Après avoir fui son misérable village algérien, englouti par glissement de terrain après des pluies diluviennes, le jeune Turambo grandit dans un bidonville dantesque aux portes de Sidi Bel Abbes. Galérant de petits boulots exténuants en petits boulots mal payés, un jour, grâce à un crochet du gauche redoutable et ravageur, il voit enfin s'ouvrir une possibilité d'un avenir honorable dans la boxe. Il connut ainsi la gloire, l'argent et l'amour. Mais ses origines arabo-berbères, dans cette période colonialiste des années 1930, ne lui permettront pas de vivre pleinement son succès, et de trouver un sens à sa vie. D'autant que la cupidité, les jalousies, le racisme et l'islam se chargeront de lui gâcher ses plaisirs, avant de l'acculer aux portes d'un désespoir irrémédiable.
D'emblée l'écriture saute aux yeux, cette perfection de la phrase, cette mise en abîme du texte, cette narration en relief, bref, le style Khadra une fois de plus nous bluffe. Pas étonnant que lors de sa tournée de promo, il avouera avoir souffert, dans le bon sens du terme, pour accoucher de ce roman.
Les personnages de femmes, notamment celles qui attirent l'oeil de Turambo même si elles sont un rien caricaturales, nous font entrevoir l'éventail des psychologies. D'abord Nora, la pure, la soumise, celle qui accepte tout ce que sa famille veut, qui supporte de vivre dans l'abnégation et le carcan de la religion. Puis Louise l'inaccessible, celle que tout le monde désire, mais qui est hors de portée par son origine sociale et sa couleur de peau, si blanche. Puis Aïda la prostituée de luxe, celle qui ne veut sous aucun prétexte quitter sa vie de faste et de luxure, privilégiant son confort à l'amour si volatile. Enfin Irène la sauvage, la féministe, l'intègre, l'intelligente, celle qui recherche l'amour, le vrai, le parfait, en redoutant son effilochement et sa décadence, brûlé par le temps.
Ces quatre femmes participeront à l'éducation sentimentale de Turambo, l'auteur en joue avec malice dans un premier temps, puis avec dramaturgie par la suite. Comme l'incontournable nœud gordien du livre.
Le cadre de la boxe ne doit surtout pas faire peur à tout lecteur réfractaire à ce sport, car Yasmina Khadra n'insiste nullement sur les scènes de combat, au contraire, elles sont d'une fluidité, d'une clairvoyance ; au point que non seulement elles ne font pas fuir, mais par un souci explicatif de l'auteur, on comprend mieux les tenants et les aboutissants de ce viril sport.
Néanmoins, on ne peut qu'être saisi de honte devant l'attitude hautaine des colons français de ces années 30, qui estimaient la population locale comme largement inférieure, ne méritant peu ou pas de considération, corvéable à merci et qui devrait plutôt se montrer reconnaissante devant la transformation de leur pays par ces mêmes colons. Difficile de s'empêcher de songer à notre réelle et flagrante culpabilité historique face à ce peuple musulman asservi, lassé d'être vu d'en haut, lassé de notre suffisance, lassé de notre mercantilisme, lassé d'être exploité, et qui voit parfois, dans une radicalisation assumée, une façon de lutter contre cet Occident si arrogant. En tout cas, le débat mérite d'être posé.
Il est amusant de constater que le nom du personnage principal : Turambo, issu de celui du village, est une déformation du nom d'Arthur Rimbaud, habitude courante en Algérie de l'époque d'après l'auteur. D'ailleurs telle une négation de lui-même, son vrai nom ne sera connu que dans la dernière partie du roman. Comme-ci sa vie de jeune miséreux lui enlevait la dignité d'avoir un nom. Intention affichée de l'auteur ou pas ?
Ce roman se veut aussi comme une sorte de brassage de populations d'horizons multiples : les arabes, les berbères, les juifs, les gitans et les inévitables blancs européens. A la fois au travers de la vie courante, celle du travail ou celle musicale, tous sont à la recherche d'un but, d'un bonheur, d'un sens profond de la vie qu'elle soit sentimentale, bassement mercantile ou autre...
Cependant, à mon goût, Yasmina Khadra oublie les enjeux mondiaux qui enténébreront vite les futurs des nations et des hommes, n'oublions pas que l'histoire se déroule pendant les années 30, années si prépondérantes à ce qui allait advenir du monde
Bref, une belle et douloureuse évocation de cette Algérie d'entre-deux guerres, au travers du parcours haché d'un jeune homme qui se cherche un avenir pour lui... et peut-être aussi un peu, pour son pays.