27 mars 2019


" Le grand coeur "   de Jean-Christophe Rufin   19/20


      En l'an 1456, sur l'île grecque de Chios, un homme de 56 ans rédige ses mémoires. Du long écheveau de son passé, il tire les fils d'un destin hors norme ; lui qui était le fils d'un modeste pelletier est devenu l'homme le plus riche de France, mais tel n'était pas son dessein ; il rêvait juste d'embrasser la liberté, de jouir des beautés du monde méditerranéen et de s'enivrer de l'art et des parfums d'Orient. Son nom est Jacques Coeur. Il est le familier des rois et de papes, dont l'athée Nicolas V. Après avoir flirté avec les sommets de la réussite, il connaît la disgrâce puis la prison, avant de s'évader pour savourer à nouveau sa plus grande amie : liberté. Dans sa vie d'aventurier il tombera en amour deux fois, d'abord pour sa femme nommée Macé, qui mènera sa vie vers une piété profonde, puis pour la célèbre Agnès Sorel, dite la Dame de Beauté, la favorite du roi Charles VII. 

      Grâce à cette biographie élégamment romancée, Jean-Christophe Rufin remet à notre connaissance une époque charnière de l'Histoire de France, celle qui vit s'achever la guerre de cent ans, celle de la suppression de l'ordre féodal avec sa cohorte de seigneurs et les princes songeant plus à leurs intérêts qu'à ceux du pays, celle qui connaît le début d'importants échanges commerciaux avec les pays méditerranéens et ceux d'Orient, enrichissant un pays exsangue. Cette période fructueuse vit également la fin du schisme d'Occident entre deux papes, la chute de Byzance sous les forces ottomanes et enfin le déferlement sur l'hexagone d'une noria d'artistes italiens, notamment des architectes et des peintres. Les balbutiements de la Renaissance prenaient forme. Derrière cette métamorphose française, il y a un roi : Charles VII, qui sut s'entourer d'hommes essentiels, particulièrement de Jacques Coeur. Homme de talent, prodigieux commerçant et grand argentier du roi, il redonna à l'état des ressources inespérées, une armée respectable et un désir de consommation inédit. En effet, Jacques Coeur fait partie de ces hommes qui ont ancré la France dans les avancées de leur époque, spécifiquement en nouant des liens étroits avec l'Orient : ses soieries et ses épices, avec de hauts dignitaires et des grands marchands issus de la péninsule italienne, Florence entre autre, faisant ainsi preuve d'un fort esprit d'initiative, et, il faut bien l'avouer, d'une sacrée réussite... catalysant moult jalousies.

      Le point commun entre l'auteur et Jacques Coeur, c'est leur inaltérable attirance pour l'ailleurs, surtout si ces pays exaltent les cinq sens par leurs couleurs diaprées, leurs parfums sensuels, leurs architectures antiques ou nouvelles, leur langue aux sonorités lascives et leurs mets exotiques. L'un comme l'autre sont constamment en partance, leur vie est un voyage sans lequel le mot "Liberté" n'a plus de sens. D'ailleurs, est-ce ces voyages qui ont donné à Jacques Coeur un tel destin à son insu, ou est-ce sa volonté propre de s'unir à Charles VII pour clore cette stérile et ruineuse guerre de cent ans et lui faire envisager un avenir radieux de paix élaboré autour du monde du commerce : un univers d'échanges de biens, de culture et d'art, plus enrichissant... à tout point de vue.

      Certainement, à l'instar de l'auteur, Jacques Coeur même s'ils se mêlent au pouvoir, n'en restent pas moins lucides sur la versatilité des hommes qui l'exercent. Toute chose, malgré les apparences, reste éphémère, d'où cette distance qu'ils gardent constamment, comme une porte de sortie. L'indépendance et la liberté sont trop belles pour être sacrifiées sur l'autel du pouvoir politique.

      La plume de Jean-Christophe Rufin est admirable de légèreté et de précision, elle s'engouffre dans ce qui aurait pu être un barbant récit historique pour l'aérer, le ventiler, lui donner un souffle narratif épique où le plaisir de lecture n'a d'égal que l'élan vital de la vie de Jacques Coeur.

      Ce merveilleux roman, né d'une documentation abondante et d'un sauvage esprit de liberté, est l'odyssée d'un rêveur humaniste, d'un coureur de chimères, condamnant l'absurdité des croisades et portant aux nues la richesse inestimable des autres cultures. Par la mise en place d'un gigantesque marché entre Occident et Orient, Jacques Coeur initie le commencement du règne de l'argent roi, moment charnière du début du XVème siècle où naît ce qu'il faut bien appeler de nos jours : un consumérisme forcené d'un côté, et une guerre commerciale de l'autre !


24 mars 2019





HAÏKU   Partie CXVII


°°°°°°°°°


sous les giboulées
défiant vent et pluie
premières jonquilles


recul de l'hiver
sous le tintement
 des clochettes du muscari


devant le poirier en fleurs
s'envolent
les tracas de l'hiver


colonie de papillons blancs ?
non !
féerique magnolia blanc


saison des lilas
les rouges-gorges
font leur valise


21 mars 2019


" Demain les chats "   de Bernard Werber   9/20

      Avec le succès grandissant des romans de Bernard Werber, devant l'insistance sourde de ma fille et la réminiscence de vagues souvenirs de jeunesse autour d'une fourmi explorant le monde, j'ai laissé tomber mes lectures habituelles disons... plus académiques, plus en accord avec ma cinquantaine, pour vivre une expérience, comme chaque lecteur devrait en vivre, afin de sortir de sa tour d'ivoire, au confort relatif, pour s'immerger dans un univers de lecture atypique et décalé.
      Avant toutes choses, loin de moi l'idée caricaturale de dire qu'il y a deux sortes de livres, les bons et les mauvais. Chacun prend son plaisir là où il peut et là où il veut. Seulement, si je veux jouer l'expérience dans son entièreté, je me dois d'être sincère dans ma critique, qui bien sûr, ne concerne que moi. Libre à vous de venir ferrailler contre mon avis, au contraire même, je vous y invite expressément.

      De nos jours, à Montmartre, vivent deux chats exceptionnels. Bastet, la narratrice, est obnubilée par le rêve de rentrer en communication avec les autres espèces animales, puis, de pouvoir enfin discuter avec les humains, afin de mieux les comprendre. Pythagore, lui, est un chat siamois de laboratoire, au sommet de son crane trône un appareillage avec une clé USB lui permettant de se connecter à internet, il appelle cela : son troisième oeil. Au fur et à mesure que Pythagore va donner à Bastet une instruction, le monde autour d'eux va se désagréger jusqu'à plonger dans un néant apocalyptique.

      D'emblée, je suis agacé par la faible qualité littéraire du livre : des phrases simples, sans relief, qui deviennent vite pénibles à lire. Cependant, est-on là pour s’extasier de la tournure des phrases ? Assurément non ! L'essentiel est ailleurs. Il est clair que Bernard Werber draine un public essentiellement jeune, tournant autour des 14/30 ans, rien à voir avec le vieux lecteur exigeant et poussiéreux que je suis devenu. 
      Ensuite, j'ai été abasourdi par un anthropomorphisme poussé au maximum, si exagéré qu'il n'y a aucune différence psychologique et comportementale entre un homme et un félin. Tout le caractère humain est partagé à la virgule près par le monde des chats, y compris pour les scènes de coït ! J'ai bien compris l'effet miroir, l'homme qui se regarde lui même, mais l'exercice a ses limites. Un peu de nuances quand même ! 
      De surcroît et dans la même veine : dit-on vraiment accoucher en parlant d'une chatte qui met bas, parle-t-on alors de ses enfants et non de ses petits ou de ses chatons ? Pour une lecture plaisante, fluide et ample, j'ai besoin du mot juste. 

      Là où le récit prend une autre dimension, c'est avec l'arrivée du chat siamois nommé Pythagore, son savoir incommensurable apporte enfin un vrai attrait et inocule au récit des perspectives originales. Si Bernard Werber possède une qualité, c'est d'avoir une imagination débridée sinon endiablée, il n'a pas d'égal pour inventer des histoires abracadabrantesques, étirant une idée jusqu'à être allé au bout de l'extension. L'essentiel étant qu'à la fin, à l'instar du chat, de retomber sur ses pattes ! Malheureusement, la chute est plutôt aléatoire, d'ailleurs il n'y en a pas vraiment. 
      L'incrédibilité ultime venant d'une France en guerre totale, exsangue de ses habitants où le peu qui reste luttent pour leur survie, et où, la production d'électricité ne souffrirait d'aucune panne !!! Cela fait beaucoup de couleuvres à avaler, pour un chat, ça va encore, mais pour moi ?

      Tel un documentaire, le déroulé de l'histoire du chat à travers l'Histoire de l'humanité, d'instructif qu'il soit, souffre de quelques raccourcis faciles. D'hypothèses hésitantes de nos historiens, il fait vite des affirmations péremptoires. De même quand, page 181, il déclare que depuis la fin de l'Empire romain en l'an 476 et la Renaissance, autour de l'an 1500, l'humanité a stagné, aucune évolution notable. Mais alors, nonobstant cette allégation, qui a construit tous les châteaux forts, sans parler des cathédrales ? Qui a créé les premiers hôpitaux en Orient autour de l'an 700 ? Des hôpitaux de grande qualité où même les femmes pouvaient être médecin. Qui a inventé l'imprimerie ? Et que dire de l'invention du moulin à vent et à eau, de l'horloge mécanique, des lunettes de vue, de la charrue, du premier Atlas ? Dans le domaine militaire, c'est l'invention de la catapulte, du bélier et du trébuchet, puis de l'artillerie, qui fit grand mal aux anglais à la fin de la Guerre de Cent ans. Sans parler de la poudre à canon mit au point en Chine autour du IXème siècle. Dans le domaine des arts, notamment de la peinture, il y eut le grand Giotto, en musicologie c'est l'invention de la partition, du chant grégorien, du motet. Et que dire de la mise en place sous Charles VII d'un gigantesque commerce par bateaux où les échanges de produits avec l'Orient apportèrent richesse et renommée à la France ? Naturellement cette liste est loin d'être exhaustive.

      Bernard Werber saisit la violence du monde à pleines mains entrelaçant et opposant le génie humain avec à la dangerosité d'un obscurantisme militant, nous tendant ainsi le miroir de notre propre vanité. Cependant, cette réflexion sur la société n'est-elle pas simpliste avec d'un côté les bons scientifiques et de l'autre les méchants religieux ? Le monde actuel n’est-il pas plus nuancé, plus subtil, plus compliqué ? 

      En vérité ce roman, aux allures d'anticipation, est un conte pour enfant ou pour adulte ayant gardé son âme d'enfant (ma fille va être contente). C'est une dystopie où tout l'imaginaire de Bernard Werber se déverse sans mesure, utilisant les corruptions de l’âme humaine pour les mettre en face de leurs conséquences mortifères. Malgré tout, Demain les chats est un livre qui laisse à penser avec le coeur, car qui pourra sauver une humanité en perdition... si ce n'est l'amour ? Ah... tout chat pour chat !

      Assurément, ce roman est une admirable déclaration d'amour à l'encontre de nos fidèles compagnons de vie, même Colette ne pourrait pas dire le contraire... et puis qui sait : le salut des hommes passera peut-être par nos amis les chats ? Bah chat alors !


19 mars 2019

" Cadix ou la diagonale du fou "   de Arturo Pérez-Reverte   17/20


      En 1811, la citadelle de Cadix est assiégée par les troupes napoléoniennes. La ville antique, bâtie sur la tête d'une presqu'île, résiste allègrement à cet état de siège. En effet, Cadix ayant de tout temps été un grand port commercial, son ravitaillement par la mer se fait sans trop de difficulté. D'autant plus que l'armée française, outre son manque criant de matériel, rencontre une féroce résistance de la part des espagnols fidèles à leur roi Ferdinand VII, prisonnier des français. Malgré tout, les canonniers napoléoniens, après de judicieux réglages balistiques, parviennent à atteindre une partie de la ville andalouse. Dans la cité, là où plusieurs bombes sont tombées, des corps de jeunes filles sont retrouvés, férocement assassinées à coup de fouet aux lanières de barbelé. Le commissaire Rogelio Tizon, un policier brutal et corrompu, est chargé de l'enquête...

      Tout le talent d'Arturo Pérez-Reverte est de retranscrire, avec une minutie inouïe et une rigueur époustouflante, le tableau de toute une époque où abondent les crises politiques. Il décrit la vie quotidienne des habitants, qu'ils soient magistrats, notables, commerçants, marins, ouvriers ou miséreux, sans omettre les couleurs de la cité, ses odeurs et ses bruits de rues. La toile de fond étant si détaillée et si ciselée que les différents protagonistes n'en seront que plus crédibles. Dès lors, comment ne pas adhérer pleinement à l'histoire narrée ? D'autant que l'auteur jouit d'une excellente plume et d'une érudition inépuisable.

      Dans ce lieu clos, des militaires arrogants, des marins fatigués, des corsaires peu recommandables, une femme armateur à la volonté de fer, un taxidermiste colombophile envieux des philosophes des Lumières, un commissaire autoritaire, un artilleur français féru de balistique, etc, vont se croiser sous les forces facétieux du destin ; à un moment ou un autre, ils joueront leur réputation, leur richesse et leur vie sur l'infernal échiquier de la ville.

      Cadix ou la diagonale du fou n'est pas qu'un simple récit historique admirablement raconté, il s'agit aussi d'un effroyable polar où le policier aura besoin de toute sa longue expérience pour essayer de couper la sanglante diagonale de l’assassin : un fou assoiffé d'un intarissable besoin de créer une sorte d'ordre sordide dans le désordre de la guerre. Mais le plus bouleversant dans ce roman fleuve est l'histoire d'amour entre Lolita Palma, héritière d'une compagnie de commerce, et Pepe Lobo un corsaire ténébreux. Et pourtant, je ne suis pas du genre fleur bleue ; le talent de l'auteur culmine à un tel point de qualité et d'intelligence, qu'on ne peut éviter de se laisser cueillir, comme une simple midinette.

      Naturellement, la ville de Cadix y est magnifiée, une ville construite de pierres blanches luisantes sous les feux du soleil andalou, le tout posé dans un écrin de bleus, celui de la mer et celui du ciel. Arturo Pérez-Reverte en parle avec un tel amour, une telle verve, une telle fougue qu'elle en devient le personnage principal, incontournable. Ne serait-ce pas une invitation formelle à venir contempler la magnificence de la cité de ses propres yeux ?

      Seul bémol de ce roman fleuve, le savoir effréné de l'auteur qui nous laisse parfois dans son sillage : termes de navigation comme "auloffée" !!! ou tout le langage de l'artillerie ; de même pour la réflexion à la fois intellectuelle, ésotérique et métaphysique du professeur Barrul tentant de comprendre avec le commissaire les motivations du serial-killer. Nonobstant cela, Cadix ou la diagonale du fou fait partie des longs romans historiques, qui, malgré le nombre impressionnant de protagonistes et de situations se lit avec une étonnante fluidité.

      Incroyable roman à tiroirs, avec en rôle phare : Cadix la blanche, une ville où chaque quartier, chaque rue, chaque impasse dessine un échiquier géant où tout lecteur, accroché à sa diagonale, tentera de ne point s'y perdre et d'en devenir fou !

15 mars 2019



HAÏKU   Partie CXVI

°°°°°°°°°

sous les rafales de vent
il court en tous sens
le sac plastique


violemment secouées par Éole
les herbes folles
le sont encore plus


bourrasques de pluie
ce sentiment d'être
au centre d'un lave-linge


furieux vent de mars
les arbres du jardin
en pleine danse hystérique


au fond du jardin
oiseaux au sol
trop de vent


" L'amie prodigieuse IV  L'enfant perdue "   de Elena Ferrante   16/20


      Devenue une écrivaine reconnue en Italie, ainsi qu'en Europe, Elena vit au rythme de ses frasques amoureuses et de ses rendez-vous professionnels entre Milan, Florence et Naples : la ville de sa naissance. Depuis qu'elle s'est volontairement exilée du quartier populaire de sa jeunesse, Elena, la blonde, craint les retrouvailles avec Lila, la brune, son imprévisible amie d'enfance. Cependant, depuis quelques semaines, Lila insiste pour renouer des relations véritables, comme un vrai besoin de la revoir pour enfin lui parler de vive voix.

      Ainsi débute le quatrième et dernier opus de cette tétralogie napolitaine née d'une amitié d'enfance remontant aux années 1950. On y retrouve toujours cette vie effervescente, où les lois de l'amour sont énigmatiques et insondables, où les personnages issus de milieu sociaux divers s'affrontent au nom de la justice et de l'honneur, où la complexité des rapports de cette communauté éclaboussent tout un quartier, toute une flopée de familles et tout un pays.

      Comme dans les précédents tomes, assurément, l'écriture s'envole grâce à un souffle narratif inaltérable. Pendant la lecture, une seule convoitise subsiste, une seule avidité prône : connaître la suite !

      Par identification avec certains protagonistes, une empathie inextinguible naît, puis évolue au fil des imbrications amoureuses, des complicités amicales ou des inimitiés accusatrices. Sans le vouloir, chaque lecteur choisit son camp, néanmoins tout est vite remis en question au rythme des rebondissements plus ou moins inattendus. Difficile d'être plus loquasse sans spoiler. Cependant, avec son irrésistible pouvoir d'attraction et d'influence, est-il déplacé de voir en Lila une sorte de subconscient d'Elena, sa voix intérieure, son Jiminy Criquet ? En effet, nombre de ses actions passent infailliblement sous le prisme de Lila, avec ces interrogations comme un leitmotiv : qu'en aurait-elle pensée ? L'aurait-elle encensée ou honnie ? D'ailleurs, sans Lila, Elena aurait-elle eut le même parcours ? Serait-elle devenue écrivaine ? D'où une sérieuse introspection sur l'influence de notre entourage, suivie d'une mise en perspective de la question de la liberté. 

      Quant au personnage de grand séducteur opportuniste : Nino, je ne peux m'empêcher de le rapprocher d'un autre grand opportuniste de l'histoire de la littérature, né sous la plume de Maupassant : Bel-Ami ! Cette façon de s'amouracher des femmes dans le but de s'élever socialement, puis de les quitter quand celles-ci n'ont plus accès à la marche supérieure, aucun doute, ces deux là font la paire !

      En définitive, devant la galerie de portraits proposés par l'auteure, n'y a-t-il pas d'un côté les personnes qui se satisfont de leurs conditions de vie, en vivant sans soubresaut, dans l'épaisseur d'un trait relativement confortable, et d'un autre, ceux qui triturent la vie sans relâche, l'expérimentent, afin d'être constamment en harmonie avec leurs idées, leurs désirs, leurs exigences, au risque de souffrir des conséquences de ces appétences, soit, mais de manière entière et assumée ?

     Avec un peu de recul et à bien considérer tous les éléments disséqués dans les plus de 2200 pages des quatre opus, Elena Ferrante n'est-elle pas une sorte d'ethnologue dont le sujet d'étude porterait sur un quartier populaire de Naples vu sous le prisme de la culture, de la filiation, du langage, de l'amitié, de la contestation et de la mafia ? Avec cette somme littéraire, c'est tout un pan de la société napolitaine, puis italienne, qui s'agite sous nos yeux, secouée tour à tour par les conflits politiques, les efficiences mafieuses et par la géologie sismique du lieu, avec le Vésuve, telle une vigie observant le spectacle des hommes... et des femmes.

      Néanmoins, une fois cette lecture achevée, je me demande si Elena Ferrante réussit à boucler les destins de ses deux héroïnes ? En effet, il reste un reliquat non négligeable de questions en apesanteur et un certain nombre d’ambiguïtés non levées, à l'instar de celles de la vie me direz-vous, qui loin de tendre vers une lumineuse clarté s'affiche plutôt comme un fichu brouillon, plus ou moins organisé ; cependant mon côté rationnel m'empêche de considérer cette histoire comme terminée pour ne pas dire aboutie. A moins qu'une grosse surprise littéraire ne vienne nous surprendre d'ici quelques mois avec la sortie d'un cinquième tome ! Qui sait ?


9 mars 2019



HAÏKU   Partie CXV

°°°°°°°°°

sur les flaques d'eau
sans musique
la danse de la pluie


pluie continue sur terre
bien plus haut
la lune au sec


printemps pluvieux
sur le bouddha
un grand sourire


les sanglots du vent
pleins de hoquets
mouillent les passants


sur nos têtes
à nos pieds
les eaux de mars


7 mars 2019


" L'amie prodigieuse III " Celle qui fuit et celle qui reste.   de Elena Ferrante   18/20


      Plaisir renouvelé, au fil des tomes, de retrouver tous les personnages napolitains de cette haletante saga. Axée autour des années 1968 à 1970, cette partie confronte nos héroïnes, Elena et Lila, aux mouvements protestataires de luttes sociales qui s'organisent un peu partout en Italie, avec en corollaire : la revendication d'une liberté sexuelle et religieuse, soit du corps et de l'esprit, avec, inhérent à cela, la découverte de la pilule et la volonté de s'affranchir du carcan patriarcal.
      Elena, diplômée de l'école normale supérieure de Pise, choisit, devant la montée inéluctable de revendications principalement sociales, de s'engager, avec sa plume, dans le combat. Récemment, elle vient de publier son premier roman grandement inspiré de ses aventures sentimentales à Ischia.  L'avis des critiques est très partagé, d'un côté ce n'est que dithyrambe, de l'autre un franc parfum de scandale. Puis, désirant toujours s'arracher définitivement de son milieu social, Elena envisage un mariage avec le fils d'une famille d'intellectuels reconnus de Florence. Cependant, cette idéalisation n'a-t-elle pas l'allure d'un miroir aux alouettes ?

      Quant à Lila, mère d'un petit garçon, elle a quitté son riche mari, Stefano Carraci, pour partir vivre dans la banlieue de Naples avec le courtois et attentionné Enzo. Devenue presque indigente, Lila se voit contrainte d'accepter de bosser dur dans une usine de salaison où les conditions de travail sont exécrables. Néanmoins, on peut lui faire confiance pour faire rebondir sa vie d'une manière ou d'une autre.

      Dans ce troisième opus, Elena Ferrante confronte ses protagonistes à une décennie charnière de l'histoire italienne, celle des émeutes estudiantines, des années de plomb, des réclamations sociales, mais surtout celle des terribles luttes idéologiques entre fascistes et gauchistes. De plus, l'ombre noire de la mafia napolitaine, la Gomorra, s'étend inexorablement... jusqu'à l'extrême droite. Devant ces temps qui changent avec fracas, devant les eaux tourbillonnantes d'un bouillonnement politique, religieux et philosophique, les deux amies d'enfance tentent de se maintenir à flot, de prendre en main leur destin : soit de fuir au calme pour réfléchir ou rester pour lutter. Vraie casuistique !

      Elena Ferrante porte haut des réflexions essentielles sur l'expérience de la féminité : comment mener de front une vie professionnelle, pour laquelle on a tant sacrifié pendant sa jeunesse, une vie de mère épanouie et une vie d'épouse comblée ? De surcroît, elle réussit, avec des mots à la fois simples et précis, à traduire le sentiment d'illégitimité que beaucoup de nous peuvent ressentir en diverses circonstances ; cette gêne qui persiste même si on a bossé longuement un sujet ; ce sentiment d'infériorité qui mine, qui tourmente, qui fragilise, qui érode toute tentative d'élévation.

      Avec Elena Ferrante on prend plaisir, une fois de plus, à se perdre dans les méandres de l'amitié : amitié en dents de scie avec ses bouleversants moments de communion intense et ses pièges aux redoutables instants de vérité, ceux où l'on se dit tout, sans filtre, même ce que l'on ne pense pas vraiment, mais qui nous venge de sombres moments de frustration, à l'image d'Elena et de Lila. D'ailleurs Lila passe de la rive de la tendresse à celle de la haine avec une facilité déconcertante sinon toute diabolique ; ce n'est pas pour rien qu'elle fait peur, par ses outrances, par ces prises de positions extrêmes et passionnées, par ses regards assassins, au point de se demander si elle ne souffre pas de bipolarité. Néanmoins, derrière son frêle corps de femme fatiguée, on devine un furieux tumulte, un feu incandescent, une volonté immarcescible, une intelligence machiavélique, à deux doigts d'un démiurge.

      Avec ce troisième volet, outre les séismes politiques d'une Italie qui implose, outre les errements amoureux et les difficultés à mener une vraie vie de femme dans un univers si misogyne, outre la continuité de l'autopsie de l'amitié féminine, Elena Ferrante possède l'art d'ensorceler le lecteur, de le rendre follement addictif,  grâce à la magie toute naturelle et à la fluidité redoutable de la narration. A dévorer sans modération, comme les autres tomes.


4 mars 2019

" La seule histoire "   de Julian Barnes  15/20


      Une énième fois, ne lisez pas le quatrième de couverture, il s'agit d'un véritablement tue-l'amour de la lecture ! En quelques lignes, il vous fusille tous les aléas d'une magnifique romance. Une honte de l'éditeur !

      Au coeur des années 60, dans une banlieue résidentielle appelée "Village" située à une vingtaine de kilomètres au sud de Londres, Paul Roberts, un jeune homme de 19 ans, issu de la classe moyenne, vient de terminer sa première année universitaire. Cet été-là, Paul s'ennuie un peu, pratiquant le tennis dans un club local il participe à un tournoi amateur en double mixte, les partenaires étant tirés au hasard. C'est ainsi qu'il rencontre et joue avec Mrs Susan Macleod, une femme de 48 ans, mariée à un monsieur préférant le golf, et mère de deux filles plus âgées que Paul. Susan est belle, charmante et chaleureuse. Il n'en faut pas plus à notre jeune homme pour qu'une pure, vraie et totale histoire d'amour naisse rapidement et réciproquement. Seulement, au fil des années, une ombre sournoise émerge : Paul va découvrir la fêlure de Susan, sa face cachée...
      Vous n'en saurez pas plus, juste ce qu'il faut pour allécher sans dévoiler.

      D'emblée l'écriture interpelle par sa qualité, sa justesse et son ampleur. Il n'y a qu'à lire l'incipit pour s'en persuader, telle une admirable invitation à poursuivre, à entrer dans la danse d'un amour atypique puisque transgressif, avec ses joies et ses tourments.  Car, afin de vivre pleinement leur amour dans une société traditionnelle, aux conventions sociales bien établies, Paul et Susan, avec leur 29 ans d'écart d'âge, devront se cacher pour s'aimer.
       Julian Barnes nous narre une histoire d'amour courageuse, avec cette volonté de chevillée aux corps de voir les tabous briser de cette prude Angleterre ; de toute façon il plane sur ces deux tourtereaux comme une impression d'inévitabilité : ils n'ont pas le choix, Paul comme Susan ne peuvent vivre l'un sans l'autre. Même quand la société dresse des murs d'orthodoxie sentimentale ou comportementale, l'Amour les éclipse. Quand l'amour est plus puissant que la volonté ou la loi, on ne peut que s'incliner, rendre les armes au destin, et accepter l'inéluctable et l'inséparable.

      Le récit est présenté comme celui d'un homme vieillissant, analysant ce que fut sa vie, tellement éclairée, influencée et bouleversée par sa seule véritable histoire d'amour. Au crépuscule de sa vie, cherchant à mettre de l'ordre dans ses souvenirs, il s'interroge encore : cette rencontre à l'allure apparemment si discordante, était-elle une chance ou une épreuve pour lui ? Lui qui était novice, en a-t-il tiré un grand bénéfice ou cela a-t-il plombé sa vie ?
      Un roman profond, qui dissèque avec minutie le sentiment amoureux et ses conséquences, peut-être un chouilla de trop d'ailleurs, car j'ai eu la nette impression qu'il peinait à s'achever, comme une belle oeuvre qu'un auteur ne veut plus quitter au point de reporter le point final à plus tard, un peu trop tard pour moi.

      Néanmoins, en matière de réflexion et avec un raffinement tout British, Julain Barnes vient nous interroger sur l'amour : est-ce une bénédiction ou une calamité, une faveur ou une malédiction, un bonheur ou une pénitence ? Y aurait-il pour nous tous une histoire d'amour fondatrice ? Quand la puissance de l'amour vrai frappe à nos portes avons-nous vraiment le choix ? Peut-on contrôler la force de l'amour ? Faut-il mieux avoir aimé et tout perdu avec les souffrances inhérentes, plutôt que de vivre en paix... mais sans amour ?

      A la fois somptueux et dramatique, beau et terrible... comme l'amour !