29 déc. 2019


" Les oiseaux " de Daphné du Maurier   de 19/20 à 2/20



      Cette année là, les terribles morsures de l'hiver apparurent le 3 décembre, apportées par un impitoyable vent d'Est. Le froid glacial n'arriva pas seul, des centaines de milliers d'oiseaux apparurent dans le ciel... du le monde entier.

      N'allons pas plus loin pour nos plus jeunes lecteurs, heureux ignorants de cette nouvelle tout comme l'effrayante version cinématographique qu'en tira, en 1963, le maître de l'angoisse et du suspens : Alfred Hitchcock.
      Cette histoire est de loin la plus forte de ce recueil de nouvelles que publia en 1952 Daphné du Maurier. Il émerge de ce récit une force narratrice impressionnante et lapidaire. En quelques pages, dignes des plus grands, grâce à une rare et vertueuse économie de moyens, elle évoque la redoutable puissance de la nature, celle qui peut se mettre en branle quand l'Homme se prend pour un démiurge. Abolissant les fioritures, trop souvent ornementales, l'auteure épure pour en conserver la structure mère, laissant notre fertile imagination combler les vides. Des vides effroyables, qui sous la plume chirurgicale de Daphné du Maurier, deviennent apocalyptiques. C'est simple, par sa noirceur et son style, cette nouvelle est un vrai chef-d'oeuvre. En comparaison, le film qui en fut tiré en semble un peu terne, même si la patte du metteur en scène est indéniable, il lui manque tant de choses, notamment la notion de fin d'un monde et celle de l'intelligence de la nature.

      Dans les autres nouvelles, l'horreur est plus insidieuse, plus subliminale, elle effleure le fantastique en restant dans le quotidien, comme dans Le pommier, Encore un baiser, Mobile inconnu ou encore Le petit photographe. Quant à la nouvelle intitulée Le vieux, trop faiblarde pour mériter sa place dans le recueil, ainsi que Une seconde d'éternité, un récit trop téléphoné, d'une lourdeur si pesante qu'elle semble durer une éternité.
      Néanmoins, rien que la lecture de la nouvelle Les oiseaux rachète l'ensemble de royale et glaçante manière !


" Va au Golgotha "   de Alexandre Zinoviev   13/20




      Dans une grande ville de l'URSS des années 70, le jeune Ivan Laptiev se pose des questions. Depuis trop longtemps il est las des poussiéreuses religions traditionnelles. Ne se considérant pas pire que le Christ, Bouddha, Confucius ou Mahomet ; mais surtout, n'ayant rien d'autre à faire, il décide de créer une nouvelle religion, rien que cela ! Il sera le nouveau Dieu ! Sa religion se nommera le Laptievianisme, où comment vivre en saint homme tout en gardant à son actif le même rendement dans l'empilement de ses pêchés. Tout un programme !

      Tel est l'entrée en matière de ce roman atypique, foldingue et quelque peu schizophrène. En tant qu'écrivain russe, Alexandre Zinoviev y déploie tout un l'humour désespéré, digne des grands maîtres se servant de la déliquescence et du misérabilisme d'un pays pour y puiser une cocasserie dévastatrice. En effet, dans un pays où la corruption et l'abus de pouvoir devient le réflexe de n'importe quel privilégié, tout un peuple de paysans, d'ouvriers et de petits fonctionnaires vivent misérablement, leur souffrance quotidienne est devenue désormais un style de vie, alors, autant en rire pour éviter d'en pleurer tous les jours.

      Soviétique parmi les soviétiques, ivrogne parmi les ivrognes, Ivan Laptiev possède un don inné pour haranguer les hommes et les femmes (à l'exception d'une seule, celle de son coeur) grâce à une faconde intarissable. Dès lors qu'il rentre dans la peau de Dieu, il enseigne, il prêche, il argumente, puis par la force des choses, même sans le vouloir, il soigne, il guérit les gens juste avec la parole, en un mot il accomplit des miracles ! Comment ? Oh, grâce à une étude psychologique approfondie de l'âme humaine en général et russe en particulier.
      Cependant, les temps ont changé depuis les premiers siècles chrétiens, et les actions miraculeuses qu'il entreprend ne bousculent pas une société communiste, viscéralement matérialiste, infiniment apathique, et profondément inconsolable.

      Grâce à une imagination débridée, Alexandre Zinoviev invente tout un monde foutraco-alcoolo-mystique dans un style qui lui est propre. Avec une joie jouissive il dézingue à tout va, n'épargnant personne, et certainement pas lui-même ! Sous sa plume acerbe tout passe dans la moulinette zinovienne : le peuple russe, les sentiments, les vices, les croyances et naturellement, les oligarques.   

         Alexandre Zinoviev propose une véritable réflexion entre religion et idéologie, l'une capitule devant les circonstance sociales, l'autre les vit comme une agression et donne les moyens aux hommes de s'en prendre aux iniques sociétés. En effet, derrière les effets burlesques, l'auteur dénonce un pays où la souffrance est devenue un mode de vie : les russes souffrent avec imagination et talent, avec un grand courage et beaucoup de patience, brefs en professionnels !

      Mon bémol vient de considérations philosophiques interminables, leurs développements complexes m'ont parfois perdu en route. A force d'être déployé à l'extrême, ce qui faisait l'originalité du roman, finit par l'étouffer sous des tombereaux idéologiques inextricables. 

      Émouvant et cruel, tragique et cocasse, intelligent et trivial, Va au Golgotha est le roman d'un caricaturiste philosophe ou d'un philosophe caricaturiste transformant son désespoir en folle littérature, à l'image de l'âme slave.

      

27 déc. 2019


" Salina, les trois exils " de Laurent Gaudé   19/20



      Abandonnée bébé à l'entrée d'un village niché dans le désert africain, Salina ne doit sa survie qu'à l'amour inconsidéré de Mamambala, une femme du clan Djimba, débordant de tendresse et bravant le refus du chef de village, Sissoko, de secourir le tout petit enfant en pleurs. Ses larmes de sel la feront nommée Salina.
      Au décès de Salina, c'est son dernier fils qui nous raconte toute la vie de sa mère, dans le dessein que les portes de l'île-cimetière s'ouvrent afin de lui accorder la sérénité et le bonheur que la vie lui a toujours refusé. Peut-être ainsi sa vie de combats se haussera à la stature d'une légende, la sienne.

      D'emblée, le récit prend aux tripes et ne lâche plus le lecteur avant une fin digne des plus grands contes ou des plus grandes légendes.
      En cette période où deux sujets brûlants : l'arrivée de bateaux de migrants et le respect des femmes, bousculent régulièrement l'actualité, le récit de la vie de Salina est un hurlement de douleur et une gifle cinglante au visage de l’intolérance. En effet, Salina supportera avilissements, puis bannissements répétés. Toute sa rage, toute sa colère n'existe que par le refus de l'altérité et inhérent à cela, un manque de considération d'autrui. Parce que l'on est né d'aucun père et d'aucune mère doit-on être soumis et humilié ? Parce que l'on vient d'une autre contrée doit-on être jaugé comme être inférieur ? 

      Découpé en dix chapitres formant chacun un tableau à eux seuls, le texte vise à transcender la haine, l'amour et la vengeance, pour les porter au pinacle de l'absurdité de l'aberration et de l'ineptie.
      Grâce à une écriture épurée de toute ornementation autant ostentatoire qu'inutile, Laurent Gaudé va à l'essentiel, à l'os, avec un semblant de facilité et de fluidité digne des plus grands. Ainsi le récit prend une force supérieure, sans effort apparent.
      En dehors de sa plume belle et tranchante, la puissance de l'histoire vient aussi de son universalité et de son intemporalité, comme tous les contes.

      A travers du parcours de la vengeance d'une femme hautement mortifiée, hurlant son désespoir aux pierres du désert, Laurent Gaudé nous offre une tragédie antique où le texte est sublimé par la puissance du verbe. Un petit bijou !

23 déc. 2019







HAÏKU   Partie CXXXIX

°°°°°°°°°


pluie sans fin

les lumières de Noël
même dans les flaques


soir de réveillon -

sur les trottoirs
les mêmes sans abri


repas de Noël -

orgie de victuailles
devant Jésus sur la paille


nuit de Noël -

sous chaque toit
des rêves s'allument


lendemain de Noël -

montagne d'emballage
sur les trottoirs


20 déc. 2019

" La vie secrète des arbres "   de Peter Wohlleben   17/20


      Après avoir passé plus de vingt ans comme garde forestier et ne se satisfaisant pas de diriger à présent une forêt écologique, Peter Wohlleben souhaite voir diffuser ses connaissances. La vie secrète des arbres est le livre d'un vulgarisateur qui veut nous faire voir l'invisible. En effet, quoi de plus figé qu'un arbre ou une forêt ? et pourtant si nous savions !

         En conteur passionné, Peter Wohlleben nous dévoile la société des arbres, des hêtres aux sapins, des chênes aux ifs, sans oublier l'importance des saisons, des insectes, des champignons et des bactéries. Cela est surprenant pour la plupart d'entre-nous, cependant les arbres savent répondre avec ingéniosité aux dangers qui les menacent. Leur système radiculaire leur permet non seulement de communiquer entre-eux, mais également à s'alimenter entre congénères de la même famille. Certes, encore bien des mystères planent au-dessus de ces monstres de la nature, cependant, avec ce document scientifique, ce sont de grands pas de compréhension effectués vers une espèce apparue sur Terre depuis bien plus longtemps que nous.

      Naturellement, dans son enthousiasme pour ces géants terrestres, Peter Wohlleben s'autorise un anthropomorphisme trop facile qui risque d'en chagriner certains, néanmoins, sa passion est telle, qu'on peut lui pardonner ces petits dérapages si humains.

      La lecture est facilitée grâce à une division méthodique en 36 petits chapitres pédagogiques, délivrant chacun un message précis avec exemple ou métaphore à la clé. Peu de termes franchement abscons viennent alourdir le propos.

      En refermant ce livre et lors de votre prochaine balade en forêt, vous regarderez les arbres avec un œil tout neuf, un œil plus avisé, un œil de sylviculteur en herbe.


17 déc. 2019



HAÏKU   Partie CXXXVIII

°°°°°°°°°

le bouddha du jardin 
petite précaution pour l'hiver
une couverture de feuilles


balade par vent glacial
respirer un air pur
se sentir vivant


soudain plus de vent
plus de nuages
le temps immobilisé


perdus dans le brouillard
les peupliers sans feuille
- nudité masquée


lecture au jardin d'automne
sur un tapis 
de feuilles mortes

30 nov. 2019

" L'immeuble Yacoubian "   de Alaa El Aswasny   19/20



      Bâti dans les années 1930 et niché au coeur du Caire, l’immeuble Yacoubian fut considéré comme un joyau architectural de grand luxe. Construit à l'époque pour loger la fine fleur de la société égyptienne, il est aujourd'hui, après un redécoupage en petits appartements, voué à abriter une population vivant avec peu de ressources. Dans ses escaliers se croise ou s'ignore toute une flopée hétéroclite de personnages : entre autre il y a Zaki, un vieil aristocrate déchu, égaré dans le souvenir d'une époque plus glorieuse ; Taha, le fils du concierge, un brillant étudiant qui n'aspire qu'à devenir policier ; Hatem, un patron de journal, vivant son homosexualité comme une originalité ; Azzam, un commerçant jouant sur toutes les opportunités plus ou moins légales ; Boussaïna, jeune fille aussi belle que pauvre, qui souhaiterait pouvoir travailler sans subir les propositions de son patron. 

      En ce début de XXIème siècle, Alaa El Aswany se pose en témoin d'une société percluse par une corruption à tous les niveaux, qu'elle soit politique ou venant de la rue. Cette gangrène nourrit la montée d'un islamisme radical qui n'en demandait pas tant pour s'épanouir. Sans parler des injustices et autres inégalités sociales qui obligent une population pauvre à se débattre encore plus pour surnager sur cet océan d'iniquités. De surcroît, l'absence de liberté sexuelle crée des frustrations aux conséquences dévastatrices. D'où chez les hommes les plus vieux, la naissance d'une douce nostalgie d'une époque plus libertaire d'avant la révolution de Nasser en 1952, une époque où les femmes n'étaient pas voilées, où l'alcool n'était pas tabou, une époque à l'européenne.

      Chaque personnage, à un moment ou un autre, nous touche par ses espoirs de vie meilleure, cependant, dans ce marigot de vénalité, de malhonnêteté et d'avilissement, tous sont rattrapés par l'effroyable réalité du pays. De privations en spoliation chacun se bâtira une armure, plus ou moins friable, allant de la douce lassitude palliée de rêves à la plus terrible des vengeances.

      Après réflexion, le personnage central du roman n'est-il pas la religion et Allah en particulier ? A chaque page, chacun a le don de le mettre à toutes les sauces ! Allah est évoqué et invoqué pour certifier une parole, comme un gage d'honnêteté, hors la plupart s'affranchissent effrontément de la moindre règle religieuse ! Tous s'autorisent absolument tout grâce à la toute sacrée " Permission de Dieu " ! Tel un laissez-passer pour commettre tous les crimes possibles et imaginables. Quelle belle et ignoble hypocrisie ! Le comble étant atteint par le prêche du cheikh Chaker, un terrible discours fallacieux, un monstrueux orchestrateur de haine vers l'autre.

      Cependant, au travers de cette galerie de protagonistes bigarrés, tel un message universel, Alaa El Aswany nous tend un miroir, l'humanité n'a pas de quoi être fière de l'hideuse image qu'elle renvoie. Comment en sommes-nous arrivés là ?

      Cette inoubliable comédie humaine est à la fois un regard sur soi, un acte politique, la dissécation d'une société et une main tendue vers les générations en devenir.

      Racontée par petites touches, comme le tableau d'un peintre impressionniste, L'immeuble Yacoubian se laisse parcourir sans effort, grâce à un pinceau colorant sans esbroufe et sachant intelligemment nous peindre et nous dépeindre... la grande toile de la vie.



23 nov. 2019






HAÏKU   Partie CXXXVII

°°°°°°°°


sur la table de jardin
une feuille tombe
- le bruit du silence


dans le feuillage cuivré
un fruit trop mûr
la pleine lune


brume du matin -
fermer les yeux
pour mieux voir


dès novembre
seulement un chuchotis
la voix de l'hiver


journées habillées de gris
nuits enveloppées de froid
que viennent les feux de Noël !


Wedding cakes de novembre et autres compagnies :

































A très vite !

18 nov. 2019

" L'origine de la violence "   de Fabrice Humbert   18/20



      Lors d'un voyage scolaire en Allemagne, un jeune professeur de lettres découvre, au camp concentrationnaire de Buchenwald, la photographie d'un prisonnier dont la ressemblance avec son père le stupéfie, avant de l'interroger, puis de l'obséder. Dorénavant, impossible de vivre dans la sérénité ; fouiller le passé familial devient pour lui une obsession vitale, d'autant que son grand-père paternel est loin de lui ressembler. Désormais, seul la vérité pourra le rasséréner, même si pour cela, il devra pénétrer les méandres visqueux de l’impensable, tous ces chemins de la médiocrité qui ont trop vite fait de transformer des hommes ou des femmes, quand l’occasion se présente, en pervers impitoyables. 

      Avec l'exhumation de ce secret de famille, Fabrice Humbert plonge au coeur de l’innommable. Depuis son enfance, son personnage principal est hanté par la peur et la violence. Leur origine respective est-elle tapie dans les silences assourdissants de son père ? Comme s'il pressentait tout jeune une mystification dont il est la victime, un lourd tombereau de non-dits. Lesquels en s'immisçant, par vagues incessantes dans le corps et l'esprit, alimentent ses nuits de cauchemars. Sa quête devra soulever de pesantes barrières familiales, et braver les interdits.

      Fabrice Humbert écrit, d'une plume soignée et intelligente, un roman sur le Mal absolu et sur la Shoah. Délicate et dangereuse ambition, car raconter et autopsier cette monstrueuse cruauté demande un certain doigté, ce sujet brûlant ne supporte pas l'amateurisme, il ne permet pas de dire n'importe quoi. Et l'auteur, grâce à la prudence qui convient, réussit un roman protéiforme en jouant sur divers registres, qu'il soit mythologique, historique ou poétique, toujours ils participent à illustrer une vision de ce mal intérieur, que chacun de nous pourrait laisser éclater à la face du monde. S'il y a une chose qui sous-tend tout cela, c'est que tous ces monstres qui ont défigurer le visage de l'humanité étaient des humains comme vous et moi. Des hommes que les circonstances ont propulsé sur le devant de la scène et où leur frustration a pu se libérer dans une noirceur abominable. Gardons en mémoire que toute forme de dictature permet l'affranchissement de notre intelligence animale sadique et perverse, comme une sorte d'ensauvagement autorisé par l'état : le couple Koch, Karl et Ilse, ou plus encore Martin Sommer, le bourreau du bunker de Buchenwald, en forment de terribles exemples.

      Afin de décortiquer les racines de la tyrannie et de donner plus de force à son propos, Fabrice Humbert invite dans ses réflexions Goethe, Hannah Arendt, Antonin Artaud ou Ronsard. 

      L'origine de la violence est un roman audacieux, à la fois personnel et universel qui ose explorer la face cachée de l'Homme. Un grand livre.


14 nov. 2019




HAÏKU   Partie CXXXVI

°°°°°°°°

rafales de vent -
saluant d'un côté puis de l'autre
les herbes folles


un étang immobile
chute d'une feuille d'automne
enfin elle se voit


grand vent -
à mon passage
révérence des peupliers


baptême de l'air -
cueillie par la brise automnale
une feuille rousse


grosse averse
tous bien au sec
dans la piscine 


12 nov. 2019

" My absolute darling "   de Gabriel Tallent   18/20




      Orpheline de mère, une jeune adolescente de 14 ans nommée Julia vit avec son père, Martin Avelson, dans une vieille maison décrépie à Mendocino, une petite ville accrochée sur la côte nord de la Californie. Très tôt elle se voit nier son prénom pour des surnoms beaucoup moins esthétiques : Croquette ou Turtle. De plus, son père lui confisque tout droit de jugement, toute amitié avec quiconque ou tout avenir qui risquerait de l'éloigner du foyer familial, donc de lui. Sans la séquestrer, il lui établit des barrières de vie draconienne, lui vouant un amour sans limite, absolu, exclusif et inévitablement incestueux.
      Persuadé de la dangerosité du monde qui les entoure, Martin lui apprend l'usage des armes à feu dès son plus jeune âge. Un jour où Julia arpente la forêt avec fusil et couteau, elle rencontre Jacob, un lycéen perdu dans les dédales du monde végétal. Intriguée, puis fascinée par le jeune homme et après bien des hésitations, Julia décide de braver l'emprise de son père et de prendre le risque de goûter au plaisir de la liberté.

      Avec ce résumé sombre et glauque, Gabriel Tallent nous construit un roman atypique où l'écriture affûtée est au service de l'intrigue, ne sombrant jamais dans un voyeurisme malsain grâce à un style habile de retenue et de délicatesse.

      Toute la puissance intrinsèque de cette oeuvre naît d'infernales tensions psychologiques dont Julia est la victime, perpétuellement écartelée entre l'amour extrême d'un père charismatique et l'envie de plus en plus forte de briser ce castrateur cercle familial. Sa maturité libératrice devra suivre un parcours infernal où violence, sévices et humiliations ponctueront son chemin de croix. De plus, une autre violence plus subtile, plus abstraite, émerge de l'entourage de Julia, notamment avec son grand-père ou ses profs ; ils se doutent que quelque chose ne tourne pas rond dans sa vie, mais sans jamais vouloir ou oser se poser les bonnes questions. Qu'il est doux de ne rien voir !

      Au fil des pages, le comportement de Martin Avelson devient très dérangeant, sans être un psychopathe ou un fou, son attitude frise la sociopathie, il ne sait plus comment vivre, d'ailleurs il ne jure que par les armes, voit le monde comme une menace perpétuelle, c'est pour cela qu'il nimbe sa façon de vivre de survivalisme. Partant du principe que le monde entier est coupable, abuser de sa propre fille lui semble innocent. Contrairement à ses agissements de déséquilibré, cet homme lit les philosophes et notamment Marc Aurèle. Il possède une grande connaissance en survivalisme, sait être tendre et aimable, mais son côté sombre, libéré par à-coup annihile tout cela.

      Hormis le contexte familial, tout le roman est nimbé d'une patine âpre et sauvage, tel l'océan Pacifique qui vient battre avec violence et impétuosité le littoral californien, ou telle, semblant régner en maître, une végétation luxuriante, dévorante, indomptée et parfois vénéneuse qui encadre beaucoup de scènes du livre. Toute cette hostilité naturelle vient augmenter d'autant l'univers cruel dans lequel baigne la pauvre Julia/Turtle/Croquette.

      A la lecture du roman, des auteurs me sont revenus en tête, particulièrement Williams Faulkner pour le lyrisme de l'infortune, ou encore à Sukkwan Island de David Vann pour la difficile relation père enfant en milieu sauvage et inhospitalier.

      Parcours initiatique aux dimensions naturalistes, roman de formation d'une rare tonalité, My absolute darling est l'histoire d'une relation père-fille monstrueuse et sublime. C'est aussi un récit poignant sur la souffrance d'une adolescente en quête de liberté. En effet, comment peut-on faire des choix judicieux quand toute son éducation est basée sur un père sociopathe et abusif mais débordant d'un amour sincère ?

      Né en 1987, Gabriel Tallent (qui n'en manque pas), a eu besoin de huit années pour venir à bout de son premier roman. On mesure aisément tout le poids de ces longues années à l'aune de la force tragique, psychologique et universelle qu'il recèle. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire dans ces pages, écrire un livre remarquable est une longue quête, il n'y a pas de secret.

      Incandescent et inoubliable.


11 nov. 2019

" L'obscure clarté de l'air "   De David Vann   19/20


      Déjà auteur du bouleversant et renversant Sukkwan Island, David Vann remet le couvert avec une déchirante réécriture d'une des figures marquantes de la mythologie grecque : Médée.
      Médée est une femme en révolte contre tout patriarcat, une femme poussant sa liberté jusqu'à briser tous les tabous pour affirmer un destin hors du commun, certes un destin effroyable, mais un destin exceptionnel, la preuve, on en parle encore 3 250 ans plus tard !

      Le roman débute par la fuite sur l'Argo, un bateau d'origine égyptienne, du jeune couple d'amoureux, Médée et Jason, les voleurs de la toison d'or. Afin de distancer Eétès, le père de Médée et roi de Colchide, celle-ci n'hésite pas à découper des morceaux du cadavre de son frère, fraîchement assassiné, pour les balancer à la mer ; son père devant continuellement ralentir pour les ramasser afin d'offrir à son fils une sépulture digne de ce nom. Médée est-elle seulement une psychopathe impitoyable assoiffée de sang ou tous ses agissements ne sont-ils pas beaucoup plus complexes ? Car comme l'écrit l'auteur : Elle est Née pour détruire les rois, née pour remodeler le monde, née pour horrifier et brider et recréer, née pour endurer et n'être jamais effacée. Après une telle exposition, il faut chercher la raison de ce déterminisme extrême dans l'attitude d'Éétès, son père et son roi. Celui-ci, comme tous les rois, ne voit dans ses filles, à peine plus qu'un outil pour s'allier d’autres peuples à travers le mariage. Des émissaires non consentantes, leur volonté méprisée. Elle aurait bientôt été envoyée chez les Hittites ou chez les Égyptiens, ou n'importe qui d'autre, et oubliée, condamnée à ne jamais revenir chez elle. De plus, sa grand-mère a été, par son fils Eétès, bannie, niée, effacée, au profit d'une seul personne : son père Hélios. Avec de tels antécédents chaque pore de la peau de Médée crie désormais avec violence à la face du monde : Vengeance !

      Après un temps d'adaptation au style de l'écriture, que l'on finit par juger remarquable, le texte prend toute son ampleur, toute sa puissance et toute sa déchirante universalité. En effet, la magie de la plume de David Vann est d'allier de façon dépendante le fond à la forme, à coup de phrases courtes, d'une structure malmenée, puis répétée à l'infini. Tout ceci ajoute à l'ensemble une rythmique orageuse menée comme une danse effrénée, telle une offrande à un Dieu, mais lequel ? Oh, peut-être celui de la littérature ? D'ailleurs de dieux, il en est souvent question, car Médée est avant tout une prêtresse d'Hécate : déesse de la lune, et de Nout : déesse égyptienne de la nuit, du firmament et la mère de tous les astres. De plus, souvent Médée se réfère à Hatshepsout, une reine-pharaonne (1458 avant J.C), une femme ...sans enfant, sans faiblesse, arborant une barbe, intouchable, et plus loin dans le temps, plus proche des dieux et des origines, mais seule, aussi. Telle est la femme que Médée aurait tant voulu être, une femme de pouvoir, une reine absolue, une déesse, gravant son histoire dans les sillons du temps.

      La figure de Jason, le chef des Argonautes, est largement égratignée, sans Médée, rien ne lui serait possible, c'est elle, par sa magie et par sa persuasion qui lui permet de s'emparer de la toison. Loin de la force tellurique de Médée, il n'est qu'un couard, un homme sans honneur, un soumis, quadruplé d'une infidélité qui alimentera encore plus la volonté d'annihilation de Médée.

      Sortie en octobre 2017, cette réécriture adroite et maligne d'une partie de la vie de Médée est à la hauteur d'un manifeste féministe, d'une proclamation à un droit d'exister à part entière, une revendication pour être enfin, elles aussi, des hommes décideurs, mais au féminin !

      Nichée au coeur des mots et des phrases, on ressent un monde où les croyances sont partout, où la peur régit tout, la peur du pouvoir en place, la peur de s'embarquer sur la moindre embarcation (rappelons que nous sommes autour de l'an -1231, et que la terre est considérée comme plate, mais au bout de l'horizon, qui y a-t-il ? Une chute irrévocable ? La main ou le visage d'un Dieu ? Un mur infranchissable ? ).

      Issue de ces temps révolus, Médée n'a jamais été autant d'actualité tant son combat contre toutes formes d'autorité masculine jalonne son parcours. Par sa force intrinsèque elle est une icône de la femme moderne et intransigeante, déterminée et combattante, insoumise et rebelle.

      Ami lecteur, ce livre fait partie de ceux, trop rares à mon goût, qui resteront foncièrement accrochés à nos mémoires, même très longtemps après sa lecture. David Vann possède un art patent de conteur doublé d'un style atypique ; avec une habileté rare, il capte les désirs brûlants et les désillusions amères d'une femme ivre de liberté dans sa forme la plus pure. Malgré son côté macabre, où justement, grâce à l'idée d'emmener le lecteur plus loin qu'il ne s'y attendait, L'obscure clarté de l'air est un roman pertinent, intelligent, inventif et finalement... inoubliable !



2 nov. 2019



HAÏKU   Partie CXXXV

°°°°°°°°°


averses d'octobre -
la nature reverdit
sans broncher


matin humide -
cachés sous le lit d'orties
une flopée de champignons



sous les feuilles mortes
un bataillon dressé
les champignons !


devant la beauté du bolet
le couteau s'avance
puis renonce


un tapis de feuilles
une nuée de champignons
le parfum de l'automne

28 oct. 2019

" Le bruit et la fureur "   de William Faulkner   2/20



      Dans l'état du Mississipi, une vieille famille du Sud, hautaine et autrefois prospère, chute inexorablement dans la misère et l'abjection. A côté d'elle, une famille d'anciens esclaves subsiste comme elle peut. Dans chaque famille, trois générations s'y déchirent.

      J'ai eu beau m'accrocher à ce livre, pensez-donc : mon premier William Faulkner, j'ai eu beau relire certains passages pour mieux en saisir l'insaisissable, j'ai eu beau y mettre tout mon coeur de grand lecteur, j'ai eu beau, soir après soir, me remettre courageusement à la tâche avec une nouvelle hargne, rien n'y a fait, ce livre m'est définitivement tombé des mains ! Et pourtant, je ne suis pas de ce genre de lecteur à abandonner facilement, pensez donc, Boussole de Matthias Enard, livre hautement difficile à terminer, est passé comme une lettre à la poste ! Mais là, je suis tomber sur un os littéraire. Un os comme on en rencontre rarement !

      Honnêtement, qui a pu venir à bout de cet obscur objet littéraire ? Un esprit supérieur, sans aucun doute. Un lecteur digne de ce nom, un homme d'une sagesse infinie, un bouddha quoi ! N'étant rien de tout cela, je me fais tout petit et passe mon tour humblement.

      Mais pourquoi William Faulkner s'est-il amusé à embrouiller avec excès, une histoire qui n'en avait pas besoin ? Pourquoi pousser le vice de l'hermétisme au point d'écrire un livre de presque 400 pages d'une façon si confuse, si abstraite, qu'il figure, à n'en point douter, parmi les livres les moins lus du globe ? Tout écrivain n'a-t-il pas le souhait d'être lu par le plus grand nombre ? Apparemment non !

      L'histoire est composée en quatre parties, chacune narrée à travers un monologue intérieur par un personnage différent. La première se déroule le 7 avril 1928, la deuxième le 2 juin 1910, la troisième le 6 avril 1928 et la dernière le 8 avril 1928, pour ce qui est de la chronologie, on est déjà dans les choux ! Pour expliquer la pénibilité intrinsèque de la lecture, voici juste un exemple : Le narrateur de la première section se nomme Maury et/ou Benjamin et/ou Benjy, c'est un homme de 33 ans au cerveau atrophié, tel l'idiot du village. Dans sa longue narration il passe d'une idée à une autre au hasard de ses sensations. Tout s'enchaîne par association d'idées naissant d'un mot, d'un geste, d'un bruit ou d'un parfum. Ce papillonnage incessant m'a étourdi au point de perdre pied dans ce puzzle océanique.
      Outre le fait que les protagonistes sont pléthores, deux prénoms identiques, sont attribués à deux personnes différentes ! De plus chaque narrateur oriente les faits suivant sa sensibilité, les omissions ne sont pas rares et les mensonges encore moins ! Puis souvent le temps dérape sur une même page, passant allègrement de 1910 à 1928 et vice versa ! Une maman n'y retrouverait pas ses petits !

      Le pire dans tout cela, c'est que l'intrigue, abordant des thèmes universels, était porteur de grandes espérances. En effet, ordonné de façon classique, cette bouillie informe pouvait se muer en chef-d'oeuvre intemporel ! Quel dommage !

      Trop énervé par tant de gâchis, alors qu'il y avait matière à tant de choses, j'ai peur d'avoir été un peu sévère dans ma notation !!!



" Le trône de fer, l'intégrale 3 "
de George R.R Martin   18/20


      Par-delà le Mur qui protège la frontière du nord de Westeros, une armée glaciale et ténébreuse se lève et menace de détruire toute vie sur son passage. Seule une poignée d'hommes veille sur le Mur en attendant le secours et les renforts du royaume des Sept Couronnes. Cependant, les rois, les reines, les chevaliers et une tripoté de renégats ont d'autres chats à fouetter, le trône de fer offre beaucoup plus d'attrait. Alors, priorité à la trahison, aux coups retors et autres manigances, la terrible armée des ténèbres peut bien patienter un peu !

      Dans ce troisième opus la stature de Daenerys adopte une autre dimension, elle prend conscience de la responsabilité qu’engendrent ses décisions. Vouloir offrir la liberté à des population d'opprimés nécessite une stratégie, une logistique et une intendance, quelles soient militaires ou plus bassement alimentaires. Aucun retour en arrière n'est possible, trop de peuples dépendent d'elle, Daenerys est condamnée à réussir !
      Le personnage de Jaimie devient également à son tour plus complexe, menant, face aux épreuves, une réflexion approfondie sur lui-même et sur son passé. Tous ont eu vite fait de le cataloguer de régicide, la vérité est loin d'être aussi simple, comme toujours.
      Et que dire de Jon Snow, obéissant aux ordres de son supérieur, mais néanmoins accusé de traîtrise de tous les côtés, il est condamné à être tiraillé entre fidélité à ses engagements d'homme de la garde de nuit et les attraits d'une belle et explosive sauvageonne.

      Face à des protagonistes aussi denses et prolixes en interrogations, donc passionnants à lire, d'autres, à l’inverse, par leur peu de pertinence sur les intérêts en jeu, nous délivrent des chapitres un peu fades, notamment ceux sur Bran et certains sur Arya qui traînent en longueur pour un rendu bien médiocre face à la force des enjeux. Faut-il dire un mot aussi sur la quantité de personnages qui frôlent l'overdose, se rappeler de chacun relève de l’omniscience ou du moins d'une mémoire absolue ! Naturellement, je veux bien concéder que pour rendre un roman d'une telle ampleur crédible, il faut naturellement multiplier les situations et les interactions, nécessitant une foultitude d'intervenants, mais ne facilitant pas la tâche du pauvre lecteur !

      Cependant, malgré ces bémols qui n'en sont pas vraiment, l'ensemble tend vers une intrigue magistralement haletante, sans parler de l'épilogue qui vous propulse vers des possibilités inespérées et un rien jouissives !