jamais gagné face à la masse indestructible de haine qui niche de manière indélébile dans le coeur des hommes.

1 déc. 2017



" Millénium 4 : Ce qui ne me tue pas "   de David Lagercrantz   15/20

      Par l’intermédiaire de David Lagercrantz, c'est une immense joie de pouvoir lire enfin la suite de la saga "Millénium" créée par feu Stig Larsen. Pouvoir enfin retrouver Stockholm et son hackeuse de génie, doublée d'une justicière impitoyable n’obéissant qu'à ses propres règles : Lisbeth Salander. Idem pour ce journaliste d'investigation, Mickael Blomkvist, ce reporter de la vieille école, persuadé qu'il peut rendre le monde meilleur grâce à la pertinence de ses articles.

      La barre était très haute pour David Lagercrantz, pensez donc : reprendre le flambeau "Millénium", cet énorme succès mondial, hissé fort haut dans la hiérarchie des thrillers. Le risque de se planter était immense, cependant, le contrat est honoré dans ces grandes largeurs, même si j'ai quelques réserves.

      Surtout ne comptez pas sur moi pour vous raconter le début de l'histoire, ce serait gâcher stupidement votre plaisir. Sachez cependant que le thème principal tourne autour de l'espionnage industriel à grande l'échelle mis en oeuvre par certaines sociétés pour acquérir des renseignements (souvent top secrets) via le réseau informatique. Dès lors, sous prétexte de sécurité, ces entreprises mettent en place une surveillance active intrusive, avec naturellement des profits mirifiques à la clef, bien au-delà de toute morale. Chantages et petits arrangements de circonstance entre "amis" se déploient alors allègrement sur l'échiquier mondial avide d’intérêts. Qui a parlé de la NSA ?
      Dans ce quatrième tome on y trouve pêle-mêle : un chercheur, génie de l'intelligence artificielle, un jeune enfant autiste aux talents insoupçonnés, le top niveau des hackers, une très belle femme aussi dangereuse que séduisante, des espions russes, etc...

       Ce thriller est habilement construit, il se laisse lire sans déplaisir, l'intrigue donne une folle envie d'avancer, le suspens assaisonne plaisamment l'ensemble, l'écriture est dans la ligne droite de son prédécesseur : intelligente, sérieuse, éclairée et pertinente. Le plaisir de lecture est là, le style est respecté. En résumé, la recette est plutôt réussie, même si la montée en température se fait attendre. La deuxième partie fonctionne mieux avec l'apparition d'un personnage fortement lié à l’héroïne, même s'il s'avère être une sorte d'anti-Lisbeth !

      Une surabondance de personnages se croise sous nos yeux. Multipliant tant de développements qu'ils stérilisent l'action et les rebondissements, raccourcissant d'autant la présence de nos deux protagonistes préférés Mikael et Lisbeth, au point de ne voir apparaître celle-ci qu'autour de la page 100 !
      Un découpage systématique et hystérique des scènes d'actions rend leur lecture pénible voire insupportable. Vouloir créer un suspens, on peut le comprendre, mais ciseler autant ces moments où enfin le physique l'emporte fait naître une sévère frustration. 
      L'intrigue, séduisante au début, finit par atteindre une complexité qui m'a perturbé, néanmoins l'essentiel est de saisir l'idée générale de cette gigantesque toile d'araignée informatique, qui, sous l'excuse fallacieuse de notre propre sécurité, nous espionne gaillardement.

      David Lagercrantz s'en sort honorablement, le cahier des charges est rempli dans son ensemble, néanmoins, ce quatrième opus n'a pas la puissance du premier, ni le rythme du deuxième et la folie du troisième. Certains lecteurs me trouveront peut-être trop rigoriste et exigeant... sinon bourru ! Cependant, le niveau qu'avait atteint Stig Larsson frôlait l'excellence, alors que voulez-vous ? On s'habitue !



27 nov. 2017


HAÏKU   Partie LXXI

°°°°°°°°°

feuilles mortes -
larmes de l'automne
des chagrins de l'année

feuille au vent
tourbillonnante
dans une dernière danse

ballet de feuilles mortes
ce chant si doux
de papier froissé

les feuilles mortes
si mélancoliques
si Prévert et Cosma

ô tonne
orage d'automne
sur tapis de feuilles





17 nov. 2017


" Boussole "   de Mathias Enard   16/20


      La nuit se pose sur Vienne et sur l'appartement où Franz Ritter, musicologue amoureux de l'Orient, peine à trouver le sommeil. Ondulant entre songes et souvenirs, nostalgie et désir, il explore les grandes étapes de sa carrière, ses enthousiasmes, ses rencontres et ses séjours bien loin de son Autriche : Istanbul, Alep, Damas, Palmyre, Téhéran, que des noms aujourd'hui dramatiquement connus, mais dont l'aura est toujours vaillante.
      Tous ces souvenirs se cristallisent autour d'un amour impossible, celui de Sarah, l'incontournable, la fascinante et ensorcelante Sarah : une grande spécialiste de l'attractivité de l’Orient sur les écrivains, les savants, les peintres, les poètes et les explorateurs occidentaux du XIXème siècle et début XXème.
      Sous la plume inspirée, folâtre et obsédée de Mathias Enard, tout se mélange dans un grand barouf : l'histoire des orientalistes muent par le désir de découvertes artistiques et archéologiques, son incompatible amour avec Sarah et l'actualité noire qui vient griffer ces beaux pays d'un effroyable écho dramatique.

      Travail remarquable, d'une érudition folle quasi maniaque ! Ah, il n'écrit pas léger Mathias (excusez la familiarité) il trimbale des "tomes" de mémoire ; il nous délivre avec générosité toute une symphonie d'échanges culturels pour mieux nous faire appréhender le point origine de ces recherches, toutes amidonnées grâce aux sonates de souvenirs perdus ou simplement non ramassés. Mathias possède le don d'embraser ces éclats pour les métamorphoser en feu de joie littéraire, en hymne au métissage, par-delà les frontières et les divergences. Quel somme de travail derrière tout cela, même si l'ensemble peut paraître un peu fouillis et prendre l'allure d'un vrai capharnaüm. Quel grand moment de lecture à s'enivrer de ces souvenirs, qui, se bousculent d'abord, puis se chevauchent, s'emmêlent pêle-mêle comme dans un tableau abstrait, avant, tout simplement, de déborder de la feuille, telle une corne d'abondance, trop généreuse, trop riche ! 

      Lire Boussole, c'est concéder à une longue flânerie, c'est s'abandonner corps et âme à un inventaire amoureux, c'est accepter de perdre pied, de ne plus rien maîtriser, de se laisser bercer par les chaos d'un voyage peuplé de visions oniriques à la lisière parfois de la folie. C'est (re)faire connaissance avec les grandes figures féminines ayant mis l'Orient à l'honneur : Ella Maillart, Lucie Delarue-Mardus, Jane Digby, Annemarie Schwartzenbach, et tant d'autres encore... Cependant, lire Boussole, c'est aussi essayer de comprendre les relations alambiquées entre l'Occident et l'Orient, construites sur un désir réciproque de rapprochement, mais trop souvent percluses d'incompréhensions patentes. C'est se résigner à avoir l'âme déchirée par la noirceur des régimes politiques couvrant d'un drap de deuil toute chose à sa portée. C'est s'emplir des bouffées de mémoires subsistant dans la nuit, avant d'être dissoutes dans le sablier du temps. C'est admettre tout ce que l'Europe doit à l'Orient et en finir avec cette idée absurde de considérer l'Islam comme une altérité radicale, car il y a aujourd'hui une nécessité de changer de perspective, d'ouvrir nos bras d'un côté comme de l'autre, et d'en finir avec les nostalgiques de la colonisation des uns et de la repentance incessante des autres. Il faut avancer, savoir mettre de côté le passé pour se tourner vers demain, écrire l'avenir ensemble. Et comme le dit Mathias : Je voulais montrer que l'Orient ne saurait être réduit à Daesh et aux islamistes, mais qu'il est aussi source d'une richesse culturelle.

      Parmi tant d'autres, Boussole instille une réflexion sur le voyage, celui qui est vénéré par tant de gens ne vivant que pour cela. Ne serait-il pas un moyen de vaincre son propre malaise de vivre ou sa bile noire, comme l'écrit l'auteur ? Certains voient dans le voyage une catharsis, nourrie par une soif inextinguible de connaissance et peut-être aussi par une forme de mysticisme. Le voyage n'est-il malheureusement qu'un remède pour celui qui connaît son mal ? Car celui qui voyage pour simplement oublier ne peut que recouvrer ses problèmes au retour. Ou pire encore, le lot de douleurs et de lassitude est trimbalé dans les valises même du voyageur. A quoi bon fuir si ailleurs se vit comme ici. Fernando Pessoa, poète portugais, revient sous la plume de Mathias, comme un homme fortement concerné par cette idée, puisqu'il ne suffit pas de partir pour changer. Trop simple et si fallacieux. 

      Attention ! Méfiez-vous ! Mathias Enard est un écrivain dangereux, en effet ce livre renvoie à une foultitude d'autres de façon si exponentielle, qu’implicitement, le temps manquera cruellement pour s'enrichir de toutes ces propositions alléchantes. Et que dire des incitations à réécouter Mahler, Bizet, Schubert, Mendelssohn ou Beethoven ! Dangereux vous dis-je !

      Je peux admettre, devant tant d'érudition et le caractère hétéroclite des confidences, qu'un certain lectorat puisse se sentir  en perdition, quasi largué, ayant un mal fou à situer le Nord, en un mot : déboussolé ! Afin d'alléger sa logorrhée que d'aucuns trouveront indigeste et ses innombrables digressions à n'en plus finir, Mathias y insuffle par-ci par-là des notes d'humour, notamment grâce au voisin du dessus et à des considérations tournant autour de la médecine ; sans oublier les maladresses touchantes de Franz Ritter quand il meurt d'envie de séduire Sarah, mais qu'empêtrer dans son désir, il ne parvient qu'à se rendre ridicule aux yeux de sa dulcinée.

      J'aurais pu encore longuement vous raconter Boussole, car une centaine de noms, tissant incessamment des fils d'or entre l'Ouest et l'Est, remonte du fond des déserts comme une rémanence d'un passé qui veut résister à l'oubli de nos mémoires. J'aurais pu aussi vous parlez de musique et de livres largement influencés par l'Orient, tant d'écrivains et compositeurs s'y sont frottés pour ressourcer leurs travaux, mais il faut être raisonnable et savoir se taire un peu, et laisser le silence des espaces désertiques bercer et ensabler nos oreilles toujours avides d'effluves exotiques.

      Boussole est également un bel hommage aux point-virgule, tombés malheureusement en désuétude de nos jours où prime avant tout la phrase courte, de trois mots, parfois de deux, et hélas d'un seul !

      Curieusement, j'aimerais savoir, parmi toutes les personnes s'étant procurer ce livre, combien d'entre-elles sont arrivées, exténués certainement mais ravis d'avoir vécu un si beau voyage, jusqu'au mot espérance, le tout dernier du roman ? Trop peu sans doute !

      J'en retire un vrai plaisir d'avoir pataugé joyeusement dans le savoir de Mathias, et d'en avoir copieusement éclaboussé tous les curieux qui n'ont pas osé s'en approcher, de peur (qui sait ?) d'être touchés et salis par l'infâme et gros mot de CULTURE !

      Pour conclure cette nuit de rêverie éveillée où Mathias Enard retrace, avec une érudition illimitée, l'épopée de tous ces orientalistes en quête d'un ailleurs dépaysant, plein d'exotisme, de déserts, de vapeurs d'opium, d'altérité heureuse, celle qui nous pousse à rencontrer l'autre afin de mieux comprendre celui qui vit différemment... mais je m'égare ! Pour conclure disais-je, je mets en exergue cette phrase de Lucie Delarue-Mardus comparant l'orientalisme à une rêverie, ou à une exploration trop souvent déçue : Les Orientaux n'ont aucun sens de l'Orient. Le sens de l'Orient,  c'est nous autres les Occidentaux, nous autres les roumis qui l'avons.


13 nov. 2017

" Le restaurant de l'amour retrouvé "   de Ogawa Ito   17/20

      Suite à son premier grand chagrin d'amour qui la rend muette, Rinco, une jeune japonaise de 25 ans revint, après une décennie d'absence et contre son gré, chez sa mère. Une personne fantasque qui vivait dans un village de montagne, avec un cochon apprivoisé. A cette mère originale, avec laquelle elle avait toujours entretenu des relations pour le moins tendues, Rinco avait toujours préféré sa grand-mère, une personne affectueuse, avenante, élégante, portant le kimono à merveille et qui lui apprit les rudiments de la cuisine. D'ailleurs, elle travailla dans différents restaurants, cultivant ainsi plus intensément sa passion pour le métier.
      De retour dans son village natal, tout naturellement, Rinco ouvrit un restaurant 100% bio. Elle finit par se découvrir des dons insoupçonnés dans l'art de rendre les gens heureux, juste en cuisinant pour eux des plats longuement médités, préparés comme une prière et servis telle une grand-messe gastronomique. Alléluia !

      Voilà indéniablement un livre radieux sur le partage et le don. Un partage qui rend heureux tout le monde, mais surtout la personne qui donne, comme si le bonheur ne peut être lié qu'à l'autre ! Pas forcément à une personne de connaissance mais à autrui. Acte universel de bonté qui comble l'instigateur devenant ainsi un bâtisseur d'amour !
      Pourtant, les relations entre les personnages, loin d'être séraphiques, se modifient aux fils des pages, se complexifient pour s'achever dans une osmose émouvante et inespérée. L'être humain ne peut pas avoir le coeur pur en permanence.
      Par ailleurs, les animaux tiennent grandement leur place : on y croise un lapin anorexique, une truie d'un quintal et un mystérieux hibou hululant toutes les nuits à minuit pile !

      Cette invitation à un retour aux sources devient un roman prosélytique, prônant une vie saine, basée sur une nourriture élaborée écologiquement, loin, bien loin des pesticides indissociables de la bouffe commune. 

     Par souci d'égalité, l'écriture aussi y est équilibrée, pleine de légèreté, mitonnée avec amour, assaisonnée avec soin, c'est un souffle d'air apaisant et rassérénant. On y pioche mille références à la nature, celle d'où nous venons, celle qui nous console, celle qui nous émerveille, celle qui nous incite à vivre en harmonie avec elle, enfin celle que nous devons ménager si nous ne voulons pas simplement... disparaître ! Devant une telle majesté, les hommes devraient renoncer à essayer de faire plier la nature selon leur bon vouloir.
      Moi qui suis un grand amateur d'haïkus, j'ai trouvé, dans cette offrande de vie, pléthore sources d'inspiration. En effet la poésie caresse chacune des pages avec une grande suavité. Les comparaisons irradient l'ensemble d'un supplément d'âme : Derrière la vitre, du blanc laiteux à perte de vue, comme si une montagne de blancs battus en neige était tombée du ciel / Un soleil orange foncé et lisse, comme un jaune d’œuf frais / Partout les trèfles blancs en fleurs brillaient comme des perles éparpillées / Je me sentais toute légère, comme des blancs battus en neige / Côte à côte, ils étaient avachis sur leur chaise comme une glace à deux parfums à moitié fondue.
      
      Même si la cuisine n'est pas votre fort, il faut se laisser bercer par toutes les notions culinaires, tel un voyage au pays de la douceur et du respect, une ode à la nature, à la recherche d'un bonheur simple... lumineux !



10 nov. 2017


HAÏKU   Partie LXX

°°°°°°°°°

tableau d'automne
belles dans la mort
les feuilles mortes

humble sourire
du pèlerin
si riche de lumière

avec les fées de la nature
enthousiasme
du moindre marcheur

dévaler la pente folle
de la littérature
quelle bouffée d'air pur !

écrit entre les rêves
au matin stupeur
haïku oublié !


Entre vert et ciel































Merci !






6 nov. 2017





HAÏKU   Partie LXIX

°°°°°°°°°

dans la musique du froid
danse
la fumée des cheminées

automne nouveau
pour le moindre marcheur
allégresse

peinture sur humus
belles dans la mort
les feuilles mortes

pour le pèlerin
juste pour lui
la nature se fait belle

hier il me disait
la nature et le simple
- amertume d'une absence




Jardin d'automne
































































Merci pour la visite
Wedding Cake de luxe :


















3 nov. 2017



HAÏKU   Partie LXVIII

°°°°°°°°°

lumière ambrée d'automne
éphémère
moment de grâce

crépuscule d'octobre
brume en altitude
jaune d’œuf sur l'horizon

seule liberté possible
celle du livre
jusqu'à l'ivresse

prendre un verre mademoiselle ?
non !
ah... encore un souvenir !

visite impromptue
grand plaisir
déjà reparti !

31 oct. 2017


" Le gang des rêves "    de Luca Di Fulvio  15/20


      1907. Dans le sud de l'Italie en plein coeur de la Calabre, Cetta luminita, une  jeune fille de 14 ans se fait violer par un ami du patron de sa mère. A cette époque, les propriétaires terriens ont tous les droits, ils profitent allègrement de la misère d'une population, contrainte d'accepter toutes les volontés de leur patron, si elle veut subsister. Cetta tombera enceinte et n'aura plus qu'une idée en tête : quitter ce pays de soumission, de pauvreté et de malheur pour tenter sa chance en Amérique. En 1909 avec Christmas, son très jeune enfant, elle s'embarque de Naples pour New-York, vers son rêve américain.
      Cetta connaîtra Ellis Island, l'île où sont triés tous les migrants venus d'Europe s'offrir une nouvelle vie. C'est la prostitution qui lui permettra de subvenir à ses besoins et à ceux de son fils, Christmas, ce petit bout de chou, la lumière de son âpre vie. Après avoir traîné sa pauvreté entre gangs adverses, Christmas verra sa gouaille naturelle lui servir de planche de salut, dans un pays où la radio prend son essor, et où le cinéma muet ne va plus tarder à prendre la parole.
      Dans un contexte plus que dramatique, Christmas fera la connaissance de Ruth, une belle jeune fille juive. Une histoire d'amour se nouera, mais la richesse de l'une et la pauvreté de l'autre seront des barrières infranchissables par nos deux jeunes tourtereaux... mais avec le temps et une passion indéfectible chevillée au corps, tout est permis, on est en Amérique oui ou non ?

      Ce roman, conditionné en petits chapitres accélérateurs de rythme, se lit d'une traite malgré ses plus de 900 pages. Un vrai page-turner ! Une fresque à la dimension des Etats-Unis. De la famille des sagas dont on devient vite addict.

      Il est plutôt attrayant de revivre le si renommé "rêve américain" d'une jeune italienne et de son fils, s'efforçant de garder la tête hors de l'eau, dans une ville en pleine prohibition où humiliation, rivalités entre gangs, ségrégation, lutte des classes et paupérisation se côtoient, se bousculent, s'entremêlent avec une frénésie rare.
      Luca Di Fulvio nous offre un portrait social d'une Amérique en pleine mutation. Un pays qui cherche ses marques, se crée des repères, se construit malgré les échecs, même si les laissez-pour-compte, les moins-que-rien seront avalés sans scrupule par un capitalisme vorace et inextinguible. Il entendait toutes les rengaines sur l'Amérique, l'extraordinaire nation qui promettait tout mais qui, à eux, ne donnait rien... ce qu'elle promet tu l'obtiens pas par le travail, comme on nous le raconte : tu dois le prendre par la force, même si t'y perds ton âme. L'important c'est d'arriver... et pas comment tu arrives.
      Il y a comme la patte de Martin Scorsese derrière cette fresque à la fois new-yorkaise et hollywoodienne, à moins que ce ne soit du côté de Sergio Leone qu'il faille pencher et de son inoubliable Il était une fois l'Amérique, tant les images de ces deux réalisateurs s'affichent en pensée en cours de lecture. Autrement dit, la barre est haute ! L'obstacle est-il aisément franchi ? Patience j'y viens bientôt !

      Dans Le gang des rêves, l'auteur met le doigt sur la violence faite aux femmes : Cetta met en garde son fils, il a le droit de tout faire dans la vie, mais s'il frappe une femme, elle le tuera de ses propres mains ! Pertinemment, l'auteur traite de la désillusion du rêve américain, de toutes ces carrières à l'ascension vertigineuse mais à la chute tragique. On suit également la naissance d'Hollywood, avec l'arrivée des premières stars et des dérives inhérentes à un tel engouement. Il évoque aussi le sentiment de dignité, dont certaines personnes s'affublent même au travers d'une grande pauvreté, comme le signe d'une appartenance à l'humanité malgré les coups de boutoirs que leur assène la vie. Cependant, le sujet principal, incontournable oserais-je dire, c'est l'AMOUR, celui qui transforme, celui qui porte au-delà des épreuves, celui qui fait espérer... même si cela va à l'encontre d'une vieille société pleine de conventions castratrices, et celui qui triomphe enfin... dans un bonheur indicible, l'acmé du coeur !

      Il défile sous nos yeux toute une galerie de personnages ignobles ou séduisants, couards ou audacieux, taiseux ou fanfarons, féroces ou rassurants, des hommes et femmes ayant touchés du doigt leurs rêves, avant bien souvent de se brûler les ailes au soleil de la gloire. 

      Il m'est vite apparu, dès le début de la lecture, des similitudes avec un roman de Jack London (que je considère comme un chef-d'oeuvre) : Martin Eden. En effet, le parcours de Christmas, le personnage principal, débute dans la misère pour s'achever dans le succès. Il tombe éperdument amoureux d'une jeune femme très riche s'appelant Ruth, comme par hasard, mais une terrible barrière sociale les sépare, afin de l'abolir il gravira un à un les échelons d'une certaine gloire. De plus il roule dans une Oakland et les parents de Ruth vivent  à Oakland, comme les propres parents de Jack London ! Et je n'évoque pas les périodes des récits qui coïncident parfaitement.
      Aucun doute, Luca Di Fulvio a emprunté toute cette dramaturgie à Jack London, non pas pour en faire une sorte de vulgaire plagia, mais pour rendre hommage à l'auteur exceptionnel qu'était Jack London. D'ailleurs Luca Di Fulvio, afin de supprimer tout soupçon de copiage, avoue en deux fois cet emprunt dans la deuxième partie du roman. Comme une incitation pour son lectorat de découvrir les qualités extraordinaires de Martin Eden.

      Néanmoins, malgré les grandes qualités du roman, je garde une certaine réserve, peut-être due aux critiques dithyrambiques qui m'ont donné une envie irrésistible de le lire ? J'en attendais donc beaucoup, malheureusement le contrat n'est pas rempli dans son entièreté. D'abord pour ce passage succinct en Calabre, j'étais en espérance de paysages, de lumières, d'odeurs, d'une ambiance méditerranéenne, d'un cadre typique, d'une atmosphère ensoleillée. Et bien non... c'est balayé en trois pages ! Un peu court jeune homme !
      Puis la traversée vers New-York se voit affliger le même traitement : succinct à l'extrême, on était plus à 50 pages près !
      Ensuite, l'arrivée à Ellis Island m'a donné l'effet d'une situation déjà vue ou lue d'innombrables fois, doublée du seul avenir possible pour une jeune immigrée : prostituée ! Trop facile ! J’aurais aimé de l'originalité, de l'audace, plutôt que de tomber dans des poncifs si navrants et attendus. 
      Puis enfin, s'il y a une protagoniste sur laquelle l'auteur s'étend hélas trop peu (sans vouloir faire un graveleux jeu de mots), c'est bien cette brave Cetta, on dirait une simple figurante qui n’est là que pour mettre en valeur son fils, alors qu'il y a une humilité, une sincérité, une générosité dans cette femme, qu'à nouveau 50 pages supplémentaires n'auraient pas été mal à propos ou saugrenues.
      Une toute dernière couche avec ces inévitables fils blancs, indispensables pour boucler une histoire, mais néanmoins si choquant à la lecture, devenant ainsi délibérément moins crédible et moins convaincante.

      Pour conclure, Le gang des rêves vous fera passer des bons moments et des nuits blanches, c'est sûrement ce que certain(e)s recherchent dans un roman, et vous aurez totalement raison... mais stupidement, moi, je place la barre un peu plus haute... trop bien sûr, je suis d'accord avec vous ! Mais que voulez-vous, on ne se refait pas, et avec l'âge toutes ces choses s'accentuent ! Ah... pauvre de moi !