28 déc. 2015



" Les anges meurent de nos blessures "  de  Yasmina Khadra  16/20


Après avoir fui son misérable village algérien, englouti par glissement de terrain après des pluies diluviennes, le jeune Turambo grandit dans un bidonville dantesque aux portes de Sidi Bel Abbes. Galérant de petits boulots exténuants en petits boulots mal payés, un jour, grâce à un crochet du gauche redoutable et ravageur, il voit enfin s'ouvrir une possibilité d'un avenir honorable dans la boxe. Il connut ainsi la gloire, l'argent et l'amour. Mais ses origines arabo-berbères, dans cette période colonialiste des années 1930, ne lui permettront pas de vivre pleinement son succès, et de trouver un sens à sa vie. D'autant que la cupidité, les jalousies, le racisme et l'islam se chargeront de lui gâcher ses plaisirs, avant de l'acculer aux portes d'un désespoir irrémédiable.

D'emblée l'écriture saute aux yeux, cette perfection de la phrase, cette mise en abîme du texte, cette narration en relief, bref, le style Khadra une fois de plus nous bluffe. Pas étonnant que lors de sa tournée de promo, il avouera avoir souffert, dans le bon sens du terme, pour accoucher de ce roman.

Les personnages de femmes, notamment celles qui attirent l'oeil de Turambo même si elles sont un rien caricaturales, nous font entrevoir l'éventail des psychologies. D'abord Nora, la pure, la soumise, celle qui accepte tout ce que sa famille veut, qui supporte de vivre dans l'abnégation et le carcan de la religion. Puis Louise l'inaccessible, celle que tout le monde désire, mais qui est hors de portée par son origine sociale et sa couleur de peau, si blanche. Puis Aïda la prostituée de luxe, celle qui ne veut sous aucun prétexte quitter sa vie de faste et de luxure, privilégiant son confort à l'amour si volatile. Enfin Irène la sauvage, la féministe, l'intègre, l'intelligente, celle qui recherche l'amour, le vrai, le parfait, en redoutant son effilochement et sa décadence, brûlé par le temps. 

Ces quatre femmes participeront à l'éducation sentimentale de Turambo, l'auteur en joue avec malice dans un premier temps, puis avec dramaturgie par la suite. Comme l'incontournable nœud gordien du livre.

Le cadre de la boxe ne doit surtout pas faire peur à tout lecteur réfractaire à ce sport, car Yasmina Khadra n'insiste nullement sur les scènes de combat, au contraire, elles sont d'une fluidité, d'une clairvoyance ; au point que non seulement elles ne font pas fuir, mais par un souci explicatif de l'auteur, on comprend mieux les tenants et les aboutissants de ce viril sport.

Néanmoins, on ne peut qu'être saisi de honte devant l'attitude hautaine des colons français de ces années 30, qui estimaient la population locale comme largement inférieure, ne méritant peu ou pas de considération, corvéable à merci et qui devrait plutôt se montrer reconnaissante devant la transformation de leur pays par ces mêmes colons. Difficile de s'empêcher de songer à notre réelle et flagrante culpabilité historique face à ce peuple musulman asservi, lassé d'être vu d'en haut, lassé de notre suffisance, lassé de notre mercantilisme, lassé d'être exploité, et qui voit parfois, dans une radicalisation assumée, une façon de lutter contre cet Occident si arrogant. En tout cas, le débat mérite d'être posé.

Il est amusant de constater que le nom du personnage principal : Turambo, issu de celui du village, est une déformation du nom d'Arthur Rimbaud, habitude courante en Algérie de l'époque d'après l'auteur. D'ailleurs telle une négation de lui-même, son vrai nom ne sera connu que dans la dernière partie du roman. Comme-ci sa vie de jeune miséreux lui enlevait la dignité d'avoir un nom. Intention affichée de l'auteur ou pas ?

Ce roman se veut aussi comme une sorte de brassage de populations d'horizons multiples : les arabes, les berbères, les juifs, les gitans et les inévitables blancs européens. A la fois au travers de la vie courante, celle du travail ou celle musicale, tous sont à la recherche d'un but, d'un bonheur, d'un sens profond de la vie qu'elle soit sentimentale, bassement mercantile ou autre...

Cependant, à mon goût, Yasmina Khadra oublie les enjeux mondiaux qui enténébreront vite les futurs des nations et des hommes, n'oublions pas que l'histoire se déroule pendant les années 30, années si prépondérantes à ce qui allait advenir du monde

Bref, une belle et douloureuse évocation de cette Algérie d'entre-deux guerres, au travers du parcours haché d'un jeune homme qui se cherche un avenir pour lui... et peut-être aussi un peu, pour son pays.

15 déc. 2015


" Un avion sans aile " de Michel Bussi  12/20


Le 23 décembre 1980 un Airbus venant d'Istanbul et contenant 145 passagers, se crashe dans les montagnes jurassiennes sur le Mont Terrible. Seul un bébé de 3 mois s'en sort vivant, une fille. Deux familles socialement opposées se la disputent, comme étant leur petite-fille : les Carville et les Vitral.
Munie de peu d'indices, la justice tranchera : elle sera Emilie Vitral. 

Aujourd'hui, Emilie a 18 ans, et plein de questions sur ses origines. 

Armée d'un vieux carnet de note, envoyé par un détective privé : Crédule Grand-Duc, qui fut embauché par la famille Carville pendant 18 ans, Emilie avec son frère Marc tenteront et réussiront à découvrir enfin la vérité, et eux en trois jours ! Balèze la jeunesse !

Naturellement, je ne dévoilerai rien de la résolution finale, même si elle est un tantinet tirée par les cheveux, on voudrait nous faire prendre nos vessies pour des lanternes qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Mais bon, en admettant les invraisemblances inhérentes à ce type de roman, il faut reconnaître que malgré ses 572 pages ça se lit très rapidement, que dis-je, cela se dévore !

D'abord parce que l'auteur sait y faire pour nous emporter dans son histoire : machiavélisme, suspens, amour, tout y est, y compris la résolution ultime déconcertante. Ensuite, on ne perd pas de temps avec la littérature, en effet le vocabulaire ne s'embarrasse d'aucune circonvolution superflue ou trop encombrante, le texte y est simple, basique, donc limpide. L'écriture capitule lâchement devant l'histoire narrée, ce qui compte avant tout ici, c'est le mystère sur l'origine du bébé.

Seulement voilà, connaissant le loustic puisque j'avais déjà lu Nymphéas noirs, et connaissant toute la roublardise dont Michel Bussi est capable, puisque je m'étais fait avoir dans les grandes longueurs, cette fois-ci je me suis méfié, et pas qu'un peu, énormément ! Au point de mettre en doute tout ce que je lisais, comme-ci je menais moi-même l'enquête. Et ainsi de prévoir le dénouement final dans sa ligne principale, bien sûr un ou deux détails m'ont échappé, je ne suis pas omniscient, mais en toute modestie, j'avais deviné l'essentiel dès les premiers chapitres. D'ailleurs vous-même, armez de mes conseils, et sachant que Michel Bussi ne vise qu'à berner son lectorat, vous pouvez prendre les devants, et déjouer le piège dans lequel l'auteur veut vous attirer. Naturellement, je reconnais sans peine qu'il maîtrise l'art de mystifier, mais à vous de le faire mentir !

Il me faut aussi dénoncer des personnages franchement trop caricaturaux, commençons par Lylie, très belle, très intelligente, extrêmement douée par la musique, grande sportive, enfin elle a tout, zéro défaut ! Bah voyons ! Melvina elle est naine, moche, hargneuse, limite psychopathe, une horreur quoi ! Marc : c'est le chevalier servant, infatigable, dévoué corps et âme, zéro défaut lui aussi ! La famille Vitral : pauvre mais honnête, courageuse, loyale, fière de ses origines modestes ! (vous avez devinez ce sont les gentils !). La famille Carville : ultra riche, pernicieuse, fourbe, pourrie jusqu'à la moelle, commanditaire d'assassinats ! (vous avez encore devinez, ce sont les méchants !). Et je ne parle pas du nom impossible du détective privé que l'on croirait sorti tout droit d'un roman d'Amélie Nothomb : Crédule Grand-Duc !

Soyons honnêtes, ce livre doit se lire avant tout comme un roman ludique, comme une énigme à résoudre, en mettant de côté toutes les invraisemblances et les coïncidences irréalistes, pas plus... mais pas moins !

5 déc. 2015


" Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants " 
de Mathias Enard   17/20



En débarquant à Constantinople le 13 mai 1506, Michel-Ange sait qu'il brave la colère de Jules II, pape guerrier et mauvais payeur : il a en effet laissé en chantier l'édification de son tombeau à Rome.

Cependant d'un autre côté, comment ne pas répondre avec diligence à l'invitation du sultan Bajazet qui lui propose le projet faramineux d'un pont sur la corne d'Or ? D'autant que les plans d'un certain Léonard de Vinci, venaient d'être refusés par le même sultan. Une aubaine pour lui, et cela sans parler de la prime qui lui est promis... enfin cela est une autre histoire... chut !

Mathias Enard a su avec talent mettre à jour ce fait historique bizarrement oublié ou si peu connu, à savoir, la venue à Constantinople du grand dessinateur, sculpteur et architecte : Michel-Ange. C'est à partir de lettres, de dessins, de plans, d'esquisses et de personnages, tous historiquement réels que l'auteur s'est plu à tisser une toile où réalité et fantasme se mêlent pour nous servir un conte qui peut se lire de mille et une façons, en une nuit, tant le récit est court et magistralement écrit, c'est d'ailleurs ce qui frappe d'emblée le lecteur : cette plume ! Élégante, racée, précise et lyrique.

On y découvre un Michel-ange pas spécialement beau et qui ne se lavait pas. Mais aussi un artiste tourmenté, doutant de lui-même, parfois en colère, mais toujours au travail, en recherche... un vrai bosseur !

Son livre se veut comme un pont entre deux cultures qui se connaissent peu, mais que la magie de l'art, de la création et de ses mystères suffisent pour braver toutes les altérités qui auraient vite fait d'aviver une haine absurde. Ce roman est un pas vers l'irénisme, celui que nous devons suivre afin de mettre à bas tout obscurantisme suicidaire. Une oeuvre qui élève.

Belle évocation de Constantinople sous les yeux avides d'un occidental, émerveillé ou contrarié par la vie orientale. Il saura s'inspirer de ses observations pour ses constructions futures.

Même Shéhérazade, par l'intermédiaire d'une danseuse andalouse, peaufine l'ensemble, d'une sensualité débordante et d'une effroyable destinée.

Outre l'architecture, d'autres thèmes sont abordés avec délicatesse : La découverte du monde oriental, la chasteté et la luxure, la frustration du désir amoureux, les effluves enivrantes des parfums d'orient, et l'homosexualité.

Seule désolation, la brièveté des chapitres et du roman. Il ne reste qu'à le relire pour le prolonger. Je tiens à féliciter aussi l'éditeur Actes Sud/Babel pour le choix parfait de sa photo de première page, on y voit en ombre chinoise la basilique Sainte Sophie, émergeant d'une brume mystérieuse, annonçant à elle seule, tous les mystères de l'Orient.

21 nov. 2015


" Le chardonneret "  de Donna Tartt  13/20



Théo Decker est un jeune ado de 13 ans habitant New-York. Par une suite de hasards successifs il se retrouve à visiter avec sa mère, une exposition de tableaux de grands maîtres hollandais. Sa mère lui raconte sa passion pour cette peinture, et particulièrement pour cette petite toile de Fabritrius : Le chardonneret. Soudain une explosion fulgurante sème la terreur dans le musée. Théo perdra sa mère dans l'attentat. Par un autre concours de circonstances, il se retrouvera en possession de ce même tableau, en dépit de son plein gré, si l'on peut dire. Dès lors, meurtri par une culpabilité immarcescible, il débutera un parcours d'errance, fait de rencontres atypiques, divergentes et trop rarement... idylliques.

Roman sur la douleur de la perte d'un être aimé, sa mère en l’occurrence, toute la question est là, gênante mais douloureusement présente, que faire de cette criarde absence doublée d'une culpabilité indélébile ?  Elle cristallise tous les instants du jeune Théo, salit son présent et griffe sauvagement son avenir. Comment expliquer l'injustice du destin ? Impossible. Et surtout comment vivre les jours d'après, d'autant que son père l'ignore superbement et que ses grands-parents ont d'autres préoccupations. Son parcours d'instabilité s'affiche en parallèle des jeunes héros de Dickens, confrontés comme Théo aux vicissitudes assassines d'un implacable destin.

Roman où le bien et le mal s'entrechoquent à longueur de pages pour déboucher sur une réflexion philosophique déconcertante, qui n'a pas fini de faire parler, mais qui donne vite une envie profonde de lire ou relire L'idiot de Dostoïevski.

Ce livre s'identifie assurément à un long chemin initiatique des plus tortueux. Parfois plaisant quand Théo prend sa vie en main en découvrant le commerce et la restauration d'antiquités grâce à Hobie, ou lors de ces trop rares rencontres avec Pippa, cette jeune femme, dont la carrière de flûtiste sera anéantie par l'attentat, mais qui gardera un certain pouvoir attractif qui subjuguera Théo. Malheureusement le roman prend une tournure plus pénible quand Théo se coiffe d'une oisiveté aliénante, d'un apathisme consternant et d'une alcoolisation débordante. Certes, on peut comprendre sa déstabilisation, cependant lire tant de pages sur les affres de ses excès d'alcool, de médicaments ou de drogues, est-ce utile à la narration ? D'autant que cela peut vite s'avérer rédhibitoire.

Et puis ces 1100 pages sont étouffantes de mots. Et même s'il y a des pages magnifiques, j'ai peiné à en venir à bout, tant l'histoire est diluée au fil des pages au point que la fin n'en est pas une, en effet que deviennent les personnages que l'on a suivis si longtemps ? Mystère ! La densité du texte est telle que les chapitres se suivent sans la moindre partie de pages blanches ! Donna Tartt veut nous empêcher de respirer, de prendre des notes ou bien encore de colorier ! Un comble ! Tout s'enchaîne impitoyablement, comme une descente aux enfers dans les méandres obscures de l'âme du personnage principal, peut-être afin de coller au plus près de ses doutes, de ses ombres mentales et de sa mortification.

A la toute première vision du tableau de Fabritrius (donnant son titre au roman), mon regard est dérangé par cette petite chaîne, incroyablement courte, presque invisible au premier coup d'oeil, fixée à la frêle patte du chardonneret, comme une entrave irréversible, un emprisonnement définitif. A l'instar de Théo, portant dés l'âge de 13 ans, une même entrave, une balafre mentale, une culpabilité incontournable, qui l'entraîneront vers des horizons obscurs, voire interlopes.

Donna Tartt écrit un livre tous les 10 ans, cela s'en ressent dans l'écriture, tant tous les ingrédients du roman sont disséqués, creusés, autopsiés au scalpel. Son volumineux travail est bien là, tout y est, livré avec une générosité quasi altruiste. C'est simple, pas un mot ne manque, pas une virgule. Bref c'est nourrissant à souhait. Ah, vous reprendrez bien une ou deux phrases magnifiques de Yasmina Khadra ? Euh non merci, je n'ai plus faim, d'ailleurs j'ai les dents du fond qui baignent ! Demain peut-être, si ma digestion me le permet, merci quand même !!!

Néanmoins, mis a part quelques bizarreries que je mettrais sur le compte de la traduction, comme cette phrase improbable page 213 : Donc je suppose que je me demande si tu pourrais m'aider à comprendre ce qui a changé, et ce n'est pas la seule, il est vrai que se taper 1100 pages de traduction relève du sacerdoce, néanmoins disais-je, l'écriture dénote un travail chiadé et une grande richesse de vocabulaire, surtout sur une telle durée, un véritable tour de force.

Malheureusement, ce qui aurait pu être l'un des bonheurs de ce livre, c'est-à-dire l'univers de la peinture du XVII ème siècle, s'avère trop timoré, trop succinct. Pourtant dès que Donna Tartt parle de peinture, elle passionne le lecteur par ses remarques opportunes, ses points de vues judicieux, et on était plus à quelques centaines de pages de près ! Mais non, il faudra se contenter de ce léger fil rouge, si pertinent, subtil et subliminal à la fois !

En guise de sourire final, à la vue de la dimension hallucinante du roman de Donna Tartt, je ne résiste pas à l'envie d'avancer quelques digressions, du genre : C'est pas d'la Tartt d'en venir à bout !  où bien encore : Voici une bien grosse part de Tartt à se mettre sous les yeux, que vous ne dévorerez pas en une journée !
Bref un trop long roman s'étirant de manière ductile entre la chute et la résilience du jeune Théo. Fait d'étapes nécessaires : culpabilité, services sociaux, mentor salutaire, drogue, amitié atypique et ambigu (Boris), recherche de soi-même, amour inavouable, et enfin renaissance. Ce roman me laisse perplexe, je ne sais pas trop quoi en penser. Il aurait pu être une vraie intrigue sur fond de toiles de maîtres dérobées, avec une grande part laissée à la peinture, de celle qui vous fait traverser des océans pour la voir en vrai, tant les propos de l'écrivain vous donne les clefs pour la comprendre. Au lieu de cela on se perd avec Théo sous l'influence de substances hallucinogènes si présentes, qu'elles en deviennent presque l’héroïne du roman. Stupéfiant non ?


14 nov. 2015


" La grande nageuse " de Olivier Frébourg  15/20


Ce récit débute avec l'adolescence du narrateur, dont le nom nous restera totalement inconnu, comme-ci cela importait peu, narrant ses vacances entre copains dans baie de Quiberon à taper dans des balles de tennis, à tirer des bords sur un dériveur, où encore à fumer des gauloises bleues sur la pointe du Conguel, face à Belle-Île.

C'est le temps aussi des premiers émois amoureux, d'ailleurs Gaëlle, belle trentenaire longiligne, attire tous leurs regards avec ses cheveux blonds coupés à la garçonne, ses jambes aussi longues et lisses que des mats de goélette, et ses yeux bridés, héritage d'un père breton et d'une mère vietnamienne. 

Dix ans plus tard, toujours à Quiberon, les circonstances réuniront à nouveau le narrateur et Marion, la fille de Gaëlle. Tous deux ont la même passion pour la mer, l'océan. Lui est un militaire de la marine qui ne cesse de s'interroger sur sa vocation réelle, car il se consacre de plus en plus à la peinture, d'abord celle du corps de Marion, puis de cette incontournable mer bretonne. Elle, au profil d’Étrusque, termine sa licence de lettres classiques, mais passe tout son temps libre... à nager, nager, nager, quand elle ne pratique pas l'apnée. Prenant un plaisir particulier à avaler les kilomètres sans retenue. Marion ne se sent bien sur terre que dans la mer. Telle une sirène, elle ne conçoit sa vie que dans l'eau, celle d'où l'on vient, celle qui élimine toute gravité, celle qui autorise la vie, celle qui enveloppe, telle une mère nourricière.

Outre le soleil, les rochers, les tempêtes, les silences, l'amour de la mer les réunira, mais, tel le cycle immuable des marées, après s'être épandues, la période de retrait est inévitable.

D'autant que le narrateur pose peu à la maison, écartelé entre ses voyages maritimes et son attirance frénétique du pinceau. Quant à Marion, ouverte aux pulsions de la mer, de la nature et du soleil, semble fermée à tout sentimentalisme. Et puis son regard sombre paraît avouer du bout des cils une obscure blessure de l'âme, bien cachée dans les replis de sa mémoire.

Beau roman sur l'eau, la salée, la douce, la tempétueuse, la rassérénée, celle de surface miroitante, où celle intrigante des profondeurs. Pas de doute, ces pages sentent l'iode et la liberté, comme une communion méditative avec la nature liquide.

Roman aussi sur les passions individuelles qui isolent, d'où la non-communication qui en résulte : prix irréversible à payer pour garder un jardin secret. L'amour fusionnel doit-il l'être en tout ? Ou des espaces de respiration sont-ils le secret d'une longévité commune ?

Volonté du narrateur, le personnage de Marion nous inonde de sa beauté indolente, minérale, langoureuse et méditative, d'autant qu'Olivier Frébourg transforme sa nage en sensualité omniprésente. Dans l'eau, Marion dégagée de toute contingence dialogue avec celle-ci, en fait partie intégrante, son âme devient amphibie, son corps entre en communion avec l'eau, tout devient mécanique des fluides.

L'écriture se veut comme une vague, un courant, une houle, d'une fluidité élégante et rare. Elle va à l'essentiel, au vital, au coeur. Pas de place incongrue pour un superfétatoire qui alourdirait l'embarcation littéraire et l'entraînerait vite au fond. Non pas de louvoiement, juste du pur, du vrai, du direct, du liquide !

Peut-être peut-on regretter un final un peu trop rapide, qui précipite nos personnages dans un dernier round tronqué. Néanmoins, le marin et la nageuse s'aiment presque sans mot, alors tout bavardage serait intempestif.

Bizarrement, la lecture achevée, il me reste comme un goût de sel sur les lèvres !

Grand admirateur de Flaubert, Olivier Frébourg magnifie avec grâce ses portraits de femmes. Alors, je vous le demande sincèrement, comment ne pas tomber amoureux de sa grande nageuse ? 


4 nov. 2015


" Dans le jardin de la bête "  de Erik Larson   19/20



En juin 1933, le président Franklin D. Roosevelt sollicita fortement William E.Dodd pour qu'il accepte d'être le nouvel ambassadeur américain à Berlin. Après une longue réflexion, même s'il n'est pas diplomate de métier, Dodd accepta.

Cet homme qui va passer quatre ans et demi à Berlin, était le directeur du département universitaire de Chicago. Dans sa jeunesse, Dodd étudia plusieurs années en Allemagne, c'est un véritable coup de coeur qu'il eut pour ce pays. Et puis, il parle toujours admirablement la langue de Goethe, alors cette madeleine de Proust qu'on lui agite sous le nez ne peut que le séduire, trop d'excellents souvenirs y sont rattachés. Seulement, le pays a bien changé... comme le judicieux titre l'indique.

Le jeudi 13 juillet 1933, Dodd débarque en Allemagne, accompagné de sa femme Martha, de son fils Bill 28 ans, et de sa fille qui s'appelle également Martha, âgée de 24 ans, qui succombera vite aux charmes du nazisme, et en particulier à ceux de Rudolf Diels, chef de la Gestapo (un homme qui finira par se racheter une conscience), avant de tomber dans les bras de Boris, un espion de l'ambassade soviétique. D'ailleurs, la vie de Martha est tellement agitée, quelle mériterait une biographie à part.

Au fil des semaines, puis des mois, devant la vraie nature du nouveau régime allemand, les yeux de la famille Dodd se dessilleront. Dodd comprendra vite les pressions illicites que la communauté juive subie, le rôle des SA (chemises brunes) qui font régner la terreur dans les rues de Berlin (tout passant ne les saluant pas était copieusement tabassé), et le véritable but d’Hitler, prônant un fallacieux désir de paix, uniquement en vue de gagner du temps, afin de permettre à l'Allemagne un réarmement total. Demander la paix pour préparer la guerre ! Avec Hitler, tout est spécieux. Dodd acquit vite une aversion abyssale pour cette immonde personnage et ses subalternes, ainsi qu'un profond chagrin pour l'Allemagne perdue de sa jeunesse. 

Dodd tentera à de nombreuses reprises d'expliquer la situation critique de l'Allemagne en alertant le département d'état américain. Malheureusement en vain. Celui-ci ne sera obnubilé que par le remboursement de la dette allemande, en se gardant bien de fâcher son débiteur. Officiellement, tout devait être fait pour conserver de bonnes relations avec le gouvernement fasciste allemand. Donc le gouvernement américain connaissait déjà en 1933 l'oppression que subissaient les juifs allemands, sans s'en alarmer, de-là à extrapoler sur leur connaissance de l'existence des camps de la mort... il n'y a qu'un pas.

Ce livre est principalement une respectueuse reconstruction historique quasi chirurgicale, à partir des lettres, des journaux intimes, des livres de mémoires, des hommes et des femmes ayant des responsabilités officielles pendant cette période trouble. L'ensemble, loin de ressembler à un documentaire didactique se veut d'une clarté et d'une puissance évocatrice remarquable.

On plonge de pleins pieds dans cette Allemagne violente et xénophobe des années charnières 1933 et 1934. Celles qui virent Hitler obtenir le pouvoir total, d'une part avec son ascension au statut de chancelier (même si Hindenburg avait la possibilité de le destituer), et d’autre part par l’exécution le 30 juin 1934 de tous ceux qui risquaient d'assombrir son avenir politique, exécution sommaire qui fut appelée plus tard : " La nuit des longs couteaux ". Dès lors il mérita le titre de tyran absolu.

Grâce à l'auteur, on souffre de voir Berlin, la ville bouillonnante de toute création artistique, plier l'échine petit à petit sous les vibrantes ondes négatives du fascisme. Tel la main du diable empoisonnant un pays sous une idéologie ignominieuse s’insérant dans toutes les strates de la société Berlinoise.

La force de Erik Larson est aussi de nous narrer avec intelligence les fortes tensions qui règnent entre les différents dignitaires nazis, tant leur égo est disproportionné, et leur avidité au pouvoir constamment inassouvie. Une journaliste allemande Bella Fromm aura ce commentaire qui dit tout : Il n'y a pas un responsable du Parti national-socialiste qui n'égorgerait allègrement tous les autres dirigeants dans le but de favoriser sa propre promotion

Grâce au ciselage du récit de l'auteur, on voit les pièces se mettre en place, en vue d'élaborer et d'incarner bientôt le mal absolu, celui qui mettra prochainement le monde à feu et à sang. On comprend mieux les tenants et les aboutissants des pays témoins du coulage des fondations du III ème Reich, qui d'abord, par souci bassement mercantile, puis afin de protéger la paix à tout prix, ou enfin par stupide individualisme, n'ont strictement rien tenté pour stopper dans l’œuf, la venue au monde d'un état revanchard aux ambitions inimaginables en vue de purifier la race allemande. D'abord avec un inique traité de Versailles, qui condamnait l'Allemagne à un dédommagement colossal, puis avec l'occupation d'un pays, notamment la France qui ne quitta la Rhur qu'en 1925, tout ceci fit naître un sentiment de revanche du peuple allemand, d'où une certaine responsabilité de la part de beaucoup de pays, de n'avoir rien tenté pour stopper l'évolution délétère de la politique allemande.

Et puis, les infâmes lois antisémites promulguées pendant la période 1933/1934, et les discours de haine vomis par les dirigeants nazis résonnent avec frayeur sur notre actualité, j'en veux pour preuve cette phrase immonde de Goebbels, ministre de la propagande, prononcée le samedi 12 mai 1934, dans laquelle il comparait les Juifs à la syphilis de tous les peuples européens. Attiser la haine, cela ne peut que faire écho à tous ces discours d’extrémistes de tous bords qui incendient quasi quotidiennement nos consciences et nos âmes d'immondices si absurdes et révoltantes.

Je ne peux m’empêcher aussi d'évoquer la mémoire de Wera von Huhn, une journalisme allemande, qui, à sa grande surprise, découvrit par hasard, les origines juives de sa grand-mère. Cela voulait dire pour elle, plus de travail à partir du 1er janvier 1934, conformément à la loi interdisant aux juifs de publier et d'écrire dans les journaux allemands. A la suite de cela, comme tant d'autres allemands qui se découvrirent juifs par recherche de leur origine, dégoûtée, écœurée par l'absence d'avenir humaniste pour son pays, elle se suicida. Et fut loin d'être la seule.

Sans oublier le couple de résistants allemands : Arvid Harnack (allemand) et sa femme Mildred (américaine), qui rentrèrent en résistance en participant au groupe Orchestre Rouge, arrêtés le 7 septembre 1942, lui fut pendu, elle fut guillotinée, après un deuxième jugement (arbitraire) demandé par Hitler lui-même, mécomptant du premier jugement.

Assurément, ce travail sur les prémices de la seconde tragédie mondiale, force l'admiration. Il fourmille de mille points de détails ignorés de la plupart d'entre nous. Comme le fait que Himmler, avant de devenir le criminel de guerre que l'on connait était à 32 ans... un éleveur de poulet ! 

Erik Larson honore son métier de journaliste par cette contraignante et phénoménale étude de recherche, s’identifiant à un vrai travail d'historien en recoupant et confrontant ses documents et archives, qu'il cite d'ailleurs en fin de volume.

Mon seul petit regret : ce livre ne couvre que la première année de présence de l'ambassadeur Dodd à Berlin. Traitées avec la même maîtrise, les années qui suivirent auraient, à n'en pas douter, été très captivantes aussi. Cependant, l'essentiel est là, rendu fascinante par la plume affinée d'un auteur qui possède un art consommé du récit. 

A lire absolument par tout homme et toute femme soucieux de mieux connaître un passé pas si lointain que cela, et dont les résonances expliquent la géopolitique actuelle. 

26 oct. 2015


" Réparer les vivants "  de Maylis de Kerangal  18/20



Simon Limbres, jeune surfeur de 19 ans, voit sa vie brisée par un terrible accident de la route : coma profond, puis mort cérébrale. Ses organes restant intacts, débute alors l'aventure extraordinaire des transplantations.

D'emblée c'est l'écriture qui saisit, magnifiée par la puissance du sujet, celle d'un vivant qui meurt et d'autres mourants qui vivront grâce à lui, même si paradoxalement, jamais ils ne sauront à qui ils devront ce don salvateur.

Puis, par souci de disséquer tout ce qu'une transplantation met en oeuvre, l’auteur donne une vraie vie à cette poignée d'hommes et de femmes démiurges, souvent laissés dans l'ombre, ignorés devant la performance médicale, mais qui font peut-être le plus beau métier du monde, celui de réparer les vivants.

Maylis de Kerangal construit sa chorégraphie minutieusement, avec délicatesse, en prenant soin de poser ses personnages : leur existence, leur sentiment, leur espérance, tous existent pour qu'au final, reste l'impression d'un ballet humain inouï et remarquable qui perdure sur nos pupilles mentales.

Roman atypique de tensions psychologiques, d'incompréhensions du destin, d'accélérations vitales et de répits méditatifs.

Il n'y a aucun doute, nous voici en face d'une belle littérature, mise au service d'un drame contemporain, pour atteindre un monumental acte de générosité. La construction des phrases a dû demander beaucoup de travail de la part de Maylis de Kerangal , car à aucun moment on ne ressent le moindre relâchement, le souffle d'une faiblesse ou un début de capitulation, tous ses petits soldats de mots sont au garde à vous, fiers de servir une noble cause, un bel ouvrage. Une telle gourmandise de mots dénote dans le paysage actuel des livres.

Cependant, devant le franchissement de cette montagne littéraire, j'avoue m'y être pris en plusieurs fois pour vaincre certains passages en surplomb. Le fond à l'instar de la forme donnent le vertige et forcent l'admiration. Ses phrases s'identifient à une chirurgie au scalpel. 

Par ce livre, Maylis de Kerangal rend hommage et magnifie, le personnel médical. Après elle, écrire sur la transplantation d'organes s’avérerait être une gageure et une folie.

Bref, c'est un voyage déchirant, comme la traversée d'une zone de turbulence. Douloureusement empathique, et possédant une magnifique charge symbolique. Naturellement, un livre qui interroge chacun d'entre nous sur le don ultime, celui qui couronne une vie, tel un relais que l'on passerait, une fois écoulé le temps qui nous est imparti. Un livre d’Amour.


15 oct. 2015




" La confidente des morts "  de Ariana Franklin  18/20




En 1171, dans la petite ville du sud-est de l'Angleterre : Cambridge, le corps d'un enfant est découvert flottant sur la rivière la Cam. Il a été massacré de façon atroce. Aussitôt les habitants du quartier juif de Cambridge sont désignés responsables, comme les boucs émissaires éternels de tout problème humain. Afin de protéger leurs vies en évitant un lynchage en règle, ils sont obligés de se réfugier dans le château seigneurial.

Henri II Plantagenêt, roi d'Angleterre, de Normandie et d'Aquitaine par l'intermédiaire de sa femme Aliénor, s'agace de cette sanglante et innommable affaire, le lourd tribu que payait la communauté juive de Cambridge ne rentre plus dans les caisses de l'état. Cela ne peut durer plus longtemps ; le véritable assassin doit incessamment être retrouvé. Un enquêteur de renom, Simon de Naples, est dépêché depuis le continent et débarque à Cambridge accompagné d'un Maure et d'une jeune femme médecin, Adelia Aguilar, une érudite issue de l'école de médecine de Salerne, et spécialisée dans l'étude des cadavres. 

J'ai eu un intense et profond coup de coeur pour ce polar médiéval d'une haute qualité, d'abord pour son fond historique très documenté, pour les sujets brûlants abordés, pour cette ambiance moyenâgeuse admirablement reconstituée, pour ces personnages atypiques, et enfin pour cette écriture franche et vindicative. Et puis il y tant de romans sensés se dérouler dans le passé, et qui au final pêchent par un manque criant de crédibilité historique, alors que là, franchement, on s'y croirait !

Certes, la recherche de l'assassin est la pierre angulaire de tout polar, mais le talent augmenté d'Ariana Franklin, est ce regard sans complaisance qu'elle jette sur cette époque si obscurantiste et si superstitieuse. Pas tant que cela finalement, puisque 900 ans plus tard, la désignation injustifiée de la juiverie en cas de crise est malheureusement toujours de rigueur, comme une tare indélébile qui colle à la peau de notre humanité.

Et que dire de la condition des femmes en 1171 ? Toujours qualifiées par l'Eglise de pécheresses congénitales, au point qu'elles se voient toujours reléguées à l'arrière plan, juste bonnes à enfanter et à bosser sans fin, mais toujours dans l'ombre et jusqu'à une mort souvent prématurée. Et l'Eglise encore elle, cette indétrônable autorité qui fit même plier l'échine d'Henri II notamment dans l'affaire Thomas Becket, l'archevêque de Cantorbéry, cette Eglise donc qui conseillait aux femmes de revêtir l'habit pénitentiel en expiation de l'ignominie d'Eve, dont le péché est naturellement la cause originelle de la décadence de l'humanité. Bah voyons ! Comme un écho poisseux et sordide venu d'un lointain passé, qui résonne malheureusement toujours si fort dans notre actualité ! Alors pensez à Adelia, cette jeune femme médecin venue du sud de l'Italie pour étudier et disséquer les macchabées : quelle inqualifiable hérésie aux yeux des religieux ! Son savoir faire, elle devra le garder secret si elle veut éviter les accusations de sorcellerie qui l'enverraient prestement au bûcher. Méfiez-vous braves gens, le monde est plein de sorcières ! Ah décidément, quelle époque !

Dans cette société figée du XII ème siècle, et par l'intermédiaire de son héroïne, Ariana Franklin aborde aussi avec discernement la question, impensable pour l'époque, de l'abolition de la peine de mort. Comme une vision d'avenir, une direction incontournable que toute société devra prendre un jour ou l'autre pour mériter pleinement le nom de "civilisation". Malheureusement 900 ans plus tard, beaucoup de chemin reste encore à faire pour voir enfin triompher ce qui devrait être l'une des bases vertueuses d'une humanité qui se dit et se veut "civilisée".

En sus, l'auteure nous fait ressentir avec force et prosélytisme le caractère illusoire des conventions, celles qui empêchent tout progrès, mais qui sous les coups d'un destin aléatoire, d'une sauvagerie occasionnelle, peuvent faire vaciller puis choir si facilement avant de disparaître définitivement. Même les sentiments les plus fort ne sont pas imputrescibles. Il ne faut pas se faire bouffer par une assurance spécieuse. Rien n'est certain, et surtout pas l'avenir !

L'un des points forts du roman historique est son interrogation pertinente sur les actions et les conséquences. Comme par exemple avec la première croisade souhaitée par le pape Urbain II, soi-disant pour libérer les lieux saints de l'occupation mahométane en 1095. Cependant sur place, des marchands aventuriers italiens commerçaient déjà volontiers avec leurs homologues musulmans. L'orient était constitué d'une mosaïque de peuples vivants dans un climat relativement serein, jusqu'à ce que les américains... euh pardon, l'occident sous l'égide de l'Eglise, ne vienne jeter des coups de pieds dans cette fourmilière musulmane, pas si mal agencée que cela. 

Les croisades étaient bien sûr constituées de chevaliers intègres avec la foi chevillée au corps, néanmoins d'autres partirent avec l'idée de s'enrichir, quitte à assassiner ceux qui les gêneront. Cependant ces expéditions hasardeuses manquaient cruellement de volontaires, alors on recruta dans les prisons... parfois parmi la lie de l'humanité. Tous ces repris de justice, ces voleurs sinon pire, virent la rémission de leurs péchés à condition de partir libérer Jérusalem. Ah quelle aubaine ! Naturellement ils commirent d'innombrables exactions. En envahissant ces terres dîtes saintes, ces armées composites ne réussirent qu'à déstabiliser la profitable coopération qui existait depuis des générations entre des populations de religions différentes. Ce chaos eut pour résultat d'unifier les forces du monde musulman contre ces occidentaux, envahisseurs, assassins, pilleurs et destructeurs. Tout cela ne vous rappelle rien, cher lecteur, une puissance venant saccager une région de son arrogance, et laissant le chaos après son passage, ne voulant surtout pas comprendre qu'elle venait d'ouvrir une sorte de boîte de Pandore 

Par choix, imbécile sûrement, je lis peu de polar, mais là je suis tombé sur une vraie petite pépite, qui m'enchante véritablement. Je ne suis pas sûr que le mot "enchanter" soit le plus juste, aux vues des séquences macabres qui courent dans le récit, cependant le charme noir qui inonde ce livre est d'une telle maîtrise, que je suis obligé d'élever son auteure sur le panthéon des grands écrivains de thrillers médiévaux. Bref un joyau à lire toute affaire cessante pour les passionnés d'histoires médiévales... et puis... même pour tous les autres lecteurs avides de romans d'Excellence.


12 oct. 2015


" Les enfants du jacaranda " de Sahar Delijani   12/20


Les enfants du titre sont ceux d'un pays déchiré de l'intérieur, l'Iran, dont la révolution populaire de 1979 chassa son tyran, le Shah. Malheureusement, le peuple iranien se vit confisqué sa soif légitime de liberté par les extrémistes religieux. Dès lors, c'est un régime totalitariste qui se met en place, avec tous les excès que cela comporte.

La moindre formulation critique du régime islamiste pouvait vite vous faire arrêter, interroger, torturer et emprisonner sinon pire. Environ 4 000 à 5 000 jeunes hommes et femmes furent exécutés en juillet et août 1988, période où la guerre Iran-Iraq tirait à sa fin. Ces hommes et femmes qualifiés d'antirévolutionnaires se voyaient contraints de confier leurs enfants à des proches, gardant l'espoir ténu, qu'un jour peut-être, une hypothétique libération les réunirait à nouveau. De même, beaucoup de femmes enceintes accouchèrent en prison, gardèrent un temps très court leur bébé, avant de s'en voir dépossédées, les tortures étaient autant physiques que psychologiques. Une horreur.

Tirer de sa propre vie, c'est l'histoire de ces enfants arrachés à leurs parents que Sahar Delijani nous relate avec beaucoup d'humanité. C'est d'ailleurs avec une grande délicatesse qu'elle nous raconte jusqu'où l'absurde folie des hommes, une fois de plus portée par la religion, peut générer de souffrance sur un peuple qui n'aspire qu'à vivre libre. 

Cependant, malgré sa condamnation de la tyrannie, et son vibrant hommage à ceux qui n'ont pas supporté de vivre sous le joug d'une dictature islamiste, je me suis ennuyé ! Pourtant, c'est tout à fait le genre de livre que j'aurais aimé aimer. Mais après sa lecture, qui me fut parfois laborieuse, ma déception est grande. D'abord parce que de fréquents allers-retours brisent la chronologie de l'histoire : cette absence de véritable ligne directrice m'a fait perdre le fil, je ne savais plus qui était qui d'autant que le récit glisse sur trois générations. Ensuite parce que les forces de la barbarie et de l'obscurantisme ne sont perçues que comme des ombres spectrales, ou par le clip-clap irritant de leurs sandales en plastique sur le sol, ou encore par juste une voix haineuse. En somme peu ou pas d'incarnation réelle, d'ailleurs le nom de l'ayatollah Khomeini n'est jamais écrit, comme aucun des tortionnaires d'ailleurs. Apparemment pour l'auteure, peu importe la représentation concrète du mal absolu, seul compte la lutte universelle de l'obscurantisme. Certes, c'est un point de vue qui se défend, mais personnellement j'ai besoin de savoir de qui on parle concrètement, de mettre des visages sur des ombres, de savoir où l'auteure m'emmène. Enfin, pour les personnes peu au fait de la révolution iranienne, ils doivent nager devant l'abyssale absentéisme de faits historiques narrés, c'est vraiment dommage.

Néanmoins, certains passages dont celui sur de l'enfantement d'Azar en prison, et celui sur l'emprisonnement d'Amir sont d'une troublante justesse. Ensuite, c'est sous la beauté inoubliable de cet arbre nommé : jacaranda que les enfants déboussolés se réunissent, cet arbre est d'un enchantement mémorable pour nos yeux peu habitués à contempler des couleurs aussi originales et lumineuses. Et puis, il y a cette écriture légère et aérienne, parfois magique, qui enivre le lecteur surtout quand elle est imagée.

Bref, c'est un récit historique, magnifique et poignant sur les conséquences familiales de la résistance du peuple iranien face à la noirceur sépulcrale de l'islamisme, mais qui claudique par une manière embrouillée de narration, diluant trop un propos pourtant si puissant.

5 oct. 2015


" Le collier rouge " de Jean-Christophe Rufin   18/20



En 1919, dans une petite ville du Berry écrasée par une chaleur insupportable, un héros de guerre nommé Morlac est retenu prisonnier au fond d'une caserne déserte. Devant la porte, son chien tout cabossé aboie jour et nuit comme un forcené. Non loin de là, dans la campagne, une jeune femme usée par le travail de la terre, trop instruite cependant pour être une simple paysanne, attend et espère. Le juge qui arrive pour démêler cette affaire est un aristocrate dont la guerre a fait vaciller les principes.

Grâce à une anecdote historique racontée par l'un de ses amis photographe, Jean-Christophe Rufin nous brosse une fois de plus un roman bigrement intéressant, pétri d'humanité, mais trop court !

L'année 1919 est celle d'une France exsangue, toujours salement étourdie par le cataclysme mortifère qui vient de lui faire perdre toute une génération d'hommes. C'est l'heure du jugement des derniers soldats s'étant soi-disant mal-conduit, comme c'est le cas de ce Morlac. Mais cette France qui se reconstruit lentement ne veut plus entendre parler de mort, cela suffit, trop de sang a coulé, trop de familles restent mutilées, trop de souffrance injustifiée. Dans cette ambiance lourde, un juge vient tenter de comprendre l'acte transgressif du soldat Morlac ; ce paysan qui lit du Victor Hugo, du Marx et du Kropotkine a de quoi fortement intriguer. 

Tout l'art de l'auteur, mine de rien, c'est de transformer une histoire fallacieusement banale en hymne au pacifisme. D'ailleurs ce roman peut s'identifier comme un pendant magnifique à la fraternisation qui eut lieu à Noël 1914 dans les tranchées autour de la ville d'Ypres entre les soldats franco-anglais et allemands.

D'emblée ce qui ressort de cette brève lecture, c'est l'espérance chimérique, une utopie si jouissive née de la volonté de certains hommes plus téméraires que d'autres : se dresser contre les forces du mal, pas celles que l'on nous dit de détester pour sauver la nation, mais celles qui décident de tout sans jamais en payer le prix du sang : les industriels, les financiers, les décideurs, avides de profiter de situation extrême où le peuple ne compte pas. Cependant cette voix quelque peu anarchique est-elle dénuée de toute exaction ? L'histoire est là pour nous prouver que le système idéal est encore à inventer.

Avec son récit, Jean-Christophe Rufin met un doigt sur le pouvoir des livres, la puissance de la plume, qui peuvent faire chavirer une existence. Ces objets de papier si inoffensifs pour certains, et si dangereux pour d'autres qui n'hésiteront pas, fort de leur autorité, à les interdire sinon à les brûler. L'histoire passée comme présente est là pour le dire.

Roman sur la fraternité, l'amitié également ou plutôt la fidélité, celle des hommes d'abord, labile, précaire et élastique suivant les circonstances, puis celle des animaux, pure et indéfectible, sans perversion.

Néanmoins, je lui en veux d'avoir tout raconté en seulement 160 pages ! Ah, là où tant d'autres s'étalent en longueur plombante, lui se limite à l'essentiel, sans le moindre rallongement superfétatoire, à l'image de  Flaubert dans Un cœur simple. Mais trop frustrant pour ceux qui apprécient l'écrivain !

Bref, Jean-Christophe Rufin nous donne à connaître des hommes que la différence de classe oppose, mais qui sous les coups de boutoirs d'une boucherie mondiale, se métamorphoseront en d'autres hommes, moins dupes d'un monde qui tourne à l'envers.

Où comment en quelques pages pétries d'intelligence, un écrivain au sommet de son art, cisèle un récit simple sur l'absurdité de la guerre.


29 sept. 2015


" La condition pavillonnaire " de Sophie Divry  12/20


La romancière relate la trajectoire d'une française nommée uniquement par ses initiales : M.A. Née en Isère dans les années 1950, fille unique d'un père carrossier et d'une mère employée municipale du village de Terneyre dans l'Isère, elle partira faire des études d'économie à Lyon et se fera une grappe d'ami(e)s. Plus tard elle sera embauchée dans une entreprise de meubles en temps que responsable des achats, puis se mariera en 1978 avec François courtier en assurance, ils s’installeront à Chambéry, auront trois enfants et s'offriront une belle maison avec jardin à la campagne. La lassitude du couple émergeant, elle pimentera sa vie par l'intermédiaire d'un amant, puis lentement, amère, les années filant, elle passera le flambeau avant de s'éteindre autour de 80 ans.

Racontée comme cela ce récit peut paraître d'une banalité monstrueuse, je le concède. Ce que tente de dénoncer ici Sophie Divry, c'est une vie où tout est plus ou moins programmé, balisé, canalisé, comme devenir propriétaire, fonder une famille, travailler, consommer, se reproduire, réunir des amis autour d'un barbecue, s'occuper de son jardin, partir en vacances, payer ses crédits. Cependant, vivre dans ce semblant d'accomplissement où tout va relativement bien, n'empêche pas pour M.A. de concevoir une insatisfaction latente et sournoise qui la ronge, lui plombe le moral et la pousse vers des exutoires aussi divers qu'éphémères : l'adultère, l'humanitaire, le yoga, etc. Mais rien n'y fait, telle une Madame Bovary, ses désirs sont inassouvis. Faisant rejaillir sur nous la question ultime : Sommes-nous capables d'être profondément heureux, de trouver ce qui nous comble, à courte ou longue échéance ?

Du statut de reine que M.A. arborait lors de sa rencontre avec François, le temps des désillusions arrivant, la voici réduite à une sorte d'esclave moderne dans sa vie courante, vivant constamment avec le souci des autres. Ce déséquilibre ne pourra se résorber qu'avec des dérivatifs plus ou moins ésotériques qui ne dureront qu'un temps, le vague à l'âme prendra la suite, inéluctablement.

Afin de nous faire éprouver cette banalité du quotidien, Sophie Divry se lance à coeur joie dans une écriture, récurrente, répétitive, dénuée d’intérêt, sans charme, sinon chiante, allant jusqu'à décrire un réfrigérateur ou une automobile, comme une aliénation inhérente au train-train de la vie de tous les jours. Cette façon d'écrire cet ennui, devient inévitablement lassant. En effet, toute la gageure de ce roman est d'écrire sur l'ennui, sur la banalité du quotidien sans l'être vis-à-vis de son lectorat. Un pari impossible ! D'ailleurs elle-même avoue devant ce projet très exigeant en être ressortie éreintée, avec la volonté de changer radicalement de registre pour le roman suivant. Malgré tout ce récit lui valut le prix Wepler.

L'une des réussites du livre, c'est la description de la routine découlant de chaque vie de couple au fil des années, dérivant vers une descente inexorable de cette Bovariste moderne dans les bras d'un autre homme, la double échelle descendante et montante du désir y est parfaitement décrite, comme une fatalité.

Bizarrerie troublante du récit, il est rédigé à la deuxième personne du singulier, peut-être pour ajouter un effet hypnotisant ? Comme-ci un observateur, ou plutôt un ange gardien la surveillait tout au long de sa vie, certes sans jamais agir, mais en ayant une oreille compréhensible à ses mécontentements.

Ce roman qui se situe quelque part entre Flaubert, Maupassant, ou la contemporaine Annie Ernaux, s'assimile au cri cinglant d'une femme perdue dans l'exigence d'un quotidien, quoique plutôt agréable, mais définitivement sans piment. 

Bref, Sophie Divry dissèque formidablement bien l'ennui contemporain, mais pour moi cette langueur se mua en lassitude quelque peu communicative, dommage ! Néanmoins, j'ai hâte de lire cette jeune auteure sur un sujet moins ronron !


22 sept. 2015


" L'étrange voyage de Monsieur Daldry "  de Marc Lévy  11/20


Nous sommes en 1950 à Londres. Alice habite seule dans un petit appartement, elle est créatrice de parfums, et mène une existence apparemment heureuse, entourée de ses amis. Sa rencontre avec une diseuse de bonne aventure va chambouler sa vie.

Son voisin de palier, M. Daldry, est un excentrique solitaire qui tente de vivre de sa peinture. Le hasard va le rapprocher d'Alice. Puis ensemble, ils partiront à Istanbul à la recherche d'un passé enfoui depuis des années...

Si vous aimez la lecture légère, fluide, qui laisse peu de trace.
Si les romans à l'eau de rose sont votre panacée.
Si un brin d'exotisme vous enchante.
Si un zeste de drame n'est pas pour vous déplaire.
Si le parfum et la peinture sont vos deux passions.
Si vous honnissez le moindre mot compliqué.
Si vous aimez être caressé dans le sens du poil.
Si pour vous le romantisme prude est une bénédiction.
Si réfléchir vous est laborieux.
Si la guerre, c'est pas bien et que les orties ça piquent !
Et si vous adorez les parenthèses enchantées...

N'hésitez pas, ce livre est pour vous !

Voilà, j'ai tout dit, enfin presque...

Car si vous recherchez une lecture avec un vrai fond historique, doublé d'une réflexion qui nourrit, qui élève, plus quelques mots originaux, avec des personnages emblématiques, et une écriture en relief. Il faudra chercher ailleurs !

Cependant, je peux aisément comprendre que certains lecteurs n'envisagent la lecture que comme un merveilleux voyage reposant, voire anesthésiant, qui ne terrorisent surtout pas leurs neurones, qui calme, rend serein, bref qui ne considèrent la lecture que comme un massage du corps et du cerveau. Bref, je concède volontiers qu'il en faut pour tout le monde. Cependant, allez savoir pourquoi, moi, il me faut de la matière, du relief, de la causticité, du rugueux, de la consistance, du brut, du sauvage !?!

Néanmoins, je reconnais que dans son domaine Marc Lévy sait y faire, sa description d'Istanbul qu'elle soit olfactive ou visuelle est là et bien là, que le texte s'augmente plaisamment de traits d'humour, d'ailleurs on sent qu'il s'en amuse espièglement, puis concernant les velléités amoureuses de la belle, là encore c'est avec malice qu'il ballade son lecteur en le faisant partir sur des fausses pistes.

Tant pis pour moi, incorrigible atrabilaire, si je réclame du sel, du poivre, du piment, de la folie, que sais-je, du baroque !!! 

Je voudrais dénoncer ici cette horde d'auteurs qui se servent d’innommables drames humains pour faire frisonner le lecteur, sans aller creuser plus profondément dans les antres de la noirceur humaine, se contentant de prendre juste ce qu'ils ont besoin pour pimenter leur récit, en laissant tout le reste, comme un reliquat trop embarrassant. On ne sait jamais, cela risquerait de choquer leur lectorat !  Ah les pauvres !

Bref un livre kleenex, idéal pour l'été de certains, mais trop léger pour marquer durablement l'hiver d'autres.


17 sept. 2015


" J'ai réussi à rester en vie " de Joyce Carol Oates  15/20


Raymond J.Smith, fondateur et éditeur de l'Ontario Rewiev, une revue littéraire estimée, est mort le 18 février à Princeton, New Jersey. Il avait 77 ans et demeurait à Princeton. Sa mort serait due aux complications d'une pneumonie, selon... etc.

C'est en ses termes que le New York Times informe son lectorat le 27 février 2008. Son épouse, depuis plus de 47 ans, n'était autre que la féconde romancière : Joyce Carol Oates, mondialement connue, dont tant de gens souhaiteraient qu'elle soit enfin nobellisée.

A partir de cette histoire vraie, la désormais veuve, Joyce Carol Oates nous raconte à la manière d'un pèlerinage, l'exténuante lutte qu'elle due menée jour après jour, pour sortir la tête de ce traumatisme psychologique, qui lui fit plus d'une fois souhaiter partir avec son mari, évoquant la pratique du sati en Inde, où la femme était conduit sur le bûcher funéraire de son époux. Cette descente aux enfers, doublée d'une sensibilité exacerbée où une multitude de sentiments, parfois contradictoires (culpabilité, l'incompréhension devant la mort, la fatuité de la vie) sont l'essence de ce livre pas comme les autres, ici on touche du doigt la puissance émotive d'une écrivaine à fleur de peau, écrasée par un destin arbitraire (pléonasme !), le puissant fatum. Par ce drame, elle nous révèle une facette méconnue de sa personnalité singulièrement attachante.

Devant le séisme que constitue la disparition d'un être infiniment aimé, le sujet de la reconstruction psychologique est frontalement posée : Y-a-t-il une vie envisageable après la mort de l'autre ? Est-il même concevable d'y songer ? Pourquoi résister à l'attirance folle du suicide ? Qui se permet de séparer les êtres qui s'aiment ? Comment peut-on espérer réellement faire son deuil ? Qui a décrété cette infâme et stupide possibilité ? Les morts importantes sont installés à vie dans nos pensées, elles sont comme des balises rouges immuables, et personne n'y changera rien, il faut vivre avec, un point c'est tout. Faire son deuil signifierait les oublier en tournant une page. Impossible puisque cette page est indélébile.

A cause de l'effroyable souffrance que représente le décès de son mari, un sournois paradoxe veut que pendant des mois, elle, la grande Joyce Carol Oates, connue pour sa prolixité folle, non seulement fut incapable d'écrire le plus petit début de roman, mais n'avait pas non plus la force d'achever le moindre mot de remerciement devant le flot de sollicitudes épistolaires qu'elle avait reçue.

Deux années plus tard, mais toujours bouleversée par l'horreur de sa vie posthume, Joyce Carol Oates finira par écrire ces pages, s'identifiant à une magnifique lettre d'amour, tout simplement, comme une prolongation de leur vie commune, au-delà de la mort, outre-tombe, défiant les forces des ténèbres, grâce à l'esprit de écrit, celui-là même qui fut le ciment de leur vie d'intellectuels. Elle y explore, peut-être à la manière d'une catharsis, toutes les nuances, les émotions, les subtilités, les anomalies sinon les incongruités que lui suggère son nouveau et insupportable statut de veuve. Tel que la maladresse de chacun, face aux gens qui connaissent la détresse, où encore le fait qu'elle considère ses amies mariés comme de futures veuves ! D'ailleurs derrière ses pensées noires et destructrices, s'immisce parfois, telle une bouffée d'oxygène, un sourire, comme quand elle imagine ce dialogue : Comment allez-vous ? Je suis au bord du suicide et vous ? 

Avec talent, ébranlée jusqu'aux racines de son être, Joyce Carol Oates, malgré quelques débordement dû à son éternelle faconde, nous livre une oeuvre pleine de lucidité sur le chagrin qui la submerge. L'ensemble est constellé d'épiphanies (prises de conscience soudaine et lumineuse sous forme de phrases piquantes et clairvoyantes), elle balise respectueusement son récit, tel un chemin que chacun d'entre nous devra prendre, un jour ou l'autre, car ne l'oublions pas : la vie est une maladie mortelle !

Toute la plume alerte et effrénée de Joyce Carol Oates est là, toujours ourlée d'une grande richesse, néanmoins, le volume astronomique du propos (530 pages) a faillit me lasser, comme un repas un peu trop copieux. Cette verve, cette générosité, ce flot de paroles, sur un sujet aussi noir, m'ont fait un temps redouter l'indigestion ! Hélas oui, cette biographie de veuvage n'évite pas les répétitions de situations, de courriels, des redites cassant inutilement le rythme de la lecture. C'est dommage, tant de magnifiques pages y sont écrites, notamment celle où lors d'une séance de dédicaces, une femme lui parle avec un amour fou d'une certaine Lisette de Denver ; où quand elle raconte sa première et épique installation en couple à Beaumont au Texas en 1961 ; puis leur vie à Détroit dans le Michigan en 1963, ville où les conflits raciaux explosent devant leurs regards ahuris incompréhension ; où encore quand elle parle de sa belle-famille, dont son mari Ray s'est détaché entre autre pour son absolutiste ferveur religieuse ; ah j'oubliais le jardin de leur maison à Princeton, l'antre de Ray, son domaine pur, qu'elle parcourra en pèlerine, puis tentera d'entretenir. Toutes ces pages enchante le lecteur que je suis, tant l'émotion traverse les mots, suinte des pages, inonde notre âme d'un flot d'amour. Et ça fait du bien. Elle réussira la traversée de son traumatisme grâce à l'amitié de son entourage si prévenant. La lecture terminée on est persuadé que l'union de ce couple modèle résistera aux affres du temps, même et surtout au-delà de la mort. 

C'est peut-être juste anecdotique ou insignifiant voire totalement inconvenant, mais moi, cela m'a marqué, dérangé certes non, mais marqué oui, je veux parler de cette utilisation répétitive sinon abusive du mot cauchemardesque (surtout dans la première partie), d'ailleurs ce n'est pas première fois que Joyce Carol Oates utilise ce procédé (dans Les mystères de Winterthurn, c'est le mot audace qu'elle répète à l'infini), mais la raison profonde de ces redites m'interroge. Cette manière d'utiliser trop fréquemment le même mot ne peut pas être un hasard, non, derrière s'affiche un désir, une volonté, une force, comme pour marteler, insister plus ou moins lourdement par ce moyen subliminale, à moins que cette répétition s'identifie à une sorte de réflexe pavlovien ? Je dis cela, je ne sais pas ! D'ailleurs si l'un de mes aimables lecteurs pouvait m'apporter son éclairage sur ce point, je lui en serais fort reconnaissant.

Outre, ce cri d'amour désespéré, c'est indéniablement un grand moment d'une littérature extrêmement sensible, comme un hymne absolu à l'être aimé.