Souvenirs pâtissiers du Noël 2021.
Et pour finir, l'indémodable Dinde de Noël, tout en chocolat blanc !
" Autant en emporte le vent " de Margaret Mitchell 16/20
Publié en 1936, Prix Pulitzer en 1937, adaptation au cinéma en 1939 par Victor Fleming.
2020, nouvelle traduction par Josette Chicheportiche.
Géorgie 1861. Une jeune fille de seize ans, Scarlett O'Hara, a devant elle l'avenir rayonnant et prometteur d'une riche héritière de Tara : la grande et prospère plantation de coton de son père. Malheureusement, au loin, la guerre civile gronde et risque de faire plonger le pays tout entier dans un chaos meurtrier et dévastateur. De surcroît, Scarlett vient d'avoir le cœur brisé par l'annonce du futur mariage d'Ashley Wilkes avec une autre qu'elle. Ainsi s'amorce cette fresque intemporelle sur l'amour et la guerre, où l'on verra une Scarlett d'abord ingénue et gâtée devenir au fil des épreuves une jeune femme volontaire et autoritaire, puis exaspérante, mettant tout en oeuvre pour sortir de la misère et garder sa terre natale chérie : Tara. Les conventions et la morale n'en sortiront pas indemnes, mais la volonté de se tirer d'affaire est à ce prix pour une Scarlett devenue mi-ange mi-démon.
Pensant, à l'image du film qui en fut tiré en 1939, qu'il ne s'agissait que d'une simple bluette à rebondissements multiples, entre Scarlett O'Hara futile et espiègle et un Rhett Butler arrogant et macho, juste bonne à émoustiller un large public féminin à la recherche de beaux sentiments, je n'aurais jamais songer à me lancer dans la lecture dantesque de ces quelques 1400 pages. Néanmoins, quand les éditions Gallmeister ont décidé de publier la saga, je me suis dit, avec juste raison, qu'il devait y avoir bien d'autres choses dans l'oeuvre hormis la classique histoire d'amour. Et bien m'en a pris, car ce livre est d'une telle richesse narrative et historique qu'à côté, le film me semble d'une fadeur abyssale.
En effet, le roman comporte d'abord toute une dimension sociale de la condition féminine de l'époque. Tel le classique : soit belle avant tes 20 ans, marie-toi, accouche d'une tripotée d'enfants, mais surtout tais-toi ! Ne t'avise pas d'avoir des velléités politiques ou des envies de dirigeante d'entreprise. Naturellement rien de cela dans le film, bah voyons !
Puis le roman explore tout le conflit politique qui dura longtemps encore après la fin de la guerre de sécession entre les sudistes, soit les démocrates et les nordistes, soit les républicains. Vous avez bien lu, les droits de l'Homme sont à l'époque défendus par les républicains, ceux de Bush ou de Trump ! Pas une once de tout cela dans le film.
Ensuite, le livre explique concrètement la naissance du Ku Klux Klan, avec les diverses privations qu'ont eu à subir les sudistes de l'après guerre, notamment l'interdiction de vote. Sans oublier, d'après Margaret Mitchell, les effets néfastes de l'alcool sur la population noire, devenue libre, envers les femmes blanches désormais privées de la protection de leur mari mort à la guerre. Ainsi, l'affable Ashley et le second mari de Scarlett, le généreux Franck Kennedy, adhèrent ouvertement au KKK. Croyez-vous que le film l'évoque ? Que nenni !
Enfin, le roman possède toute une notion psychologique, doublée d'une admirable subtilité dans le développement des personnages, notamment en la personne de Mélanie Hamilton, la femme d'Ashley, une femme d'une bonté magistrale, altruiste, ne voyant que le bien dans chaque individu, une très grande dame comme on aimerait en rencontrer tous les jours. Je n'oublie pas son pendant masculin, l'ancien soldat unijambiste Will, un homme dévoué et désintéressé, captant merveilleusement la psychologie de chacun afin de ménager toutes les susceptibilités. Un homme en or. Mais aucune trace de ce bon Will dans le film !?!
Pour finir ma comparaison discriminatoire, Scarlett accouche de son premier enfant, Wade, issu de son mariage initial. Malheureusement, le petit bonhomme n'apparaît pas dans le film. Je veux bien qu'un scénario doit garder l'essentiel, mais Wade est loin d'être un personnage secondaire, il oblige Scarlett à s'adapter, d'où l'origine de certaines tensions et revendications face à Rhett Butler.
Par contre, malgré le souffle romantique de l'histoire, malgré la belle plume de l'autrice, malgré le raffinement du traitement de l'évolution des protagonistes, il y a un gros problème de représentativité du peuple noir. En effet, dans les différentes plantations de coton décrites par Margaret Mitchell, tous les esclaves sont heureux de leur sort. Pas un mot de travers, pas une pensée d'émancipation ne vient ternir la magnifique entente entre les propriétaires terriens et leur personnel noir ! On croit rêver ! Et l'auteure en rajoute en précisant en plusieurs fois l'infériorité du peuple noir. Dès lors, une lourde question est soulevée : quand une grande oeuvre possède une extraordinaire qualité littéraire, doublée d'une psychologie féminine novatrice pour l'époque, doit-on crier au génie, malgré sa vision idéalisée de l'esclavage, malgré une victimisation systématique des sudistes, malgré de petites mais non moins signifiantes métaphores simiesques ? Il est certain qu'il faut recontextualiser l'oeuvre dans son temps, mais aujourd'hui, où les questions de discrimination sont sur le devant de la scène, on ne peut raisonnablement pas glorifier une telle représentation de l'esclavage, même s'il faut la nuancer en la replaçant dans son lourd carcan historique.
Best-seller colossal et ambitieux, exaltant la douce époque de la vie d'avant la guerre de sécession ou les noirs et les blancs vivaient en parfaite harmonie, un vrai conte de fée ! Mais aussi et surtout roman initiatique où l'émergence et la maturité d'une jeune femme se bâtit sous le feu d'une succession sans secession d'épreuves sociologiques, militaires et naturellement... amoureuses !
HAÏKU Partie CLX
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à la frontière polonaise
jeu d'échecs européen
petits pions dans le froid
tragédie en Manche
vingt-sept migrants noyés
humains vivant l'inhumain
famine à Madagascar
enfants au visage émacié
le monde prépare Noël
le paradis sur terre
un monde sans douleur
la naïveté de Noël
ô monde égocentrique
incapable de pensées nobles
autodestruction programmée
" La fabrique des salauds " de Chris Kraus 17/20
Tout débute en 1974 dans une chambre d'hôpital à Munich, dans une République Fédérale Allemande apparemment pacifiée. Deux êtres, aux portes de la mort, vont discourir ; l'un, Konstantin Solm, un vieil homme avec une balle nichée dans la tête, veut libérer sa conscience lourdement plombée, l'autre, un jeune hippie pacifiste voit en chaque individu un être formidable. Alité, il n'a rien d'autre à faire qu'à écouter le récit de Solm qui s'avérera des plus glaçant ! Il débute par son enfance dans les années 20 à Riga, en Lettonie, sa carrière dans l'Allemagne nazie, puis comme espion dans la toute jeune RFA. Konstantin vivra des relations compliquées avec son frère ainé, Hubert, oscillant entre amour et haine. Leur amour commun pour leur sœur adoptive, Ev, les portera en haut de l'Olympe avant de les précipiter dans les gouffres insondables du tourment. Ce récit va épouser tout un pan du XXème siècle de Riga à Moscou et d'Auschwitz à Tel Aviv.
Partant de faits réels, Kris Klaus convoque la littérature et la nature humaine dans une danse folle entre le bien et le mal, entre la vie et la mort ; l'ensemble soumis aux soubresauts d'un siècle apocalyptique.
Dans le violent désordre que furent les années 30 et 40, les deux frères Solm obéirent plus à leur instinct de survie qu'à leur conscience humanitaire ; dans ce chemin tortueux bordé de traitrise et de sang, peu à peu, au fil de l'innommable, ils ne peuvent rejoindre que leur lieu de crucifixion psychologique et physique, seul moyen expiatoire à leur inqualifiable comportement.
Dans le dessein de contrebalancer l'élan mortifère des deux frères, prêts à tout pour survivre en conservant un vrai rôle dans l'Allemagne nazie et même après, le personnage féminin d'Ev est essentiel, il est notre humanité, il est le seul regard bienveillant extérieur, il est la probité, il est le jugement face à l'hypocrisie, il est l'oxygène qui permet une lecture digne, tant l'ignominie culmine partout. De surcroît, ce prénom biblique se veut le symbole de la femme mythique, idéale et pure ; l'auteur tisse également un lien avec la pomme mordue en couverture, nous susurrant ainsi perfidement à l'oreille que le mal (le nazisme), au tout début, à une image alléchante et séduisante, avant de devenir un monstre, mais il est déjà trop tard : la pieuvre noire a déjà étendu ses tentacules partout.
Le personnage de Konstantin est terriblement ambigu, par lâcheté il devient nazi, par amour il devient le pire des traîtres. Il est si prompt à justifier ses actions, à s'inventer de toutes pièces un équilibre spirituel, car il est entièrement dépourvu de sens moral. Le pire de tout étant qu'il est foncièrement persuadé d'être un type bien, comme tant d'autres qui aiment s'abandonner à la douce chaleur de leur propre vérité, mus par une foi fallacieuse.
L'un des aspects les plus sidérant du roman, celui qui fait écarquiller nos yeux, est d'apprendre le nombre effarant d'SS, qui sentant le vent de l'Histoire tourner, se sont dépêchés de nouer des contacts avec les services secrets alliés, afin de souscrire une assurance-vie grâce à la mine d'informations qu'ils purent fournir, notamment sur l'URSS. Car déjà en filigrane, les prémices de la guerre froide étaient en gestation. Ainsi, sur l'autel des raisons bassement géostratégiques difficilement admissibles pour le commun des mortels, le recyclage des anciens dirigeants nazis allait bon train. Le monde secret du renseignement ne s'embarrasse nullement de principes moraux. Dès lors, une question se pose : qui, du salopard nazi ou de son protecteur opportuniste, est le plus abject ? Ou, sous couvert du principe fallacieux de liberté, tout, y compris l'innommable, est-il permis ?
Afin de nous faire parcourir l'ensemble de sa sombre saga historique où la géopolitique est la nef des fous, Chris Klaus jongle délicatement entre humour et cynisme. Autre paradoxe : sous une plume élégante, la lecture coule paisiblement le long des rives boursouflées des arêtes de l'Histoire.
Peut-être faut-il regretter quelques longueurs dans la dernière partie, comme-ci ce marathon littéraire de plus de 1 000 pages était assailli par un manque de carburant en fin de parcours. Mais quel livre est parfait ?
Ce roman tient de la même veine du Goncourt 2006 : Les bienveillantes de Jonathan Littell. Il se veut glaçant et il l'est.
La fabrique des salauds est un grand roman sur l'ambivalence et la contradiction qui nichent en chacun de nous. Oscillant entre victime et bourreau, il interpelle, il interroge comme doit le faire tout bon roman.
" C'est arrivé la nuit " de Marc Lévy 15/20
Sur la grande toile d'internet, neuf hackers ou plutôt neuf robins des bois sont amis. Mais ils ne se sont jamais rencontrés physiquement pour la sécurité de chacun. Ils déjouent et dénoncent, grâce à leur talent en codage informatique et autres, les fraudes et les abus des fameux délinquants en cols blancs comme les multinationales, les hommes politiques corrompus, les grands dirigeants trempant dans des affaires nauséabondes, la fachosphère, etc. Voguant entre illégalité et dénonciations frauduleuses, ils risquent de lourdes peines de prison, si ce n'est plus. Pourtant, pour eux, seule la vérité compte, à n'importe quel prix.
Inspirée de faits réels, cette histoire surfe sur l'air du temps en nous propulsant au cœur des nouvelles technologies, au travers de nos sociétés hyperconnectées qui permettent une pléiade d'abus, dont bien peu d'utilisateurs sont conscients.
Ainsi, Marc Lévy rend hommage à tous ces hommes et femmes de l'ombre, virtuoses du Web, qui ont fait le choix de vivre dans la clandestinité pour aller au bout de leurs convictions. Sacrifiant leur liberté pour que les autres puissent vivre dans un monde un peu plus juste, un peu plus honnête. Parfois, je ne peux m'empêcher de songer à ceux qui se battent incognito au péril de leur vie pour transmettre des vérités dont beaucoup de gens ne se soucient guère. Être chevaleresque pour la beauté du geste ou parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement ?
L'auteur nous révèle comment une organisation peut aider un parti politique à influencer notablement le résultat d'une élection, surtout quand l'écart entre les deux candidats est faible ; ou comment des firmes pharmaceutiques s'entendent, en toute illégalité, pour faire grimper le prix de certains médicaments ou de traitements thérapeutiques.
Bien que le roman soit haletant, un vrai page-turner, il nous laisse sur notre faim. Naturellement, une suite, ou même plusieurs, ne saurait tarder. Néanmoins, j'ai eu l'impression d'avoir été floué, de ne pas en avoir eu pour mon argent, que l'on m'en a soustrait un bout, ou tout simplement qu'il manque des pages ! Bah, certainement une conséquence du côté addictif de ce récit.
Habituellement, je me méfie des romans de Marc Lévy, trop fluets et trop évanescents ou trop parfumés à l'eau de rose. Cependant, certains de ses livres dénotent avec sa production habituelle. J'avais déjà eu cette impression avec l'excellent Les enfants de la liberté, comme quoi il faut se méfier des a priori.
" Histoires de la nuit " de Laurent Mauvignier 7/20
A la gendarmerie de La Bassée, un bourg perdu dans le centre de la France, une artiste peintre plus toute jeune et autrefois parisienne, Christine, vient demander l'avis de la gendarmesque au sujet des lettres anonymes qui échouent régulièrement dans sa boîte aux lettres. Christine habite un hameau, ses voisins immédiats sont Patrice et Marion, vivant avec leur charmante fille, Ida, âgée de 10 ans. Patrice est agriculteur et sa femme travaille dans une imprimerie.
Ce jour-là, on va fêter les 40 ans de Marion. Au fur et à mesure des préparatifs, une angoisse apparaît, des hommes viennent rôder autour du hameau, et le chien de Christine ne répond plus à ses appels...
L'idée du roman repose sur une lente montée de la menace, qui se cristallise enfin pour s'achever dans l'hémoglobine qu'un Tarantino ne serait renier. Mais cela en fait-il un excellent roman pour autant ?
J'aurais envie de dire : Tout ça pour ça ! A entendre les louanges et les critiques dithyrambiques d'une certaine presse, je m'attendais à une révélation sur le fond et sur la forme, quelle déception ! Le fond n'a rien d'original dans la mesure où une impression de déjà vu et de déjà lu vient refroidir mes ardeurs de lecteur avide justement d'originalité, d'autant plus que deviner la fin est d'une facilité déconcertante. Quant à la forme : ces longues phrases interminables, qui s'arc-boutent sur les sentiments mitigés des protagonistes, ont une importance non négligeable dans la première partie du livre, cependant, passées les 300 pages, on a franchement envie que l'histoire s'accélère, que Laurent Mauvignier arrête d'enfiler des perles, eh bien non, il continue à nous faire patauger dans une mélasse verbale sans fin qui m'a petit à petit irrité au point de sauter des lignes, puis des pages, en ne perdant à aucun moment le fil de l'intrigue tant elle est délayée dans une folle évanescence.
Dès lors, comment un sentiment d'empathie peut-il naître ? Même les scènes qui se voudraient d'effroi, perdent de leur force noyées dans une bouillie de mots grimpant les uns sur les autres à l'effigie d'une austère déliquescence.
Au final, ce soi-disant polar social et rural se mue en une sorte de dissertation ultra bavarde où le style écrase la moindre velléité, saccageant d'un pied assassin les fragiles petits plants d'excentricité qui auraient pu sauver l'histoire de l'abysse dans lequel l'auteur l'a volontairement précipitée.
" Une exécution ordinaire " de Marc Dugain 15/20
D'emblée, l'idée générale qui émerge puissamment du livre touche au mépris de la vie humaine, à l'image du communisme sous Lénine puis sous Staline : au début ils ont assassiné pour de mauvaises raisons, puis sans la moindre raison, dans une paranoïa folle et inextinguible, les morts appelant les morts, comme l'argent appelle l'argent. Marc Dugain n'a pas son pareil pour nous faire percevoir la peur quotidienne qui planait en permanence au-dessus de la tête de millions de russes, telle une épée de Damoclès n'ayant besoin d'aucune raison pour frapper.
Le deuxième concept concerne le sentiment de claustrophobie, d'abord niché au cœur d'un texte qui étouffe son lectorat par une impression de perdition. En effet, en dehors d'une première partie assez courte qui nous raconte qu'en 1952, une femme médecin est requise auprès de Staline afin de le soulager de ses douleurs grâce à ses dons de magnétiseuse, les parties suivantes sont bien mystérieuses, elles nous parlent d'un recrutement par des officiers hauts gradés du KGB dans les années 80, avant de bifurquer en l'an 2000 vers un couple en décomposition, puis de refaire un petit virage vers le passé, soit en 1999, autour des luttes de pouvoir qui ont conduit à l'éviction de Boris Eltsine. En vérité, il faut patienter jusqu'à la moitié du livre pour voir les différentes pièces se mettre en place et composer, ainsi, une sorte de récit familial étalé sur trois générations. Procédé d'écriture assez complexe pour nous servir une pièce maîtresse de choix, soit le naufrage du sous-marin nucléaire russe : le Koursk, accompagnée de tout le contexte post-soviétique entourant une autre pièce de choix : Vladimir Poutine. On ressent à nouveau ce sentiment de claustrophobie en observant toute cette société russe, de Staline à Poutine, asphyxiée par un pouvoir politique et idéologique sans borne. Enfin, le sentiment d'enfermement jailli de manière empathique auprès des sous-mariniers du Koursk, abîmé dans les profondeurs accessibles de la mer de Barents, et que Poutine laisse volontaire mourir pour éviter des témoignages gênants.
Ainsi, Marc Dugain brosse un portrait très documenté de la Russie d'aujourd'hui et de celle d'hier sans complaisance. A travers ses personnages fictifs ou pas, une vérité se dessine. Mais en Russie, il y a tant de vérités qu'il serait vain d'être péremptoire avec sa propre vérité. De surcroît, toute nouvelle vérité chasse l'autre, surtout si elle est celle dictée par l'Etat. De même, en écrivant ce livre, l'auteur nous donne-t-il sa vérité ou la vérité réelle, qui peut être la même d'ailleurs ? Chacun n'a-t-il pas la sienne ? La vie n'est-elle pas la somme d'une effarante multitude de vérités ? D'ailleurs, ce roman où les noms sont savamment modifiés, où certains personnages sont fictifs, où des faits sont interprétés et réinterprétés, est-il une représentation de la vérité ou juste son image reflétée par le pouvoir du miroir des mots ?
Au risque de me répéter, la réussite de ce roman prévaut par la valeur de la vie sous le communisme soviétique et même après. Car dans un pays où la vie ne vaut rien, la mort peut s'apparenter à une sorte de libération, un arrêt à toutes sortes de souffrances, physiques ou psychologiques, une délivrance.
Si le lecteur réussi à braver l'entrave d'une narration alambiquée, et s'il possède une petite connaissance de l'histoire politique russe, il appréciera la construction de l'oeuvre qui devient franchement captivante au fil des pages. Dans le cas contraire, vaut mieux être masochiste ou s'abstenir !
" Les dix petits nègres " de Agatha Christie 19/20
Un roman intemporel.
Parfois, quand le chemin de la vie file si vite qu'on n'est plus qu'à quelques encablures de la soixantaine, il faut oser se replonger dans ses lectures de jeunesse, si lointaine et si nostalgique. En voici un exemple parfait avec l'un des plus célèbres titres de la reine de l'enquête policière. Faut-il en faire un résumé de ce petit roman intelligent et passionnant tant sa célébrité l'a rendu immortel ?
Soit, pour les plus jeunes qui me lisent disons qu'une dizaine de personnes, sans lien entre elles, sont conviées sur l'île du Nègre. Bizarrement, leur hôte est absent et une voix mystérieuse s'élève soudain, accusant d'un crime chaque invité. S'enclenche alors une ronde mortelle, rythmée par les couplets d'une atroce comptine enfantine. Pas la peine d'en dire plus, le rythme est soutenu, l'ambiance étouffante et le suspense est total jusqu'à la fin, une fin qui vous donnerait presque envie de relire l'histoire.
Peut-être, l'une des choses les plus troublantes de l'histoire se niche dans l'humanité des personnages, avec leurs qualités et leurs défauts, ils nous ressemblent tant. Bien sûr, nous n'avons pas poussé le bouchon aussi loin qu'eux, néanmoins, loin d'être des assassins déterminés, dans leur destinée, ils ont fait un choix malheureux. Malheureux au point de les tourmenter encore des années après. Ah, quand la force des ténèbres ou de l'amour vous sape toute conscience, quand votre libre arbitre devient moins libre et encore moins arbitre, un ensauvagement venu de temps immémoriaux reprend ses droits, et dès lors tout peut arriver, même l'inenvisageable.
Naturellement, plus de 80 ans après sa sortie, cette lecture à inévitablement un parfum d'autrefois, avec ce petit goût délicieusement désuet et suranné, où peut apparaître ici ou là une sensation vertigineuse de revivre, rien qu'un temps, à une époque où la vie semblait plus simple, plus saine et moins artificielle.
Depuis sa parution en 1939, plus de 100 000 000 d'exemplaires ont été vendus. Il est d'ailleurs le livre d'Agatha Christie ayant obtenu la meilleure vente. Sans parler des multiples versions au cinéma, à la télévision, au théâtre, à la radio, en bande dessinée et même en jeu vidéo. Un succès universel.
Les dix petits nègres ou avec son titre plus politiquement correct Ils étaient dix, est un huis-clos saisissant, sans la moindre ride, et qui, sans le laisser paraître au premier abord, raconte admirablement toute l'entièreté de la condition humaine. Un incontournable !
HAÏKU Partie CLIX
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courageux terre-neuvas
six mois partis
dix mille vagues à l'âme
Atlantique Nord
une mer pleine d'humeurs
cimetière de marins
eaux poissonneuses
doris gorgés de morues
pêche miraculeuse
de tempêtes en icebergs
de fortes houles en brouillard
le salaire de la peur
retour en vie
des eaux de Terre-Neuve
ex-voto pour la Vierge
" Le labyrinthe des esprits ou le Cimetière des livres oubliés, livre 4 " de Carlos Ruiz Zafon 18/20
Décembre 1959, dans une Espagne fermement muselée par la chappe de plomb franquiste, Mauricio Valls, le ministre de l'éducation et de la culture... disparaît ! Alicia Gris, une jeune femme en perpétuelle souffrance des séquelles de son passé, sera, en tant que membre de la police parallèle du régime de Franco, chargée de retrouver le ministre Valls dans les plus brefs délais. Il faudra toute la détermination et l'intelligence d'Alicia pour faire tomber les masques et pour découvrir l'abominable vérité cachée sous l'or des beaux palais des dirigeants nationalistes.
Une dernière fois et pour conclure sa tétralogie de façon grandiose, Carlos Ruiz Zafon nous entraîne dans les méandres clairs et obscurs des rues de Barcelone. Avec tout le talent romanesque qu'on lui connaît, il continue de tisser sa toile autour des personnages des trois premiers romans, même si chacun des livres avait leur fin propre. Dans cet ultime opus, à la manière d'une fête de famille, CRZ réunit ainsi tous ses protagonistes leur permettant enfin de chasser les ombres sépulcrales du passé, et d'accéder tardivement à l'entièreté de la vérité, éclairant sous un nouvel angle la totalité du cycle du Cimetière des livres oubliés. A l'image des pièces d'un puzzle s'emboîtant admirablement les unes dans les autres, nous révélant l'ensemble d'une fresque labyrinthique et ambitieuse. Une fresque rendant un bel hommage à la littérature, aux librairies et aux auteurs, mais surtout une belle vision du monde des livres : seul viatique, seul rempart et seule liberté face à la force coercitive et tyrannique de la censure.
La réussite de ce tome-ci vient de ses personnages féminins, notamment de l'obscure et indépendante Alicia Gris, une sorte d'Alice ayant chuté dans le pays, non pas des merveilles, mais celui des bombes, de la souffrance, des assassinats et des scélérats. Telle une Némésis ou une succube, elle sera l'arme du destin pour délivrer le juste châtiment.
Le succès de CRZ vient également de la virtuosité de sa plume, jamais mise en défaut, toujours alerte, prête à vous emporter dans la forêt de ses mots à travers les dédales insondables des rues du vieux Barcelone. Ville qui, au final, est peut-être le personnage premier de la série ; un être ni de chair, ni de de sang, mais qui néanmoins semble avoir au tréfond de son âme et de ses vieilles pierres un cœur qui palpite au rythme des mystères, des tragédies et des beautés qui l'habitent.
Avec simplicité, CRZ nous démontre qu'une vérité présentée toute seule, nue, ne convient jamais à tout le monde, elle garde ici ou là des parts d'ombre, des petits mystères capables à eux seuls de la faire rejeter en bloc ; alors que le mensonge, bien au chaud dans son alcôve d'hypocrisie, semble plus crédible juste parce qu'il correspond à nos attentes, à ce que nous voulons entendre, il est rassurant.
Ce dernier roman permet de délier les entremêlements, extrêmement travaillés, des vies, des passions et des trahisons courant sur les 2600 pages de la saga. CRZ nous prouve ainsi que sa tétralogie a plusieurs portes d'entrée, peu importe le chemin, tout se recoupe, tout rentre en osmose dans un époustouflant final digne des plus grands écrivains.
Vous bienheureux, qui n'avez pas encore eu le bonheur de pénétrer dans l'univers ténébreux et énigmatique de Carlos Ruiz Zafon, venez tremblez et vous perdre dans les ruelles pleines d'ombres et d'histoires du vieux Barcelone, vous n'en reviendrez peut-être pas !
" L'humanité en péril " de Fred Vargas
Usant intelligemment de sa notoriété de romancière, l'atypique Fred Vargas nous propose un livre à l'image d'elle même : tout en décalé par rapport à la fallacieuse bien-pensance ambiante. Certes, ce pas de côté ne relève en rien de la littérature, néanmoins, si nous souhaitons que nos petits enfants puissent éprouver les mêmes joies que leurs grands-parents en s'égarant dans le monde passionnant des livres, la lecture sans délai de cet essai devient indispensable.
Avant d'aller plus loin, peut-être est-il utile de préciser que Fred Vargas a suivi des études scientifiques avant d'exercer comme chercheur au CNRS (Il est amusant de ne toujours pas dire "chercheuse", et que Fred à choisi un prénom masculin pour rayonner dans le monde du polar). Ainsi, étant de formation scientifique il est naturel qu'elle se penche un jour sur l'état de notre monde, en y hurlant son incompréhension et sa colère.
En effet, qui ne sait pas encore que nous courons, tels des lemmings, à notre propre perte, et que rien ne bouge, si ce n'est dans l'épaisseur du trait ? Tout le monde souffre, d'une façon ou d'une autre, du réchauffement climatique, pourtant les estimations sur les mois à venir se résument à une plus grande production de gaz carbonique qu'avant l'arrivée du Covid-19. Tout les voyants sont au rouge foncé et l'humanité, à part quelques exceptions, continue de porter des ornières, de danser au bord du volcan. L'homme mérite-il de disparaître ? A-t-il si peu la volonté de contrecarrer l'action humaine sur la planète qu'il pointe volontairement un revolver contre sa tempe. L'humanité est-elle si stupide ?
Fred Vargas pointe du doigt le cancer du monde : le profit. Tout est dédié à ce Dieu suprême, intouchable, immortel. Les responsables politiques, pour qui le mot décroissance est une abomination, sont dans l'incapacité de faire changer les choses, trop de pressions des lobbies ou par souci d'une réélection ; ainsi nous seuls, par le puissant pouvoir de nos achats intelligents et de nos non-achats, pouvons mettre de bonnes poignées de grains de sable dans ce système capitaliste suicidaire.
A cet effet, Fred Vargas nous inonde de chiffres dans tous les domaines. Je n'en citerai qu'un seul : avec le tiers de la production mondiale de céréales, soit la part destinée à l'alimentation des animaux d'élevage, nous pourrions nourrir 3 000 000 000 d'humains. Alors, ou est notre bon sens ? Les chiffres sont là, incontestables, criants de vérité et de désespoir.
Il peut être regrettable de constater que l'auteure use d'un humour loin d'être du meilleur niveau pour faire passer des propos hautement déprimants, mais l'essentiel est ailleurs, dans notre attitude commune qui ne souffre d'aucune clémence. Oui l'homme est coupable et son lourd châtiment n'aura rien de divin.
A lire, à relire, mais surtout à faire circuler d'urgence pour réveiller d'inconscientes consciences.
" Le monde n'existe pas " de Fabrice Humbert 13/20
Lorsqu'un soir à Times Square, Adam Vollman, journaliste au New Yorker, voit s'afficher sur les écrans géants le visage d'un homme recherché par tout le pays, Adam est saisi de stupeur, cet homme il le connaît, du moins il l'a connu il y a 20 ans : il s'agit d'Ethan Shaw. A l'époque, ce jeune garçon, au physique parfait, était la star du lycée et le seul ami d'Adam Vollman ; aujourd'hui il est accusé d'avoir violé et tué une jeune et belle étudiante d'origine mexicaine.
Ne pouvant croire la véracité de l'accusation, Adam retourne à Dreysden, où ils ont jadis lié une amitié, dans l'espoir de prouver son innocence. Cependant, au fil de l'enquête et avec la confrontation inévitable avec son passé, Adam voit toutes ses certitudes chanceler inexorablement.
Avec tout son talent et une plume appliquée, Fabrice Humbert nous décrit un monde cauchemardesque où le doute est omniprésent. Constamment le lecteur malmené s'interroge : Qu'est-ce qui est vrai ou pas ? Ou s'arrête la réalité et ou débute le fantasme ?
Lors de son enquête, Adam sait bien qu'il ne rêve pas, qu'il n'est pas fou, c'est sa seule certitude, alors comment interpréter rationnellement l'impossibilité de certains faits ? Avec lui, nous sommes emportés dans un maelstrom de questionnement sans fin : Que vaut la réalité factuelle du monde ? Qu'en est-il de notre perception ? Cette même perception est-elle fidèle à la vérité, à la réalité ? Dans cette recherche folle aux sources de l'exactitude, peut-on y perdre sa conscience, son âme et tout bonnement : sa vie ?
A mi-chemin entre réalité et folie, Fabrice Humbert nous donne à lire notre société contemporaine sous le prisme hallucinogène de la puissance exponentielle du monde informatique. Il met le doigt sur une société d'autant plus paranoïaque par nature qu'avec les progrès époustouflant du monde virtuel tout devient dangereusement crédible, avec les fake-news et les réseaux sociaux comme prélude. Cette force de frappe augmentant de façon exponentielle : le pire est devant nous ! Ainsi, le titre du roman prend tout son sens ; il fait en même temps un clin d'œil au film des frères Wachowski : Matrix. De même qu'un écrivain tel que Philip K Dick n'aurait pas renié la trame du roman, tant ce sujet est le fondement de son oeuvre.
Cependant, avec ce roman décapant, Fabrice Humbert maîtrise-t-il son sujet ? Partiellement, car autant la montée en zone d'angoisse est pertinente, autant le dénouement est brouillardeux, pour ne pas dire raté. Comme-ci le maître était dépassé par son sujet, comme-ci l'interrogation était plus importante que la résolution. Après tout pourquoi pas, mais alors la forme de l'essai n'est-elle pas celle qui aurait convenu ?